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Le règlement anguille est présenté par une partie des acteurs locaux comme étant très orienté sur la pêche et où transparaissent les manières de faire de la Direction générale des pêches. Ce règlement relève-t-il de décisions de « technocrates », comme nous l’entendons parfois au niveau local, de « fonctionnaires-gouvernants », pour reprendre l’expression de Jean-Michel Aymeri-Douzans et Didier Georgakakis (2008) ? Ce n’est pas leur point de vue :« En matière de gouverne de l’Europe communautaire il n’existe pas de frontière étanche entre le politique et l’administratif mais tout au plus des marches, une zone de recouvrement qui confine parfois à la symbiose. Les hauts fonctionnaires nationaux travaillant dans le registre européen, à Bruxelles comme dans les capitales nationales, participent ex oficio, dans l’exercice de leurs fonctions typifiées comme administratives, aux procès gouvernants de l’UE avec des « chances de puissance » souvent très importantes comparativement aux autres interactants et qui n’en font certes pas les « maîtres du jeu », car il faut en finir avec le mythe de la « technocratie », mais – ce qui est déjà beaucoup-, d’incontournables « joueurs principaux » des configurations de pouvoir de l’Europe communautaire ». (Jean-Michel Aymeri-Douzans et Didier Georgakakis, 2008). Ils appuient leur constat sur les observations déjà effectuées par Léon Blum, pour qui « le politique et l’administratif se confondent partout, puisque gouverner c’est, en dernière analyse, administrer dans le sens d’une politique » (Blum, 1936) . Différentes structures interviennent dans le circuit de décision européen, les unes relèvent du domaine politique (Conseil des ministres, Parlement européen) et d’autres du domaine administratif (les Directions générales). Les acteurs politiques sont intervenus dans la mesure où le projet a été discuté au Conseil des Ministres et voté au Parlement européen. Si la forme prise par le règlement illustre certaines caractéristiques de la DG Mare, le contenu témoigne des enjeux qui ont été discutés au niveau européen.

La lecture d’un article de Rainer Freose (2011) parvient au même constat, la politique européenne n’est pas le fait des seuls « technocrates ». Selon lui, ce sont les Etats membres qui ont le plus d’influence dans les décisions relatives à la pêche. Ces derniers produisent et mettent en œuvre les décisions prises à Bruxelles, et contrôlent leur respect par les pêcheurs. C’est le Conseil des ministres des pêches qui prend les décisions finales, conseil que Rainer Freose présente comme un « huis-clos ». D’une manière officieuse, certains acteurs nous ont précisé que le « dossier anguille » avait été négocié au regard du « dossier thon rouge », par le ministère de l’agriculture et de la pêche, ces deux dossiers ayant été traités en même temps par la Commission européenne. Le ministère de la pêche aurait accepté les demandes de la Commission européenne portant sur l'anguille afin de négocier à son avantage l'instauration des

quotas de pêche du thon rouge. Voici la lecture qu'en fait un représentant des pêcheurs professionnels : « J’ai entendu d’un chef de cabinet du ministère que le PGA a été bradé parce qu’il fallait défendre le thon rouge », nous explique cette personne. Etaient en jeu la question du repeuplement et le réservement de civelles pour cette action, et l’inscription de l’anguille à l’Annexe II de la CITES. « Quand le règlement a été adopté, Bussererau s'est fait rouler dans la farine sur le repeuplement et l’affectation des civelles au repeuplement. Il a vendu ces obligations du règlement contre le quota de thon rouge. Il a bradé une ressource qui conditionnait en 2007 plus de 1000 pêcheurs en France sur l’anguille contre quelques tonnes de quota de thon rouge. Il a fallu qu'il accepte les conditions de repeuplement et l’annexe deux de la CITES. ». (Représentant pêcheurs professionnels).

Ilustration 9 Communiqué de presse du Ministère de l’agriculture et de la pêche

Deux enjeux majeurs ont guidé les négociation au niveau européen : la demande de civelles pour le repeuplement et l’aquaculture de la part des pays d’Europe du Nord et la nécessité exprimée de préservation de la pêche, notamment de la civelle, de la part des pays producteurs, dont la France, l’Espagne et la Grande Bretagne. Lors des débats au Parlement européen (25 mai 2006), des représentants de la Pologne, de l’Irlande, dénoncent les exportations de civelles vers l’Asie comme facteur de vulnérabilité de ces populations. Les représentants de la l’Espagne et de la France sont contre des mesures visant quasi exclusivement la pêche et demandent à ce que

d’autres facteurs soient pris en compte. La régulation du commerce de l’anguille par la CITES, ayant fait chuter le prix de vente, et ayant été jugé préjudiciable aux pêcheries françaises de civelles, a été interprété en France par nombre d’acteurs comme faisant partie d’une stratégie de la part des pays d’Europe du Nord pour « capter à pas cher » la civelle pêchée en France.

La répartition de ces enjeux selon les Etats membres s’organise dans une géographie halieutique, entre Etats Membres producteurs d’anguilles, et les Etats Membres pratiquant l’aquaculture à partir de civelles importées, ou le repeuplement. Une partition est établie par la revue le Pêcheur professionnel entre les pays d’Europe du Nord et les pays d’Europe du sud. Elle relate la session du 17 mars 2004 du Parlement européen, où la Commission européenne a présenté le projet d’action communautaire concernant la gestion de l’anguille. Cette présentation a soulevé des débats, faisant intervenir une distinction entre les pays d’Europe du Nord qui soutiennent la politique européenne tandis que ceux de l’Europe du sud, dont la France, prônent le respect du principe de subsidiarité (chaque Etat doit rester son propre maître). Toujours selon le Pêcheur professionnel « le député français au Parlement européen, Dominique Souchet, a d’ailleurs annoncé le 18 mars que « l’intervention de la Commission européenne ne doit en aucune manière remettre en cause l’excellent travail accompli dans la confiance entre professionnels et scientifiques, notamment en France, pour favoriser la gestion de l’anguille efficace, durable et souple, adaptée aux besoins de chaque bassin concerné ». (Le Pêcheur professionnel, 2004). La France, mais aussi l’Espagne, s’opposent à ce que le niveau européen impose la gestion et restreigne voire interdise la pêche. Les deux pays souhaitent que l’Europe interviennE peu dans la régulation des pêches et défendent le principe de subsidiarité. Les pays du Nord de l’Europe, importateurs de civelles étaient plutôt favorables à des mesures portant sur le repeuplement. Cette partition entre pays d’Europe du Nord et pays d’Europe du Sud est aussi opératoire parmi les acteurs locaux. L'un d'eux distingue les « amis des poissons » au nord et « les amis des pêcheurs » au sud de l’Europe. Cette distinction entre l’Europe du Nord et l’Europe du sud reflète partiellement la réalité des choses, dans la mesure où l’Italie, pays de l’Europe du sud, contribue de manière non négligeable à la production aquacole et où l’Angleterre, pays d’Europe du Nord, constitue l’un des gros producteurs de civelles.

Pays Production (en tonnes) Pays-Bas 4 200 Danemark 2 100 Italie 1 000 Espagne 450 Grèce 450 Allemagne 400 Suède 230

Ilustration 10 Principales productions aquacoles des pays européens (source : EIFAC / ICES WGEEL Report 2008)

Pour défendre l’enjeu du maintien de la pêche, les représentants des pêcheurs se mobilisent au niveau de la Commission pour que les facteurs autres qu’halieutiques interviennent dans les réflexions sur les mesures à prendre : « d’emblée, on est intervenu, pour dire, il y a la pêche, mais il y a aussi d’autres facteurs d’origine humaine en eau douce, les pollutions, l’imprégnation des sédiments, les pesticides, les métaux lourds. On ne savait pas mais ce sont des perturbateurs endocriniens. Au début, ça c’était inaudible. On avait des gens qui avaient l’habitude de traiter des problèmes de stocks par la régulation des pêches en faisant des modèles » (représentant pêcheurs professionnels). Ils souhaitent que la DG Environnement participe à la rédaction du règlement. Malgré leur demande, cette dernière a été peu impliquée, laissant à la seule DG Mare l’interprétation des mesures à prendre. Selon l’un des représentants des pêcheurs qui a été présent dans les réunions sur la pêche qui se sont tenues au niveau européen, « On a exigé qu’à des réunions des gens de la DG environnement soient là, mais ils ne voulaient pas venir. Ils ne sont venus qu’à une seule réunion. Pour eux, les poissons, ce sont les problèmes des pêcheurs. Eux, c’est les oiseaux… ils ne sont venus qu’à une seule réunion. On n’a pas pu discuter avec eux. Il y a eu des échanges de mels avec la DG environnement. Les cloisonnement intellectuels sont trop forts » (représentant pêcheurs professionnels). Cette direction étant consacré à la pêche, les mesures ont pour une grande partie d’entre elles portées sur la pêche. C’est une façon « de s’occuper du plus simple », pour ce représentant qui regrette que la seule logique de la DG Mare ait été prise en compte, agir sur la pêche (voir p 16). En outre, la DG environnement n’a pas souhaité donner d’avis sur le projet.

Une partie des demandes des pêcheurs a néanmoins été prise en compte, puisque la première proposition de règlement en 2003, jugée trop orientée sur la pêche (avec une proposition de réduction de la pêche à 15 jours par mois) a été rejetée. Le texte final n’intègre pas que les seuls facteurs liés à la pêche mais aussi la question des milieux et de la libre circulation. Mais les mesures immédiates à être proposées portent sur la pêche. Cependant, la Commission européenne insiste sur la nécessité de coordination avec d’autres programmes concernés : « Lors de l’élaboration des programmes, il faudra veiller à la coordination avec les mesures et actions communautaires existantes, qu’il s’agisse de la conservation des habitats naturels, de la faune sauvage ou de la politique de l’eau »8. Cela n’a semble-t-il pas été suffisant au niveau européen

pour intégrer d’autres enjeux que ceux liés à la pêche dans la discussion. Si la DG Environnement a justifié sa non participation du fait qu’elle a « fait son travail » dans le cadre de la DCE, son absence dans les discussions n’a pas permis d’établir de relations plus étroites entre les différents facteurs de gestion de l’anguille. La DG énergie n’a pas non plus été présente dans les discussions. Peu de discussions relatives à l’hydroélectricité et les barrages ont eu lieu au niveau européen.

Les pêcheurs professionnels ne sont pas les seuls à regretter que le règlement soit très axé sur la pêche, mais aussi les experts qui ont mené un audit des politiques publiques des poissons migrateurs en France. Balland et Manfredi mènent cette mission en 2006, à un moment où le règlement européen est en discussion. Cela leur fournit l'opportunité d'exposer leur point de vue. Ils se désolent du fait que le règlement européen mette l'accent essentiellement sur la pêche professionnelle. « Au-delà, la mission regrette la focalisation faite sur l’activité de pêche professionnelle du projet de règlement européen ; elle trouve la démarche non fondée, voire injuste, au regard de la multiplicité des facteurs susceptibles d’altérer les stocks en place aux divers stades de développement de l’espèce ».

Ce sentiment est aussi partagé par ce scientifique. Il décèle deux « erreurs » dans les modalités de rédaction de ce règlement, la première, que seule la DG Mare ait été associée à sa rédaction, la seconde, qu’un jargon incompréhensible par la plupart des acteurs ait été utilisé : « le côté négatif, moi, me semble-t-il, c’est premièrement, c’est une belle erreur pour moi au niveau européen, d’avoir fait pondre ce type de règlement par la seule direction des pêches. Ça aurait mérité d’avoir un étage, un plan au dessus, ou de mettre dans le coup de manière officielle et directe aussi bien des hydroélectriciens, les pêcheurs, les agriculteurs au travers de la qualité de l’eau etc. Bon, ça c’est la première erreur ».

8 http://presseeuropa.fr/press-releases/peche-de-l-anguille-la-commission-propose-la-fermeture-saisonniere-en-

Une partie des acteurs regrette aussi que les sanctions ne portent que sur la pêche. Effectivement, une réduction de 50% de l’effort de pêche est prévue si les Etats membres ne respectent pas les obligations communautaires. D’autres sanctions sont pourtant prévues dans le règlement : « La réduction des captures visée au paragraphe 2 peut être remplacée totalement ou partiellement par des mesures immédiates portant sur d’autres facteurs de mortalité anthropique, qui permettent à un nombre d’anguilles argentées équivalent à celui qui serait obtenu par une réduction des captures de migrer vers la mer pour s’y reproduire ».

Affirmer que le règlement ne traite que de la pêche semble un peu réducteur, au regard du texte existant. Le règlement mentionne les autres facteurs de mortalité, et préconise une articulation étroite avec le programme de la DCE, et la DG énergie. Mais l’impression reste. On peut imputer cela au fait que la DG Mare, la seule rédactrice du règlement, l’a fortement imprégné de ses manières de faire et de sa culture. La référence aux autres impacts ne s’est pas traduite à ce niveau par des discussions, ou rarement, entre les différentes directions générales. La hiérarchisation des facteurs et des enjeux n’a de ce fait pu être discutée de manière complète. Différentes lectures sont faites du règlement. Au niveau local, le règlement est interprété comme étant la résolution d’un problème de ressource, non d’une question environnementale : « ce qu’on a compris aussi, c’est que cette initiative européenne était partie du monde de la pêche et pas de l’environnement. C’est la DG pêche qui était animatrice de cette réflexion et donc c’était avant tout une crise d’une ressource et pas du tout un problème environnemental au départ » (technicien participant au Cogepomi). Le règlement est perçu à cette échelle comme une politique à visée de préservation à court terme de la pêche de l'anguille. À cet échelon, ce règlement n’a pas pour objectif de sauver la pêche, mais de répondre à des enjeux d’alevinage pour l’Europe du nord et à ceux de la pêche pour l’Europe du Sud. Bien qu'une partie des acteurs (EPTB, agence de l’eau, scientifiques…) partagent le point de vue de Balland et Manfredi, et trouvent le règlement européen trop orienté sur la pêche, certains chercheurs estiment quant à eux que c'est l'un des règlements européens sur la pêche qui soit le plus environnementaliste, dans la mesure où il prend aussi en compte les facteurs non halieutiques de mortalité des anguilles. Ce point de vue sur le règlement est aussi partagé par ce représentant du ministère de l’agriculture et de la pêche. Selon lui, l’originalité du règlement est qu’il « fait appel à la gestion du milieu écologique et de la pêche ».

Les critiques dont ce texte est l’objet mettent en exergue l’un des enjeux importants de la gestion de l’anguille, la répartition des responsabilités quant à sa diminution. Deux types d’enjeux vont être discutés au niveau national. Le premier a trait à la pêche, le second à la qualité des habitats,

et plus particulièrement la libre circulation des poissons.

(b)

Un plan national qui intègre d’autres types d’enjeux

Les deux enjeux que sont la pêche et les habitats des poissons ont été discutés et débattus au niveau national, sur différentes scènes de négociation. On a vu que la gestion de la pêche relevait plus spécifiquement du niveau national tandis que la gestion des habitats relevait plutôt du niveau du bassin. On va maintenant observer de quelle manière les discussions ont été menées aux deux échelons, avec quels acteurs. Cela nous conduira à nous interroger sur la manière sont s'articule « le principe communautaire de l'usage, fondé sur la négociation entre les acteurs, et le principe régalien de la souveraineté nationale » (Faure & al, 1997).