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Nous avons fréquemment entendu dire « on ne sait pas », de la bouche des acteurs rencontrés, qu’il s’agisse de l’objectif européen, de la manière de le traduire, de la connaissance des facteurs qui influent défavorablement sur l’anguille. Les facteurs les plus connus (mais avec aussi pour ces facteurs une certaine part d’incertitude), sont ceux liés à la pêche, et depuis le programme R&D, ceux liés à l’hydroélectricité. Pour palier à ce manque, les modèles scientifiques sont mobilisés. Cela en réduit-il l’incertitude ? Rien de moins certain. On observe plutôt un déplacement des questionnements de l’état des connaissances vers les hypothèses et les prémisses qui sont à la base des modèles réalisés.

P. Lambert précise que "la rédaction de ces plans de gestion est rendue cependant difficile par la difficulté d'évaluer les stocks dans les bassins aux différentes écophases de l'anguille, et de

cerner les niveaux d'impact occasionnés par les diverses activités sur la biomasse finale des géniteurs produite par le bassin. L’approche par modélisation semble une solution crédible pour apprécier l'effet possible des mesures de gestion "(Dekker, cité par Lambert, 2008). Il s’attache à mettre au point un modèle, "simple eel dynamics", dont l'objectif est d'approcher l'état actuel du stock et sa possible vitesse de reconstitution en fonction de différentes hypothèses de gestion. Un modèle n’est pas la réalité. La réalisation d’un modèle ne diminue pas forcément l’incertitude, et peut même l’augmenter. Ce qui pourra alors être discuté, c’est la fiabilité du modèle et le choix des variables qui est effectué. Ils sont d’ailleurs le plus souvent présentés avec un certain nombre de précautions. « Les modèles, de par la sélection des données (pêche complète à pied), sont plutôt basés sur des données de stations de petits cours d’eau et relativement peu sur les zones profondes et aval. Les résultats obtenus sur la couche surfacique doivent donc être pris avec beaucoup de prudence » (PGA). « Le modèle n’est qu’une approximation de la réalité; les résultats du modèle ne doivent donc pas être considérés comme fiables dans l’absolu », est-il précisé dans le diaporama du CNA de mai 2012.

La réalisation de modèle permet-elle d’accroître le niveau de connaissance ? Patrick Lambert (2008) signale que : "l'approche par modélisation semble une solution crédible pour apprécier l'effet possible des mesures de gestion (Dekker, Pawson et al, 2006) ». Il utilise un modèle procustéen, c'est à dire que la dynamique a été simplifiée à l'extrême pour s'adapter aux données disponibles. Ce fait est discuté par une partie des usagers, notamment les pêcheurs, qui peuvent rétorquer que les chercheurs ne cherchent que là où ils ont des données… et que la gestion ne s’applique que sur les facteurs sur lesquels on possède des données, c’est-à-dire la pêche. Ils contestent le fait que tous les facteurs, selon eux, ne sont pas présents dans le modèle.

Ces modèles sont en outre discutés par les parties qui n’en partagent pas leur construction (il faut aussi que ces acteurs aient une connaissance et une compréhension minimum de ces modèles afin qu’ils puissent être discutés). Différentes critiques sont formulées : le fait que les modèles scientifiques sont uniquement fondés sur les données de capture, qu’ils fixent arbitrairement un taux de mortalité naturelle, souvent constant dans le temps, ce qui n'est pas le cas pour des espèces comme l'anguille (...) ; le fait que les débarquements de civelle ne peuvent être considérés comme l'unique reflet du recrutement, car ils sont fortement influencés par les conditions du milieu et des marchés.

Pour une partie des acteurs rencontrés, les modèles paraissent trop peu réalistes, trop réducteurs, du fait qu’ils ne prennent pas assez en compte un certain nombre de facteurs. La complexité de la gestion de l'anguille leur semble bien au-delà d'un modèle ne s'intéressant qu'à certains facteurs.

Non pas que les autres facteurs sont absents, mais ils sont moins précisés que ceux de la pêche. Par exemple, IRSTEA a proposé un modèle pour estimer l’effet possible des mesures de gestion sur le temps de restauration de la population d’anguilles, et qui a été présenté dans le plan de gestion. Ce modèle, Simple eel dynamics (SED) distingue deux facteurs de mortalité, ceux liés à la « pêche légale » et une série d’autres facteurs (conditions sanitaires des poissons, mortalités liées aux obstacles, mortalités liées aux pompages, assecs, bouchon vaseux, prélèvements liés au braconnage), regroupés dans une même colonne (Patrick Lambert, 2008).

Ilustration 15 Temps de restauration de la population d’anguilles en fonction du niveau de réduction de la mortalité par pêche légale et des autres sources de mortalité (Lambert, 2008).

« On fait de la gestion virtuelle avec des modèles », pense ce représentant des pêcheurs. Cet acteur local juge l’exercice difficile : « On va exploiter toutes les données disponibles. Mais elles ont leurs limites. Faire tourner des modèles est difficile. Quand on voit la difficulté d’élaborer un modèle sur un petit territoire ». D’autres acteurs critiquent, non pas les modèles, mais la manière de les élaborer. Ce technicien s’interroge d’ailleurs sur les facteurs qu’on met dans les modèles : « les facteurs environnementaux, comme la température, on ne sait pas, donc on met la pêche ». Celui-ci regrette que les organismes scientifiques n’impliquent pas les autres acteurs, non scientifiques : « IRSTEA, L’ONEMA font peut-être de la modélisation, mais ils travaillent dans leur coin », nous précise ce représentant des pêcheurs. Le modèle EDA, présenté

lors du CNA de mai 2012, a été contesté par un représentant des pêcheurs et d’un chercheur, qui travaillent ensemble. La réponse, en off, du chercheur qui a travaillé sur ce modèle est que lui au moins a soumis son modèle à la critique. Il ne reste plus aux détracteurs qu’à proposer un modèle alternatif afin de le proposer à la discussion. Comme le constate ce technicien halieute, les objectifs sur le pourcentage de la biomasse pristine, « ça va encore être un combat de modélisateurs, afin qu’ils se remettent d’accord pendant des années ». Quelles sont les hypothèses à la base de tous les facteurs présentés se demande ce représentant de l’hydroélectricité ?

Pour les pêcheurs, les modèles ne correspondent pas à ce qu’ils observent quotidiennement au bord de la rivière. Ce technicien pointe le doigt sur le décalage entre l'approche des scientifiques, qui établissent des modèles et les pêcheurs, qui vivent "dans l'écart au modèle" et qui sont donc peu sensibles à l'intérêt (soi-disant) des modèles. Cette différence est aussi présentée dans un article de Inces insight: "for example, although the producers emphasize high-resolution, short- terme forecasts, most researchers prefer time-series of annual averages of regional data. Researchers favour absolute values, whereas many producers appear more interested in providing information on the differences from the average” (Berx, Dickey-Collas, Skogen, 2010).