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FRANCE ALLEMAGNE SUISSE PAR

Justin THORENS,

Chargé de cours à la Faculté de Droit.

1. INTRODUCTION.

Des études récentes en France, en Allemagne et en Suisse ont attiré à nouveau l'attention sur le problème de la libre application du droit par le juge.

Cette question fondamentale se pose dans tous les systèmes juri-diques et offre la particularité de n'être pas réglée expressément par le droit positif.

Il nous a semblé intéressant d'y consacrer ces quelques pages car en Suisse le Tribunal fédéral, dans une jurisprudence toujours plus extensive, affirme et développe la règle «jura novit curia ».

Cette règle admise en général par les droits modernes doit être inter-prétée afin d'en rechercher le sens et d'en discerner les limites.

Dans un sens absolu, elle signifie que le juge peut et doit trancher le litige porté devant lui en faisant d'office application des dispositions du droit de fond réellement applicables, que ces dispositions aient été ou non invoquées par les parties.

Le juge a alors le droit, mais aussi le devoir, d'apprécier les faits qui lui sont soumis à la lumière du droit de fond tout entier selon la règle parallèle « da mihi facta, dabo tibi jus». 1

1 Cette seconde règle n'est valable dans sa première partie que pour les procès dominés par la maxime des débats.

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Le juge peut et doit donc éventuellement rendre son jugement sur la base d'une autre norme que celle invoquée par les plaideurs, qui en plus ne sont pas obligés de lui fournir des explications juridiques, leur rôle pouvant se limiter à apporter et prouver 2 les faits générateurs de la demande.

Le juge est censé enfin examiner le litige sous l'angle de toutes les dispositions éventuellement applicables.

Ce système s'oppose à celui dans lequel le juge ne peut examiner les faits qui lui sont soumis qu'à la lumière de la seule disposition juri-dique indiquée par le demandeur et se voit interdire d'appliquer une autre règle du droit matériel.

La conséquence la plus importante en même temps que la plus cri-tiquée du principe «jura novit curia » dans cette acception consiste dans le fait que le demandeur ne peut pas, dans un procès ultérieur, réintro-duire la même demande fondée sur les mêmes faits s'il invoque une autre règle de droit et cela même si, en vertu de cette règle à laquelle ni le demandeur ni le juge n'ont pensé, il devrait obtenir gain de cause alors qu'il a été débouté dans le premier procès.

Dans ce sens ce principe représente la solution définitive de l'ancienne discussion entre les tenants de l'Individualisierungstheorie et ceux de la Substanzierungstheorie par la victoire de cette dernière.

Pour les partisans de l'lndividualisierungstheorie la cause de la demande (ou action S) en justice est représentée par le droit matériel invoqué par le demandeur et pour ceux de la Substanzierungstheorie par les faits générateurs de la demande.

La doctrine dans sa grande majorité admet aujourd'hui, dans les trois droits envisagés, que la cause de la demande est constituée par les faits générateurs de celle-ci et se rattache donc à la Substanzierungs-theorie.

Cependant en France et en Suisse la doctrine dominante apporte cer-taines restrictions à ce principe, notamment en ce qui concerne l'étendue de la chose jugée.

Le problème est commun aux trois droits envisagés.

Il a son origine en partie, nous semble-t-il, dans l'ambiguïté du mot action (en allemand Anspruch) - mot dérivé de I' « actio » du droit

2 Cf. la note précédente.

s Nous employerons indistinctement dans cette étude, conformément à la pratique, les expressions action en justice et demande en justice, mais il convient de ne pas oublier leur différence de sens : la demande est l'exercice de l'action.

romain classique - qui recouvre les deux notions, aujourd'hui dis-tinctes, d'action en justice et d'action du droit matériel.

Nous allons l'examiner ici successivement dans chaque pays.

Nous ferons ensuite en guise de conclusion un bref exposé historique sur l'évolution de la notion d'action depuis le droit romain classique jusqu'à nos jours.

II. DROIT FRANÇAIS.

L'article 1351 du Code civil français 4 indique que pour qu'il y ait autorité de la chose jugée il faut que la chose demandée soit la même et que la demande soit fondée sur la même cause.

Le mot de cause figure donc dans le texte même de la loi depuis plus d'un siècle et demi.

Pourtant aujourd'hui encore doctrine et jurisprudence ne sont pas d'accord sur le sens qu'il convient de lui donner 5 •

Certains veulent comprendre par ce mot le motif juridique et d'au-tres les faits générateurs de la demande.

Motulsky dans deux études récentes de la doctrine et de la juris-prudence a fait une distinction fondamentale entre le sens du mot cause selon qu'il s'agit de déterminer l'office du juge dans un procès pendant ou de délimiter l'autorité de la chose jugée.

En ce qui concerne la détermination de l'office du juge dans un procès pendant, il discerne trois idée directrices dans la doctrine 7 •

Selon la première, la cause de la demande est « constituée ou du moins caractérisée, soit par la règle de droit invoquée, soit par un prin-cipe ou une catégorie juridique».

Pour la seconde la cause se trouve dans « l'acte ou le fait servant de fondement au droit réclamé et juridiquement qualifiés».

4 «L'autorité de la chose jugée n'a lieu qu'à l'égard de ce qui a fait l'objet du jugement.

« Il faut que la chose demandée soit la même ; que la demande soit fondée sur la même cause ; que la demande soit entre les mêmes parties et formées par elles et contre elles en la même qualité. »

5 Cf. parmi les études récentes : Gilli, «La Cause juridique de la demande en justice» ; Normand, «L'office du juge et la contestation» ; Vizioz, Etudes de procédure, n°• 56 sq, 231 sq ; Hébraud, Rev. trim. de droit civil, 1955, 699 ; 1959, 775; 1960, 514; Motulsky (cf. note suivante).

a «La cause de la demande dans la délimitation de l'office du juge», Dalloz, 1964, Chron. p. 235 sq (dorénavant : La Cause) ; «Pour une délimitation plus précise de l'autorité de la chose jugée en matière civile », Dalloz, 1968, Chron.

p. 1 sq (dorénavant : La Chose jugée).

7 Motulsky, La Cause, p. 236, et les auteurs cités.

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La troisième consiste à déclarer que « la cause de la demande est constituée par les circonstances de fait invoquées en vue d'établir le droit subjectif par lequel se traduit juridiquement la prétention soumise au juge, autrement dit par ce que nous appelons les éléments généra-teurs du droit en question».

Cette troisième théorie est essentiellement différente des deux autres.

Pour elle la cause de la demande est purement et simplement un complexe de faits, qui notamment ne comprend pas leur qualification juridique.

Ce point de vue semble être celui de la doctrine dominante actuelle bien que la question soit toujours vivement débattue.

li se fonde notamment sur le devoir du juge consacré par l'article 4 du Code civil s de « dire le droit en-dehors de toute initiative des par-ties» o.

Cette théorie reprend donc le principe «jura novit curia ».

Le juge doit toujours statuer conformément aux lois qui régissent la matière et cela même si l'application de ces lois n'a pas été expressément requise par les parties.

Puisque le juge doit apprécier le litige au moyen du droit objecti-vement applicable et cela même si ce droit n'a pas été invoqué par les parties, il est bien entendu que ce droit s'il a été invoqué ne peut pas constituer un élément caractéristique de la cause.

li existe deux limites à ce pouvoir du juge.

D'une part le demandeur peut attribuer au fondement juridique qu'il invoque un caractère exclusif 10.

Dans ce cas le juge est obligé de débouter le demandeur si ce fon-dement est erroné, sans pouvoir examiner si la demande serait fondée en vertu d'un autre principe ou d'une autre règle juridique.

D'autre part le principe dit « du contradictoire » 11 peut empêcher le juge de modifier l'aspect strictement juridique du procès.

Ce principe serait violé si par exemple le juge tenait compte pour modifier le droit de fond indiqué par le demandeur de faits non pas invoqués par lui mais simplement signalés d'une manière accidentelle.

s « Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice. »

9 Motulsky, La Cause, p. 236.

10 Motulsky, La Cause, p. 238.

11 Motulsky, La Cause, p. 238.

Dans un cas de ce genre le juge a l'obligation de provoquer avant de juger les explications des parties sur ces faits.

Il est beaucoup plus difficile de rechercher une ligne directrice dans la jurisprudence qui, « il serait vain de le nier, est incertaine» 12.

Le juriste trouve aussi bien des arrêts pour lesquels la cause de la demande paraît constituée par la règle de droit que d'autres pour les-quels elle semble l'être par les faits générateurs de la demande 1s.

Pour le procès pendant la doctrine française la plus moderne se rallie donc à la conception selon laquelle la cause de la demande en justice se trouve dans les faits générateurs de celle-ci, alors que la jurisprudence varie de cas en cas bien qu'on puisse estimer cependant qu'elle s'achemine dans son principe vers la même solution 14.

En ce qui concerne la délimitation de l'autorité de la chose jugée, Motulsky donne un tout autre sens au mot cause 15,

S'il estime en effet pour la détermination de l'office du juge, nous venons de le voir, que le critère de la cause de la demande est constitué par « l'opposition tranchée du fait et du droit» rn, il est d'avis que la chose jugée ne s'étend qu'à « ce qui a été jugé», c'est-à-dire à « ce qui a été jugé en fait et en droit» 17.

Il rejoint ainsi pour la chose jugée la doctrine la plus traditionnelle du droit français aux yeux de laquelle la cause de la demande est consti-tuée ou du moins caractérisée par la norme juridique invoquée.

Il renonce dans cette mesure à tirer, pour le procès déjà jugé, les conséquences logiques de la règle « jura novit curia ».

L'autorité de la chose jugée ne s'étend pour lui qu'à la règle de droit sur laquelle le juge s'est prononcé, règle qui fait partie en tant que cause de la demande qu'elle caractérise.

En conséquence chaque fois que le demandeur peut invoquer un autre principe juridique - voire une autre disposition légale - que celui en vertu duquel le juge a tranché dans le premier procès, ce deman-deur peut réintroduire la même demande sans que celle-ci puisse se voir opposer l'autorité de la chose jugée.

On peut arriver ainsi à une série de demandes se fondant sur les mêmes faits et ayant pour objet la même chose demandée.

12 Motulsky, La Cause, p. 239.

1s Cf. les arrêts cités par Motulsky, La Cause, p. 239 sq. notes 38 sq.

14 Cf. note précédente ainsi que Motulsky, La Cause, p. 240 ch. 15 et p. 241 ch. 17.

15 Motulsky, La Cause, p. 235 sq. et la Chose jugée, p. 1 sq.

16 Motulsky, La Chause jugée, p. 1 ch. 1 et La Cause, p. 235 ch. 3.

17 Motulsky, La Chose jugée, p. 1.

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Il suffit que la règle de droit invoquée soit différente.

En résumé il nous semble pouvoir dire que, pour la doctrine fran-çaise actuelle, la cause de la demande est constituée par l'état de fait seul, dans le procès pendant, et cumulativement par l'état de fait et par la norme juridique, dans Je procès jugé.

Ill. DROIT ALLEMAND.

Il n'existe pas en droit allemand un texte parallèle à l'art. 1351 du Code civil français mentionnant expressément la cause de la demande en justice 1s.

La doctrine moderne s'appuye sur les théories de l'objet du litige 19

(Streitgegenstand) pour trancher le problème de la libre application du droit par le juge.

On peut discerner trois courants principaux dans cette doctrine 20.

Le premier est l'expression de l'lndividualisierungstheorie.

Pour lui l'action de droit matériel et l'action prévue dans la loi de procédure civile sont semblables.

L'action n'est rien d'autre que la notion dégagée par Windscheid dans son célèbre « Actio des rômischen Civilrechts » paru en 1856.

En d'autres mots il s'agit de l'action du droit matériel prévue par le paragraphe 194 du BGB.

La Zivilprozessordnung de 1877 et le Bürgerliches Gesetzbuch de 1896 emploient tous deux le mot Anspruch.

Cette théorie est aujourd'hui pratiquement abandonnée car elle a conduit à des difficultés inextricables sur le plan pratique.

Les principales d'entre elles sont les suivantes.

En premier lieu l'action procédurale concerne des droits prétendus et non des droits existants.

18 Cf. toutefois le § 253 al. 2 ch. 2 ZPO : « die bestimmte Angabe des Oegenstandes und des Orundes des erhobenen Anspruchs, sowie einen bestimm-ten Antrag. »

10 Les notions de Streitgegenstand et de Anspruch au sens procédural sont identiques ; cf. notamment Rosenberg, « Lehrbuch des deutschen Zivilprozess-rechts », § 88.

20 Cf. à ce sujet Schwab, « Der Stand der Lehre vom Streitgegenstand im Zivilprozess », juristische Schulung, 1965, p. 81 sq. (dorénavant Der Stand) ; voir également jauernig, « Verhandlungsmaxime, lnquisitionsmaxime und Streit-gegenstand » dans Recht und Staat, Heft 339/340, 1967.

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