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Enthousiasme américain et stratégies diplomatiques

Dans le document en fr (Page 137-142)

II. L’extension de la problématique à l’international : Le rôle de l’OMS et du Code

2. Enthousiasme américain et stratégies diplomatiques

Le compte-rendu de la réunion du comité du codex sur l’étiquetage qui se tient au printemps 198276 montre que le passage à l’étape supérieure de la procédure a effectivement permis de recevoir l’avis ou la participation d’un nombre de pays plus important. Ainsi, l’Autriche, le Brésil, l’Inde et le Royaume-Uni ont intégré le groupe de travail tandis que la France, Israël et la Thaïlande ont réagi en envoyant leurs commentaires.

La question des aliments nutritionnellement modifiées et la possible obligation de leur étiquetage fait encore débat, montrant bien les difficultés de l’information nutritionnelle à s’extraire de la boîte noire que représentent les aliments transformés. Par ailleurs, un autre clivage, qui va perdurer par la suite, s’exprime dans ce compte rendu. L’étiquetage américain décidé en 197377 privilégie l’expression des calories, des quantités de macronutriments (Protéines, Glucides, lipides) ainsi que des micronutriments (vitamines A, C, thiamine, riboflavine, niacine, calcium et fer) par portion de produit normalement consommée et non pas par 100 grammes. De plus, comme je l’ai montré plus haut, ils utilisent des standards de référence depuis les années quarante. De quantités minimum recommandées, ces standards sont avec la loi de 1973, fondés sur des recommandations maximum, calculées sur la base d’un homme adulte.

Cela renvoie à deux conceptions bien différentes de l’utilité d’un étiquetage nutritionnel : l’une fait appel à sa dimension d’informations sur la place du produit dans la pratique alimentaire quotidienne (RDA et portion), l’autre met plutôt en avant l’étiquetage comme dispositif permettant de mettre en relation des produits similaires ou complètement différents en les comparant. La première posture est plus axée sur l’éducation alimentaire et l’utilisation pratique de l’information, l’étiquetage nutritionnel étant considéré comme un dispositif d’éducation sanitaire, tandis que la dernière posture vise davantage à donner des armes aux consommateurs pour désamorcer le marketing nutritionnel et son effet d’halo santé sur les produits ‘Etiévant et al., 2010), l’étiquetage nutritionnel étant dans ce cas avant tout un dispositif marchand et la partie nutritionnelle n’étant pas considérée comme un problème de

76Codex Alimentarius, 1982, Report of the sixteenth session of the Codex Committee on Food Labelling.

77 FDA, 1973, Regulations for the enforcement of the federal food, drug and cosmetic act and the fair

139 santé publique. Au fil du temps, ces deux conceptions tendront parfois à s’opposer frontalement pour finalement finir par se rapprocher dans le courant des années 2000. Les membres réunis au sein du Codex sont, en majorité, favorables à une expression en grammes ou micro grammes pour cent grammes tandis que le Royaume-Uni et les États-Unis considèrent que l’expression en pourcentages des RDA recommandés en rapport avec une portion est la plus informative et la plus utile aux consommateurs78.

Cette position est l’objet d’une récupération par les industriels dans les années 2000 et devient celle des partis libéraux et de droite du Parlement européen lors des débats sur l’étiquetage nutritionnel qui se sont tenus à l’échelle communautaire entre 2008 et 2011 (chapitres suivants). Le recours aux RDA pour s’adresser au grand public demeure en tous les cas un sujet très controversé. Les scientifiques internationaux ne sont pas vraiment d’accord quant à leur utilité effective. Si tout le monde s’accorde sur l’idée que ces standards ne peuvent être appliqués en l’état aux cas individuels, les points de vue divergent malgré tout, sur le risque qu’il pourrait y avoir à communiquer, ce standard au public. Pour les américains cette information peut servir à ceux qui le veulent ou s’y intéressent mais ne risque pas d’induire en erreur ceux qui ne s’y intéressent pas par manque d’intérêt ou de compréhension. Pour la France, ces standards n’ont aucune utilité si ce n’est celle liée à la recherche nutritionnelle et ne doivent pas être utilisés auprès du grand public qui y verrait des standards normatifs pouvant induire des excès ou des carences nutritionnelles79.

Deux conceptions bien différentes, reflétant d’un côté une nutrition pensée numériquement et, d’un autre côté, une nutrition pensée socialement et réservant les chiffres aux spécialistes. La position du Codex représente un compromis entre les deux. Elle pérennise l’idée de la nutrition numérique sans endosser l’idée de la nutrition négative et du jugement nutritionnel portée par les États-Unis et d’autres pays, qu’elle reconnaît uniquement comme une

78 Au-delà des RDA, le système métrique pose bien évidemment un problème de fond aux pays anglo-saxons

utilisant le système impérial d’unités complètement différent. Néanmoins aujourd’hui seuls les États-Unis continuent de se différencier sur cette question tandis que les autres pays se sont peu à peu alignés sur le système métrique. Cette question est un problème récurrent des réglementations internationales impliquant les États-Unis.

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Par exemple le Professeur en Nutrition Jean Trémolières, dont l’action dans les années soixante a contribué à fonder la Nutrition comme domaine de recherche publique (Lepiller, 2012), et qui a participé aux réunions internationales de l’OMS et de la FAO, considérait ainsi les standards vitaminiques utilisés par les anglo- saxons : « Nous rappellerons que les standards pour l’homme reposent sur des critères de bien-être, d’agrément

et de santé et non pas de croissances et de rendement alimentaire. […] Les anglo-saxons emploient les mots « rations ou allocations recommandées », se basant sur l’autorité d’un groupe d’ « experts ». La difficulté de compréhension entre « experts », explique les aberrations auxquelles on a souvent abouti. […] Nous utiliserons le mot « standard » dans son sens français. […] Chez les anglo-saxons disciplinés, ce gabarit de référence a pris une certaine valeur normative et c’est pourquoi il est écarté en anglais. […] En français, « standard » ne nous paraît pas avoir de caractère normatif. » Trémolières, 1973, pp. 320-321.

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possibilité pour les pays qui le souhaitent ou pour les industriels souhaitant aller plus loin de façon volontaire. Concernant la position française, les seuls commentaires rapportés concernent des détails de traduction technique de certains termes et l’emploi des kilojoules et des kilocalories pour l’expression obligatoire du contenu en énergie.

La finalisation du dossier commençant à se rapprocher, les réunions du comité sur l’étiquetage se font plus fréquentes puisque. Six mois plus tard, le sujet est donc, de nouveau, à l’ordre du jour80. Comme précédemment, de nouvelles nations participent aux discussions. Ainsi, l’Égypte envoie pour la première fois des commentaires tandis que la Belgique se greffe au groupe de travail déjà constitué. La France n’est en revanche plus mentionnée comme commentatrice, ce qui prouve bien le désintérêt du gouvernement pour cette approche marchande et numérique de la nutrition qui se précise au fil des réunions. La position anglaise en faveur d’un étiquetage minimum mentionnant uniquement les calories, bien que soutenue par l’Australie, est définitivement rejetée par le Comité. C’est également le cas de celle consistant à ne rendre obligatoire, en cas d’allégation, que l’indication du contenu calorique et de la quantité de nutriment allégué. Ce sont les États-Unis qui justifient ce refus en avançant le fait que les allégations ne devraient pas être isolées du contexte nutritionnel global du produit mais également que le calcul du contenu calorique passe par une analyse préalable du contenu en protéines, lipides et glucides puisque les calories sont la somme de la quantité d’énergie propre à chacun de ces éléments. Ils introduisent ce faisant l’idée de « profils nutritionnels » des produits et de l’utilisation de ces profils afin d’encadrer les actions marchandes.

Le fait de traiter les allégations de façon isolée sans prendre en compte le contenu nutritionnel global du produit, son profil, est particulièrement intéressant. Cette posture est en effet au cœur de la problématique de l’information nutritionnelle qui renvoie à la fois aux nutriments et à leurs caractéristiques respectives mais aussi aux nutriments et à leurs relations et attachements les uns avec les autres dans un aliment et dans un régime alimentaire quotidien. Cependant, comme chez les humains, la représentation politique du nutriment comme être individuel ou collectif se répartit entre des acteurs sociaux bien différents dont les visions tendent souvent à s’opposer frontalement. Nutriments et humains sont des êtres collectifs ; leurs caractéristiques singulières sont tout aussi importantes à prendre en compte que les caractéristiques des relations qu’ils entretiennent, ces deux éléments se construisant

141 ensemble et mutuellement plutôt que les uns contre les autres ou en indépendance. Ce point va constituer une question centrale des débats qui se déroulent dans les années 2000 au niveau européen.

Les Pays-Bas qui soutiennent avec les représentants des consommateurs un étiquetage nutritionnel obligatoire lorsque le contenu nutritionnel des produits a été intentionnellement modifié, voient l’absence de soutien de la part du Comité à leur égard confirmée. Le comité ne voit pas dans la position néerlandaise un motif suffisant à la déclaration et n’a pas non plus réussi à se mettre d’accord sur ce que pouvait être une « modification importante » puisque cette alternative avait été également envisagée auparavant. Les portions à la place ou en plus des 100 grammes sont encore portées par les États-Unis et le Royaume-Uni, qui partagent d’ailleurs les mêmes dénominations pour les mesures domestiques (such as one tea spoon). Ils sont soutenus par la Suisse, les Pays-bas et le Gabon. Cette proposition est rejetée par le Comité qui s’appuie sur la position Danoise, notamment soutenue par les représentants des consommateurs, pour laquelle les cent grammes permettent avant tout de comparer les produits et devraient donc être obligatoires dans tous les cas tandis que les portions devraient rester facultatives.

Au terme de cette réunion, il apparaît que le comité du Codex, tout en reconnaissant la qualité nutritionnelle comme importante, reste réservée sur la possibilité d’une interprétation ou d’un jugement de cette qualité. Ainsi, le statut précurseur et isolé des Américains en la matière demeure une réalité en ce début des années quatre-vingt mais cette mondialisation de la problématique de la nutrition marchande qui démarre, annonce en même temps la fin de cet isolement et peut-être la fin de leur leadership. En attendant ils sont bien les seuls à défendre cette mise en marché et en politique des informations nutritionnelles et déplorent ouvertement pour la première fois les hésitations et la prudence du comité. L’extrait du compte-rendu reproduit ci-dessous témoigne bien de ce regret qui s’apparente presque à une forme de vexation de ne pas avoir été suivi alors qu’ils sont effectivement les seuls à l’époque à avoir mis en place et ce depuis plusieurs années, un système de réglementation des informations nutritionnelles comprenant un étiquetage nutritionnel :

« La délégation américaine a émis une réserve au regard de l’approche choisie par le Comité concernant l’élaboration des provisions dans les directives. La délégation a reconnu que chaque pays avait des besoins qui lui étaient propres et que chacun était désireux que l’information soit acheminée aux consommateurs de la façon la plus efficace possible. Cependant, la délégation s’est dite inquiète car les décisions prises par le Comité qui, dans le cadre de leur projet d’étiquetage nutritionnel, n’a choisie d’intégrer qu’au titre de déclarations facultatives et optionnelles les schémas d’étiquetage basiques du système américain. La délégation a jugé fâcheux qu’un

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organisme international chargé de l’harmonisation de préconisations nationales en une seul et unique politique internationale ait ignoré les apports du seul système national ayant été suffisamment développé pour de pouvoir concerner une part majeure de l’offre des denrées alimentaires emballées et n’ayant jamais failli à son rôle de fournir une assistance toujours croissante aux consommateurs en leur permettant de mieux comprendre la qualité nutritionnelle des aliments qu’ils consomment. Un leçon importante qu’ils ont appris de l’implémentation du système d’étiquetage dans leur propre pays est que la double déclaration a été à l’origine d’une confusion massive »81

Au-delà de la vexation évidente des experts américains le problème auquel font face les États-Unis avec des normes internationales si minimes, tient surtout aux difficultés à conjuguer, sur un marché mondialisé, des standards américains bien plus élevés que des standards mondiaux. Il est toujours plus simple en effet de jouer avec les mêmes règles qu’elles soient peu ou très contraignantes que d’être le seul concurrent à avoir des règles plus strictes alors que les autres jouent avec moins de contraintes. Or les producteurs américains se trouvent avec leurs règles plus développées, désavantagés par rapport aux producteurs des autres pays membres du Codex. De plus ils sont également en position difficile puisque le Codex recommande une référence aux cent grammes, donc un recours au système métrique, alors que chez eux ce n’est pas le système en vigueur et qu’en plus la référence pour l’étiquetage est celle de la portion exprimée en mesure domestique ou descriptive (une cuillère, une tasse, un gâteau, un yaourt…). Ils seraient donc contraints de faire un double étiquetage par cent grammes comme la norme internationale le requiert et par portion, comme le public américain en a l’habitude.

Un dernier point qui mérite d’être mentionné concerne le fait que la question de la compréhension de ces informations et de leur mise en œuvre a fait l’objet de discussions croissantes au sein du groupe de travail. Classés dans la section intitulée « Educational Nutrition Information », les dispositifs évoqués renvoient non plus seulement aux RDA et à la densité ou au profil nutritionnel mais aussi à l’emploi de termes qualificatifs comme « bas », « moyen » ou « élevé » ainsi qu’à des symboles représentant les groupes alimentaires (les viandes, les céréales), l’emploi d’autres images ou de couleurs. Ainsi dès le début des années quatre-vingt, l’étiquetage nutritionnel tel qu’il est débattu comprend un pôle quantitatif (déclaration numérique) étroitement lié à un pôle qualitatif (dispositifs d’interprétations) qui contrairement au premier, suscite de par sa nature interprétative beaucoup de désaccords. C’est là qu’apparaît cette difficulté de la traduction de la nutrition dans l’espace public et du

81 Codex Alimentarius, 1983, Report of the seventeenth session of the Codex Committee on Food Labelling,

143 recours nécessaire mais toujours problématique, au langage alimentaire et au langage nutritionnel.

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