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Chapitre 2 – Cadre conceptuel

2.1 Les rapports à l’espace

2.1.1 Le concept d’ habiter

Le concept d'habiter renvoie aux rapports entre les individus et leur espace. L’espace y est considéré à la fois comme le cadre des actions sociales et leur produit. Ce concept est particulièrement mobilisé dans les travaux récents en géographie sociale, remplaçant le concept plus psychologisant de l’espace vécu qui mettait l’accent sur les expériences et

mêmes racines phénoménologiques que l'espace vécu, mais a bénéficié d'une théorisation plus poussée, ce qui permet d'asseoir plus solidement les analyses dans un contexte plus large (culture, société, statut économique, etc.) (Hérouard, 2007:161). Dans le graphique 1 ci- dessous, nous constatons que le concept d’habiter est théorisé selon deux axes : les savoirs de l’espace et les pratiques de l’espace. Dans le cadre de notre recherche, nous éluderons les considérations plus pragmatiques de la place du corps dans l’espace pour nous concentrer sur les discours de l'espace et de l'altérité.

Figure 2 : Théorisation du concept d’habiter

(Lazzarotti, 2006: 269)

Nous retenons de l'abandon progressif du concept d'espace vécu qu'il est important de sociologiser la subjectivité de l'habitant; de « replacer l'individu dans une culture, une histoire et une société particulière » (Hérouard, 2007: 168). Le concept d'habiter oscille entre les notions d'espace singulier et d'espace politique : un espace individuel et un espace pour tous.

Habiter, espace habité, habitant et cohabitation

Lazzarotti s'intéresse particulièrement à la théorisation phénoménologique du concept d'habiter. Il développe les trois instances nécessaires à sa conceptualisation : l’espace habité, l’habitant et la cohabitation. Dans un premier temps, l'espace habité se définit comme la dimension humaine de l'espace; les lieux et les territoires qui délimitent la « topographie » de la vie humaine (Bouvier, 2006: 2). Plus que les mesures statiques de la géographie traditionnelle, le concept d'habiter implique que les lieux sont à la fois permanents et extrêmement volatiles. Il permet une articulation entre l'espace matériel (le territoire) et la façon dont les individus conçoivent et utilisent ces espaces (lieux). Pour reprendre les termes de Lazzarotti, les lieux seraient des « mesures collectives que les hommes se donnent pour vivre ensemble » (Lazzarotti, 2006: 89). Dans l'espace habité, les lieux (locaux et mondiaux) et les territoires s'enchevêtrent pour créer une « synthèse de l'humanité habitante » qui vise à expliquer comment les humains, en l'habitant, créent le monde (Lazzarotti, 2006: 90).

Dans un deuxième temps, nous dit l’auteur, le chercheur qui mobilise le concept d'habiter doit s'attarder sur l'appropriation individuelle de l'espace. Le fait d'avoir vécu et appartenu à un certain espace social et territorial transforme l'individu, l'imprégnant, en quelque sorte, d'une « signature géographique ». Cette instance s'attarde davantage à l'aspect individuel, à l'habitant. L'habitant implique que l'on cherche à en apprendre plus sur les rapports entre l'identité de l'individu et la fréquentation de certains lieux; sa « carte identitaire géographique ». Plus que de s'interroger seulement sur les espaces fréquentés et évités, le chercheur de cette perspective tentera de comprendre comment les individus ont accès aux lieux et à leurs contenus. En effet, Lazarotti note que les habitants peuvent avoir accès à leur espace sous différentes perspectives (rationnelles, religieuses, émotionnelles, pathologiques, etc.) et que cela influence le rapport identitaire au lieu. On constate donc que le concept de l'habitant permet d'estomper la dichotomie entre le dedans (identité) et le dehors (espace géographique), car, alors que ses choix identitaires prennent place géographiquement (quels endroits fréquenter et quels endroits éviter, mobilité ou immobilité, etc.) l'espace qui est

La dernière instance à considérer selon Lazzarotti est celle de la cohabitation. L'espace, en plus d'être une expérience contextuelle (espace habité) et subjective (habitant), est une expérience collective, voire politique. D'une part, le lieu est la condition implicite de la rencontre entre deux ou plusieurs individus. Ces rencontres géographiquement situées s'inscrivent dans le construit spatial et identitaire de chaque habitant et contribuent constamment à le réviser ou le confirmer. D'autre part, la cohabitation touche aussi aux manières de « construire le lien collectif entre les [individus] » (Lazzarotti, 2006: 93). Le chercheur peut alors se demander quelles conceptions du monde priment dans l'établissement d'un discours collectif et comment elles influencent ce discours. Lazzarotti mentionne que ces conceptions se retrouvent sur un spectrum allant d'une vision du collectif fermée et présentée comme achevée, « immuable et définitive », à une vision ouverte et évolutive, fondée sur le rapport aux autres. On comprend donc que la cohabitation se créée par un entrecroisement de liens de solidarité et de concurrence. C'est à travers de cette collectivité, ses normes et ses rapports de pouvoir que l'expérience d'habiter doit être conçue.

Mobilité et capital géographique

Le concept d'habiter a aussi la particularité de reconnaître que les individus aujourd'hui sont beaucoup plus mobiles, ce qui modifie considérablement leur rapport à l'espace. La distance spatiale devient donc moins importante que la distance affective (Hérouard, 2007: 164). Ainsi, les habitants peuvent investir affectivement des lieux, même éloignés de leur résidence, et désinvestir des lieux de proximité s'ils sont connotés négativement. Malgré la diminution de l'importance de la distance physique dans la notion d'habiter, la présence corporelle et la « pratique » du lieu restent tout aussi importantes. Vivre le lieu permet de créer une identité associée à ce lieu et un affect, positif ou négatif (Lazzarotti, 2006: 96).

Lazzarotti introduit l'idée d'un capital géographique qui serait un amalgame de savoir-être, de savoir-faire et de savoir-vivre ensemble (Lazzarotti, 2006: 94). La connaissance du lieu physique et social, savoir comment on y circule, qui on y rencontre, à quelle fin, etc. est de première importance et nécessaire à la création d'un affect positif, d'un sentiment d'appartenance. Lazzarotti note que ce capital géographique s'étend sur l'histoire géographique complète d'un individu et parfois même sur son itinéraire familial. De plus, tout dépendant des

contextes, l'attachement géographique à plusieurs lieux peut constituer un atout (adaptation plus aisée) comme un obstacle (attachement à des espaces culturels « étrangers »). Ainsi, un habitant dont la famille habite le même village ou la même région depuis plusieurs générations aura accumulé un important bagage de capital géographique, offrant une légitimité à son discours sur les événements dans l'espace habité.

Cette notion de capital géographique est intéressante lorsqu'on considère que les savoirs géographiques ne sont pas neutres. Certains savoirs peuvent être imposés comme légitimes et dominants, « comme mesure des lieux et de leurs fondements » (Lazzarotti, 2006: 95). Ces savoirs légitimes s'installent donc comme règle, parfois informelle, sur comment être « géographiquement correct ».

À Laval, le rapport à certains lieux est différent pour des résidents ayant toujours habité le quartier ou la ville de Laval par rapport aux nouveaux arrivants. Cela est dû, d'une part aux connaissances de l'espace qui ne sont pas les mêmes (moins de temps d'apprivoisement) et, d'autre part, au statut d'immigrant qui est (plus ou moins) fortement apposé sur l'individu, délégitimant certaines de ses connaissances sur l'espace (et ses perspectives quant à l'accès au contenu des lieux) au profit des discours et pratiques majoritaires.