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U NE DOUBLE CLIENTELE : LES EMPLOYEURS ET LES PERSONNES DESAVANTAGEES SUR LE MARCHE DU TRAVAIL

Au début des années 90, la fondation Ford a demandé à une équipe de chercheurs d’étudier les activités de formation et de placement en emploi dans le champ du développement économique communautaire. Dix dispositifs ont été analysés dans le détail, principalement portés par des

Community Development Corporations. Les chercheurs ont souligné l’importance du concept de réseau

(network) pour rendre compte de ces expériences et notamment des stratégies visant à connecter les habitants à des emplois localisés en dehors de leur quartier. Selon les cas, les CDCs sont apparues comme le pivot de ces réseaux ou comme un chaînon dans le large éventail de services qu’ils s’efforcent de coordonner113.

Parmi les expériences examinées, deux ont acquis une notoriété nationale du fait de leur capacité à assurer la promotion économique de personnes faiblement qualifiées, cela dans un contexte de fort scepticisme sur la performance des programmes publics d’emploi et de formation (cf. supra). Ces deux dispositifs avaient pour point commun d’être initiés par des organisations communautaires ayant réussi à établir des liens très forts avec les employeurs (un point faible de la plupart des programmes traditionnels) et de proposer un éventail de services comprenant une formation extensive, au lieu de viser un placement immédiat en emploi sans possibilité de promotion future. En apportant simultanément des réponses aux besoins des entreprises locales et des personnes en quête d’intégration professionnelle, ces expériences s’adressaient à une « double clientèle ». Cette notion de programmes « dual costumer » allait faire fortune pour décrire l’originalité des « intermédiaires de l’emploi » (Workforce Intermediaries).

L’un des programmes les plus connus est conduit par le Center for Employment Training (CET) à San Jose (Californie). Créé en 1967, le CET s’adresse principalement à des personnes d’origine mexicaine, souvent d’anciens paysans dépourvus de qualifications reconnues, mais aussi à des mères de famille dépendantes de l’assistance publique, à des jeunes ayant abandonné précocement l’école ou à d’anciens détenus. A ces différents publics, le CET propose à la fois une remise à niveau éducative et une formation en situation de travail. Dans le même temps, le CET s’est bâti une réputation d’organisation capable de répondre aux besoins de recrutement des entreprises de la Silicon Valley, en pleine croissance sur un marché du travail tendu. Les évaluations de ce programme ont régulièrement fait état d’une hausse significative du revenu annuel des publics mis en relation avec ces entreprises, de l’ordre de 8 000 dollars au bout de deux ou trois années de suivi. Impressionné par ces performances, le ministère fédéral du travail (Department of Labor) a promu, à partir du milieu des années 90, la reproduction du modèle « CET » dans différentes villes des États-Unis114.

113 B. Harrison et al., op. cit.

Une source d’inspiration majeure des Workforce Intermediaries vient des programmes financés par des fondations à partir des années 90. Comme celui de Project QUEST (cf. infra), ces programmes se focalisent sur des métiers et filières d’activités spécifiques. Les plus connus de ces programmes sont le Sectoral Employment Development Project et la Sectoral Employment Initiative, respectivement financés par les fondations Charles Stewart Mott et Ford. Ces stratégies « sectorielles » sont en phase avec l’évolution des politiques de développement économique qui tendent à se focaliser eux aussi sur des « clusters » (cf. supra). Mais en matière d’emploi et de formation, les « sectoral strategies » se concentrent sur des métiers (occupations) spécifiques.

Cette approche n’est pas entièrement nouvelle. Une publication de Aspen Institute, en 1995, avait montré comment des initiatives portées par des structures diverses (organisations communautaires, groupement d’employeurs, centres de formation, agences publiques…), incorporaient ces mêmes principes : le ciblage sur des métiers spécifiques dans une filière donnée où existe un gisement d’emplois de qualité accessibles aux moins qualifiés ; la capacité de répondre dans des délais très courts aux évolutions du marché local de l’emploi ; une double approche consistant à améliorer la compétitivité des entreprises et à traiter les barrières de populations servies, au-delà du seul problème de la qualification. Cependant, le même document soulignait les limites de ces expériences comme instruments d’intégration des personnes de couleur issues des quartiers pauvres. Les intérêts des de ces personnes étaient mal représentés, surtout quand les syndicats étaient influents, les sectoral

strategies ayant alors tendance à privilégier les personnes licenciées ayant déjà une expérience de

travail115.

Les initiatives des fondations Charles Stewart Mott et Ford ont cherché à corriger ces défauts en sélectionnant notamment des opérateurs travaillant avec des personnes appartenant aux minorités ethniques. Les évaluations des deux programmes sont là aussi positives, montrant une augmentation du revenu des bénéficiaires, très inégale cependant d’un site à l’autre. Une autre limite ressort de ces évaluations : si les participants sont pour la plupart des personnes de couleur désavantagées au plan économique, elles ne sont pas forcément les plus éloignées de l’emploi, ceux que les Américains appellent « the hardest-to-serve ». Une majorité des participants aux programmes avait en effet un niveau bac et avait travaillé dans l’année116.

De manière générale, l’effet « d’écrémage » dans les Workforce Intermediaries paraît très variable d’une organisation à l’autre. Les procédures de sélection des participants aboutissent selon les cas à l’exclusion du public confronté à de « multiples barrières » ou au contraire à une forme de spécialisation sur ce créneau. Reste que, dans tous les cas, les Workforce Intermediaries se préoccupent davantage de ce public que les programmes de droit commun117.

115 P. Clark, S. L. Dawson, op. cit.

116 M. Elliott et al., Gearing Up. An Interim Report on the Sectoral Employment Initiative, Public/Private Ventures, 2001 ; I. Rademacher, Working With Value : Industry-Specific Approaches to Workforce Development, The Aspen Institute, 2002

117 R. P. Giloth, Introduction : a Case for Workforce Intermediaries, in R. P. Giloth (dir.), op. cit. 2004

Une autre limitation des stratégies « sectorielles » concerne leur impact sur les quartiers pauvres. Organisées à l’échelle des agglomérations, elles drainent des participants de tous quartiers et sont rarement conçues pour avoir un impact significatif sur un quartier précis. En conséquence, un programme sectoriel ne constitue généralement pas une réponse complète au problème de l’emploi dans un quartier donné, mais il peut être l’une des composantes d’une stratégie plus globale. Dans ce cas, la mission principale des organisations de quartier consiste à recruter des habitants et à leur fournir le cas échéant une pré-formation pour les rendre éligibles à ces programmes118. Certaines initiatives

conçues à l’échelle des agglomérations ciblent néanmoins la population de quartiers spécifiques. C’est le cas d’un projet lancé en 1995 par Annie E. Casey Foundation. Intitulé Jobs Initiative, ce programme d’une durée de huit ans et doté d’un budget de 30 millions de dollars, exigeait que la moitié des participants soit des personnes de moins de 35 ans résidents de quartiers pré-définis dénommés « Impact Communities » (cf. infra). Un autre projet soutenu par plusieurs fondations, Neighborhood

Jobs Initiative, fixe des objectifs quantifiés de réduction du chômage dans cinq quartiers de 15 000

habitants environ.