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Chapitre 2 – Cadre conceptuel

2.1 Les rapports à l’espace

2.1.2 Espace public et espace privé/ chez-soi

La notion d'habiter cadre assez bien avec une conception Simmelienne de l'espace. Un espace qui, beaucoup plus qu'un simple contenant des interactions, module et se fait moduler par les interactions sociales qui y prennent place. L'espace social est un amalgame d'espaces publics et d'espaces domestiques — de chez-soi. Dans le cadre de cette recherche où l’accent est mis sur le « vivre-ensemble », il est important d'asseoir théoriquement la notion d'espace public, ce que nous ferons dans un premier temps. Toutefois, la notion d'espace privé- ou domestique- est aussi importante si l'on considère l'état liminal de certains espaces à la frontière entre public et privé. Ces espaces ambigus seraient, j'en ai l'impression, source de surprise, de conflits et de redéfinition constante. Nous aborderons cet état liminaire dans un deuxième

Gabriella Coman s'est intéressée, dans sa thèse doctorale, à la notion d'espace public, particulièrement dans les villes. Cette notion s’inscrit dans des cadres théoriques développés, entre autres, par Simmel, Kracauer et Benjamin dans leurs études sur la modernité, par l'école de Chicago, Halbwachs, Elias et Schütz à travers du phénomène de l’urbanisation et des vagues migratoire ou encore par Goffman dans ses études sur les lieux publics (Coman, 2011: 52). De ces auteurs, nous retiendrons particulièrement la figure de l’Étranger développée par Simmel que nous mobiliserons brièvement pour concrétiser la fonction de l'espace public. Dans le contexte propre à la ville ou la métropole, plusieurs personnes ne se connaissant pas sont amenées à cohabiter. Dans ce cas, l'Étranger peut être aussi bien un habitant nouvellement arrivé d'un village rural qu’un immigrant international. L'Étranger a la particularité d'introduire une distance dans la proximité; il ne comprend pas encore les références à la communauté d'espace et de temps. Il se fait donc, naturellement, le traducteur des systèmes culturels (le sien et celui du groupe d'accueil). Inversement, les habitants, face à l'Étranger, doivent constamment expliquer et définir ce qui, autrement, irait de soi. En sa présence les rapports se font plus anonymes qu'intimes. En cela, l'Étranger incarne le concept de l'espace public urbain, un espace ouvert à tous et anonyme : « comme l'Étranger, l'espace public est un traducteur des autres mondes (spatialisés et socialisés) de la ville » (Joseph dans Coman, 2011: 54). Les relations entretenues avec l'Étranger deviennent un « prototype » des relations qui prennent place dans l'espace public.

Annick Germain explique à ce sujet que le rapport à l'Étranger dans les villes s'inscrit dans la norme de l'anonymat des milieux urbains. Étant plus mobiles, les habitants des villes investissent des espaces plus éloignés, ce qui les rend moins visibles, moins connus et donc plus anonymes. Ainsi, la ville est, comme le dit Germain, « un monde d'étrangers » (Germain, 1997: 245). Le fait de côtoyer le différent et l'altérité, voire l'excentricité, est à la base de la sociabilité publique urbaine. Citant les travaux de Lofland, Whyte et Goffman, l’auteure expose que les comportements valorisés en public s'inscrivent dans une logique de distance et d'anonymat (réserve, évitement, retenue); « donner à voir certains éléments de notre rôle social sans pour autant dévoiler notre personnalité » (Germain, 1997: 245). Alors que ces comportements semblent évidents dans les quartiers centraux, ils peuvent être plus ambigus

dans les milieux suburbain et périurbain où la moins grande accessibilité aux transports publics et le haut taux de propriétaires (implique une certaine immobilité au niveau du logis) contribuent à augmenter la visibilité des habitants et à diminuer leur anonymat. Il est à supposer, dans ce cas, que le rapport à l'Étranger des habitants de banlieue diffère de celui des habitants de la ville centrale.

Alors que par le passé la configuration spatiale de la diversité ethnoculturelle prenait la forme d’une mosaïque multiculturelle (voir les travaux de Claire McNicoll (1993)) qui assurait une distance confortable entre les communautés et prévenait l’émergence de tensions, la situation actuelle est bien différente. Étant donné cette nouvelle proximité interethnique, les espaces publics sont des lieux très pertinents à observer lorsqu’on interroge les rapports à l’altérité ethnoculturelle. Il reste que les espaces publics ne sont pas les seuls espaces qui peuvent être révélateurs de ces rapports. Dans un milieu comme la banlieue où l’accent est mis sur la propriété privée, le rapport à l’espace privé et la liminarité entre public et privé peut aussi être un terrain fertile pour explorer les enjeux liés à la diversité.

La frontière entre l'espace public et l'espace familier est une notion hautement subjective et en constante redéfinition. Un collectif de chercheurs s'est penché sur la perception de l'espace privé chez des Français de plusieurs régions (Mathieu et al., 2004: 6). Ils constatent que bien que l'espace privé soit généralement associé à l'intérieur de la maison, il ne s'y limite pas. Les espaces extérieurs n'étant pas tous investis du même affect par les habitants, certains sont considérés comme des espaces liminaux entre le dedans et le dehors, le privé et le public. La nature « domestique », qui peut prendre la forme d'un jardin, d'une cours ou d'une entrée aménagée, est généralement investie de la fonction « d'appendice affectif » entre l'intérieur et l'extérieur. Si cet espace extérieur « domestiqué » est entouré de clôtures opaques et caché à la vue, il accomplira encore mieux sa fonction d'entre-deux, que si l'espace est ouvert à tous (zone plus ambigüe quant au statut privé et public). De plus, les chercheurs expliquent que selon le mode de vie des habitants, certains lieux de proximité (cafés, parcs, etc.) et modes de transports qui permettent à l'habitant de se rendre dans le monde public (ils donnent l'exemple

à l'espace public (la rue, le quartier) est vécu comme agressif, plus les espaces liminaux seraient valorisés comme lieux de transition.

Les espaces privés (intérieurs et extérieurs) sont donc des constructions personnelles produites par des stratégies individuelles : « un espace peut accueillir l'espace domestique de plusieurs sans qu'il s’agisse jamais du même » (Mathieu et al. 2004: 11). L'espace privé a la caractéristique d'être un lieu ou chacun se reconnaît (familier) alors que l'espace public est perçu comme appartenant à tous et à personne à la fois; un lieu d'anonymat. Le chez-soi (l'espace privé) est d'ailleurs fréquemment désigné par une appropriation verbale (mon jardin, mon appartement, etc.) et physique. Le privé est ainsi défini comme un espace à fermer; un espace exclusif (Mathieu et al. 2004: 11).

À l’aide de ces concepts, nous proposons d’explorer dans un premier temps quels sont les espaces publics significatifs des acteurs et comment l’immigrant, l’étranger, s’y insère. Dans un deuxième temps, ce concept nous permettra d’observer la définition des limites de l’espace public, de délimiter les zones liminaires entre privé et public et de recenser les interactions et les tensions en lien avec la diversité.