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En raison de toutes les particularités de son culte et des légendes locales qui la concernent215, Déméter est généralement considérée comme la déesse principale de Paros216.

Si l’importance de la déesse est incontestable dès l’époque archaïque, peut-on pour autant en faire la divinité tutélaire de l’île217 ?

Avant de s’intéresser au cas parien, il est nécessaire de clarifier cette notion de tutélaire. Il s’agit de la divinité « principale », celle qui protège la cité et avec laquelle celle-ci entretient une relation privilégiée218. Cette notion est souvent confondue, à cause de l’influence du cas athénien, avec celle de « poliade », qui résulte aussi d’une

213 KAHIL (1984), p. 654-660. À Paros, un relief représente d’ailleurs Hermès et Artémis portant des torches.

Cf. III. 10.

214 IG XII 5, 134 (400-350 av. J.-C., cf. p. 18) qui mentionne le culte de [Déméter] Thesmophoros et de Korè

parmi ceux de la cité ; IG XII 5, 292 qui montre le prestige de la fonction de kabarnos au IIIe s. ap. J.-C. ; IG XII 5, 225 (deuxième tiers du ve s. av. J.-C., cf. p. 19) qui contient une interdiction fragmentaire ; en dehors de Paros,

Déméter est attestée par la lettre des Allariotes aux Pariens IC II, 1, 2 (IIe s. av. J.-C.), dans laquelle son sanctuaire est mentionné comme lieu d’exposition de la stèle.

215 L’association d’une divinité à l’histoire locale permet de souligner son importance dans le panthéon d’une

cité. Cf. JOST (1992), p. 27.

216 BERRANGER-AUSERVE (1992), p. 86 ; BRUN (1996),p. 75, n. 50 ; BERRANGER-AUSERVE (2000),p. 160 ;

SAVO (2004b), p. 405-406, n. 88 ; DETORATOU,KOURAYIOS (2006),p. 243 ; ORNAGHI (2009), p. 74, 113. CORSO (1984), p. 100 estime cependant que le culte le plus important de l’île était celui d’Héra tandis que selon MORETTI (1987),p. 163, Zeus « semble avoir été le dieu le plus important de Paros à l’époque archaïque ».

217 Déméter occupe rarement cette position au sein du panthéon d’une cité. Cf. COLE (1994),p. 201. 218 BONNET,PIRENNE-DELFORGE (2014), p. 202.

approximation219. La distinction est nécessaire à Paros, car bien qu’Athéna soit qualifiée de

Poliouchos, une variante de Polias, elle ne répond en aucune façon aux exigences d’une

divinité tutélaire220.

Le concept demeure néanmoins assez vague. C’est pourquoi U. Brackertz a proposé une série de critères auxquels la divinité dite « tutélaire » doit correspondre221. En comparant le cas spécifique de Déméter à Paros avec cette grille d’analyse, un certain nombre de points communs apparaissent. La possession de l’île par la déesse et sa fille est ainsi attestée dans l’Hymne homérique222. L’épisode de Miltiade à Paros, narré par Hérodote, permet également de supposer que Déméter garantit la sécurité de sa cité223. Selon l’historien, une sous- sacristine aurait trahi Paros, en apparence du moins, en donnant à l’Athénien des conseils pour prendre la cité. Or, après l’échec du stratège, l’oracle de Delphes indiqua aux Pariens d’épargner la femme, car c’était une image, et non la servante en question, qui était apparue à Miltiade pour le pousser à pénétrer dans le sanctuaire et à provoquer ainsi son malheur224. C’est en réalité la déesse du Thesmophorion, Déméter, qui intervint pour sauver les Pariens du siège. Le critère de protection de la cité correspond donc à la situation parienne.

L’implication de Déméter dans l’unité politique et dans les succès de la cité est moins claire225. Une fois encore, le passage d’Hérodote fournit peut-être des indications : si Miltiade tenait tant au Thesmophorion, cela pourrait signifier que ce dernier avait une importance politique forte, comme un lieu représentatif de l’identité politique des Pariens226. L’argument le plus marquant se trouve du côté de Thasos. Déméter occupe une position centrale dans le mythe de fondation brièvement relaté par Pausanias, dans lequel une jeune femme

219 Le terme « poliade » vient de Polieus/Polias. Or, cette épiclèse ne détermine pas toujours la divinité qui

semble recouvrir une position centrale dans le panthéon. Cf. PAUL (2013), p. 309.

220 Athéna Poliouchos est attestée dans IG XII 5, 134 et, peut-être, IG XII 5, 1029. HANSEN,NIELSEN (2004),

p. 766 et SAVO (2004a), p. 174 la décrivent comme la divinité protectrice de la cité et de ses citoyens.

221 BRACKERTZ (1976), p. 155. Les principales caractéristiques sont reprises par PAUL (2013), p. 310 et BONNET,

PIRENNE-DELFORGE (2014), p. 203 : le culte est le fondement de l’unité de la cité, la divinité garantit la sécurité et représente la cité dont elle détient la propriété. Elle assure en outre le succès politique et se manifeste notamment par des épiphanies.

222 Hymne homérique à Déméter, 490-491 : Ἀλλ’ ἄγ’ Ἐλευσῖνος θυοέσσης δῆµον ἔχουσαι καὶ Πάρον ἀµφιρύτην

Ἄντρωνά τε πετρήεντα (trad. HUMBERT : Hé bien ! vous qui possédez la terre odorante d’Éleusis, et Paros ceint par les flots, et la rocheuse Antrôn). Paros fut même nommée Démétrias et Kabarnis selon Stéph., s.v. Πάρος.

223 Hérodote VI, 134. Cf. le texte p. 13.

224 Hérodote VI, 135. Une version alternative, conservée dans deux scholies à Aelius Aristide, ὑπὲρ τῶν τεττάρων, 177, 2 ; 244, 3, est encore plus claire, puisque Miltiade s’enfuit par crainte de la déesse.

225 ORNAGHI (2009), p. 95-100 soutient cependant l’hypothèse d’un aspect politique fort dans son culte. Cette

affirmation s’inscrit dans son hypothèse d’un lien étroit entre la famille d’Archiloque et le culte de Déméter, grâce auquel les Tellides auraient dominé la politique parienne.

226 ORNAGHI (2009), p. 100. Un autre argument développé par ORNAGHI (2009), p. 98-99 provient d’un fragment

d’Archiloque, fr. 296 (éd. LASSERRE) : Δήµητρος ἁγνῆς καὶ Κόρης τὴν πανήγυριν σέβων. Selon M. Ornaghi, le terme πανήγυρις indiquerait une célébration religieuse avec de forts accents politiques. Toutefois, le terme n’est pas nécessairement plus politique qu’ἑορτή et ne prouve nullement que la déesse avait un rôle prépondérant dans l’unité politique et dans les succès de Paros.

transportant ses ὄργια apparaît aux côtés de Tellis227. La divinité patronnait ainsi la fondation de la colonie, ce qui démontre une importance politique de la déesse à Paros, du moins à cette époque228. Après l’époque archaïque en revanche, les quelques documents publics conservés

ne permettent pas de confirmer ou d’infirmer une importance politique du culte de Déméter229.

Le dernier critère abordé est celui du choix de la divinité pour représenter la cité. De ce point de vue, la numismatique constitue un témoin privilégié de la représentation de la cité vis-à-vis du monde extérieur. Après la bataille de Chéronée, Paros recommence à battre monnaie230. Sur ces pièces figurent des boucs, comme à l’époque archaïque, mais également des épis de blé et des représentations de Déméter ou de Korè231. Ces dernières ne sont cependant pas les seules divinités représentées, puisque l’on distingue sur d’autres pièces les figures de Dionysos ou d’Artémis232. Même si la représentation de Déméter reste majoritaire, elle n’est pas la seule à répondre au critère de la numismatique233.

J.-C. Moretti a avancé un autre candidat susceptible de représenter Paros auprès des cités grecques : Zeus234. Il se fonde sur un relief représentant, selon lui, Zeus, Apollon, Héraklès et Parthénos. Ce relief figure au dessus d’un traité à Delphes, dont un autre exemplaire a été retrouvé à Paros235. Parmi les quatre divinités du relief, J.-C. Moretti estime que Zeus représente Paros, une hypothèse qui ne convainc pas pour plusieurs raisons236. Le choix de

227 Paus. X, 28, 3. Cf. le texte p. 31. Sur la fonction exacte de Tellis, cf. ROLLEY (1965), p. 483, n. 1.

228 Cette importance aux origines de Thasos est confirmée par une particularité du Thesmophorion thasien, qui

accueillait les autels des dieux patrôioi. La figure divine de Déméter était donc clairement mise en relation à Thasos avec les dieux patrôioi et, par conséquent, avec la cité-mère de Paros. Sur les dieux patrôioi, cf. p. 103.

229 Le choix d’un sanctuaire de Déméter pour afficher les traités dans l’inscription crétoise IC II, 1, 2 pourrait

constituer un argument, mais ce rôle d’affichage des sanctuaires était assez commun et attesté ailleurs à Paros. Cf. p. 47.

230 BERRANGER-AUSERVE (2000), p. 109-110.

231 Sur les pièces de l’époque archaïque, cf. BABELON (1907),col. 1310-1312, pl. LXII, 1-3. Sur celles de

l’époque hellénistique, cf. BABELON (1914), col. 842-844.

232 BERRANGER-AUSERVE (2000), p. 117, 123.

233 La dédicace par des étrangers à une Déméter Paria dans SEG 33, 684 pourrait être également comprise

comme une représentation de la cité, à l’instar d’Apollon Délios à Délos. Néanmoins, le choix de la divinité par les marins s’explique plus directement par le nom de leur navire, « Déméter ». Cf. p. 33.

234 MORETTI (1987), p. 157-166.

235 IG XII 5, 109. Il s’agit d’une convention réglant un contentieux entre Thasos et Néapolis, sous l’autorité

morale du dieu de Delphes et avec la médiation et la garantie de Paros, métropole de Thasos. Des exemplaires devaient se trouver à Delphes, à Paros, à Thasos et à Néapolis. Cf. note 11.

236 BERRANGER-AUSERVE (1992), p. 186 émettait déjà des doutes sur l’identification de ce Zeus parien. Pourquoi

tout d’abord chaque dieu devrait-il représenter une cité en particulier ? Ce postulat est d’autant moins nécessaire que ces divinités étaient honorées dans les différentes cités, et que le culte d’Apollon par exemple avait également une grande importance à Paros. La présence de Zeus est en outre aisément justifiable dans une vignette de traité. Fréquemment qualifié d’Horkios, il garantit le respect du serment et est le dieu qui se place toujours au-dessus de la mêlée. Cf. BURKERT (2011), p. 185, 335.

Zeus pour représenter Paros ne s’appuie d’ailleurs sur aucune source écrite237. Un aspect tutélaire de Zeus à Paros n’est donc ni nécessaire ni probable.

Au contraire de Zeus, Déméter correspond par de nombreux aspects à ce qu’on appelle une divinité « tutélaire ». Même si elle ne remplit pas toutes les exigences de la grille d’U. Brackertz, les sources littéraires tendent effectivement à en faire la divinité la plus importante de Paros. Néanmoins, doit-on procéder, dans l’étude d’un panthéon local, à une hiérarchisation ? Le polythéisme grec constitue un réseau qui relie différents profils divins238. Ces dieux possèdent des compétences qui leur sont propres et qui permettent au Parien, de même qu’à tout Grec, d’identifier la figure divine à honorer. Ainsi, le concept même de divinité « tutélaire » appliqué au polythéisme grec pose question239, et le choix d’une divinité particulière est toujours relatif en fonction du point de vue adopté240. Si Déméter semble la plus à même de représenter Paros auprès des autres cités grecques, les documents à notre disposition ne permettent pas de lui attribuer avec certitude un rôle majeur dans le fonctionnement interne de la cité, du moins après l’époque archaïque241.

La question de la divinité tutélaire, dans le cas où elle demeure pertinente, est toutefois secondaire, et n’est peut-être pas la clé de lecture la plus appropriée pour étudier les panthéons locaux. Tout ce que nous pouvons finalement affirmer est que, selon les connaissances actuelles, Déméter est une divinité essentielle aux yeux des Pariens, même s’il faut faire attention à une possible déformation induite par le prisme documentaire. Elle entretient avec la cité une relation privilégiée, comme l’indiquent une série d’indices, mais demeure une divinité parmi d’autres. C’est pourquoi il est nécessaire de s’intéresser aux autres figures divines qui composent le panthéon parien, en commençant par le dieu de la médecine et fils d’Apollon, Asklépios.

237 Zeus Eleutherios et Hyperdexios est présent dans le domaine politique, mais ces épiclèses n’impliquent pas

une interprétation tutélaire. Cf. p. 96-99.

238 PIRENNE-DELFORGE,PIRONTI (2015), p. 40.

239 Ces doutes sont exprimés par PAUL (2013), p. 309 ; POLINSKAYA (2013), p. 368-370 ; BONNET,PIRENNE-

DELFORGE (2014), p. 203-204.

240 BONNET,PIRENNE-DELFORGE (2014), p. 224.

241 Pour cette période, la mise en évidence de la déesse dans le mythe de fondation de Thasos par les Pariens

ainsi que la localisation des dieux patrôioi dans le Thesmophorion thasien démontrent l’importance politique de Déméter. D’autres divinités interviennent plus tard dans le domaine politique. Cf. p. 110.

II. Les terrasses au sud de la ville : le complexe de

l’Asklépieion