• Aucun résultat trouvé

Le contexte américain de la nutrition un siècle après Lavoisier

Dans le document en fr (Page 70-73)

I. Céréales, science et divin Dix-neuvième siècle américain

2. Le contexte américain de la nutrition un siècle après Lavoisier

Aux États-Unis, Wilbur Atwater poursuit les analyses du biochimiste allemand Justus Von Liebig sur la valeur et l’équivalence nutritionnelle des aliments (Carpenter, 2003a). Après un séjour en Allemagne, il rentre en 1885 et construit son propre calorimètre à l’université de Wesleyan. Les États-Unis au dix-neuvième siècle sont confrontés à une vague migratoire sans précédent qui entraîne une arrivée et une installation massive d’européens désargentés en quête d’une vie meilleure. La population du pays passe de 31 millions d’habitants en 1860 à 62 millions en 1890. La paupérisation et les conditions de vie matérielles et sociales difficiles se traduisent notamment par un nombre important de révoltes et de mouvements de grève. La condition des prolétaires devient un enjeu politique et scientifique que l’hygiénisme en développement voit comme un cheval de bataille porteur d’opportunités (Aronson, 1982). L’alimentation, considérée avec l’apparition de la nutrition comme un élément essentiel à la santé et désormais rationalisable, apparaît comme une des solutions à l’amélioration des conditions de vie et donc à la maîtrise de ces populations instables (Kamminga, Cunningham, 1995). Atwater devient alors, comme Pasteur en France avec la recherche sur les microbes, l’entrepreneur de l’institutionnalisation de la recherche en nutrition et de sa politisation (Aronson, 1982 ; Latour, 1984).

Ses premiers travaux croisent analyse chimique des aliments et analyse économique de leurs coûts. Son ambition est bien de faire en sorte que les données scientifiques qu’il produit servent à améliorer la condition de ses concitoyens tout autant qu’à fonder la science nutritionnelle sur le nouveau continent en lui conférant une légitimité et une utilité sociale et politique. Ce qui lui permettra par la suite de promouvoir sa propre carrière. Atwater s’emploie également à publiciser ses recherches, comme en témoigne cette série d’articles

72

publiés en 1887 et 1888 dans le mensuel The century illustrated monthly. Cette série d’articles s’emploie à poser le problème de la dimension nutritionnelle de l’alimentation, à l’expliquer et à lui donner une solution. Voici un extrait du premier article de cette série de six publications:

« Cependant, ce que nous aimerions examiner à présent n’est pas l’avancée de la science mais plutôt certains de ses enseignements les plus importants concernant son application dans la vie de tous les jours. Notre tâche est de comprendre comment notre alimentation construit nos corps, répare les pertes qu’ils subissent, procure chaleur et énergie, et comment nous pouvons choisir et utiliser les aliments de la façon la plus avantageuse pour notre santé et notre porte-monnaie. » (Atwater, 1887a, p. 60. Ma traduction)

Son propos se résume également dans ce second extrait dont certains passages resteront célèbres :

« L’alimentation la moins chère est celle qui fournit le plus de nutriments pour le prix le plus bas. L’alimentation la plus économique est celle qui est la moins chère et la plus adaptée aux désirs de l’utilisateur. Mais la maxime selon laquelle “Le meilleur est le moins cher” ne s’applique pas à l’alimentation. La meilleure nourriture, entendue comme celle ayant l’apparence et le goût le plus raffiné et qui est vendu au prix le plus élevé, n’est en général pas la moins chère, ni la plus économique ni, non plus, toujours la plus saine. […] Une grande difficulté ici est le manque d’information. Même ceux qui souhaitent économiser et s’y essayent à travers le choix et l’usage qu’ils font des aliments, ne savent souvent pas comment s’y prendre. Ils examinent attentivement le prix mais n’ont en général qu’une vague idée de la valeur nutritive. Il est assez frappant que bien que le coût de la nourriture soit une des principales dépenses de la vie courante pour une large majorité de gens — pour tous sauf pour quelques-uns particulièrement aisés [renvoi à une note sur les études qui montrent que plus le niveau de vie augmente et plus la part relative du budget consacrée à l’alimentation baisse]— et bien que la santé et la force de chacun reposent totalement sur son régime alimentaire, même le plus intelligent en sait moins sur la valeur et l’action effective des aliments que sur n’importe quelle autre nécessité fondamentale de la vie » (Atwater, 1888a, pp. 437-438. Ma traduction.)

Ainsi après Atwater les aliments aux États-Unis, changent de statut et sont l’objet d’une requalification nutritionnelle. Le statut social élevé de certains aliments ne correspond plus tout à fait à leur nouvelle réalité nutritionnelle. Les aliments se mesurent en calories et en énergie ainsi qu’en nutriments, servant à l’édification de la machine humaine, dont chacun commence à être considéré dans sa singularité. Les protéines considérées comme les nutriments les plus importants, ne sont plus l’apanage de la viande mais se retrouvent aussi dans certains végétaux (Fischler, 1990 ; Guillaume, 2010; Vignais, 2012).

Cependant la théorie de Liebig, dominante à l’époque, considère que les protéines animales sont plus importantes que celles issues des végétaux (Carpenter 1994, Kamminga, Cunningham, 1995, Finlay, 1995). Elles sont vues comme les aliments « construisant » le mieux les muscles. Néanmoins, la découverte des protéines dans le monde végétal indique

73 que les végétaux comme les chairs animales sont constitués des mêmes éléments. Les céréales qui contiennent beaucoup de protéines ainsi que des glucides donc de l’énergie, et sont largement moins chères que la viande, le poisson ou les produits dérivés (Carpenter, 2003b), représentent donc une source à la fois économique mais aussi rationnelle d’alimentation et une bonne alternative à la viande. Or parmi les céréales, l’avoine, jusque là plutôt donnée aux bêtes, devient la céréale la plus riche en glucides et en protéines (Fitzsimmons, 2012). Les écossais longtemps moqués par les envahisseurs anglais du fait de leur grande consommation d’avoine sont alors montrés comme un exemple de peuple dont l’alimentation, faite principalement d’avoine, fait la force mais aussi le pouvoir économique puisqu’il est beaucoup moins cher de se nourrir de protéines végétales plutôt qu’animales. Atwater lui- même y fait référence dans la suite de l’article mentionné plus haut. Après avoir montré en quoi une alimentation basée sur des protéines essentiellement tirées d’aliments animaux, donc chères et pas forcément de bonne qualité ou équilibrées nutritionnellement (plus de gras que de protéines), est néfaste, il poursuit ainsi en prenant pour contre-exemple l’intelligence et la sagesse des écossais :

« D’un autre côté, l’écossais aussi avisé pour son régime que pour ses affaires, trouve un apport très économique en protéines dans la farine d’avoine, le haddock et le hareng […] Et alors qu’ils subsistent en grande partie grâce à ce régime frugal mais rationnel, ils sont bien nourris, physiquement résistants et se distinguent par leur force morale et intellectuelle.» (Atwater, 1888a, p. 442. Ma traduction)

Ce petit détour par les premiers pas de la nutrition aux États-Unis avait pour but de contextualiser la section suivante qui montre l’émergence de la notion de petit déjeuner céréalier et équilibré à travers les premières campagnes de promotion pour les céréales de la marque Quaker Oats. En effet, si Quaker réussit si bien et est aujourd’hui cité comme exemple historique c’est aussi, comme je le soutiens, du fait d’une inscription stratégique dans un contexte scientifique, social et religieux, qui fait la part belle à la nutrition et ses représentants. Mais également comme les extraits précédents le montrent bien, même du côté des scientifiques, l’aspect économique est fortement présent dans l’esprit des écrits d’Atwater. Celui-ci n’est pas un scientifique déconnecté de l’application effective que ses théories impliquent. Le recours à l’argument selon lequel une meilleure compréhension des faits nutritionnels permet de faire de bonnes affaires alimentaires, rationnelles car économiquement profitables et nutritionnellement bénéfiques, est, de plus, facilité par le glissement entre valeur calorique et valeur marchande que permet dans les deux cas la mesure chiffrée et la vision quantitative qui prévalent dans le jugement nutritionnel en vigueur à l’époque. Par ailleurs le

74

recours aux écossais incarne bien cette mise en avant de la nutrition et des céréales comme source de richesse à la fois physiologique et économique.

Dans le document en fr (Page 70-73)