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A. Le culte d’Ilithyie

3. Le champ d’action de la déesse

Le champ d’action d’Ilithyie est en théorie restreint : il s’agit de la déesse de l’accouchement. Cependant, même le profil d’une puissance divine aussi « spécialisée » qu’Ilithyie peut être parfois plus étendu, à l’image des divinités « majeures »419. Le champ d’action de la déesse est comparé à celui d’Asklépios et d’Hygie en raison de la documentation qui les concerne : les deux divinités reçoivent notamment des ex-voto anatomiques et des dédicaces pour des garçons. Faut-il en conclure que ces divinités avaient un rôle similaire ? Le cas parien fournit de bons réactifs pour appréhender le questionnement plus général de la polyvalence et de la spécificité des profils divins. En comparant les sphères d’activité des divinités du panthéon, il est possible d’évaluer d’éventuelles interactions entre ces sanctuaires.

Le profil guérisseur d’Ilithyie est peu probable et a sans doute été inspiré d’une analogie avec les dédicaces anatomiques à Asklépios et à Hygie420. Il est donc préférable de considérer les ex-voto représentant des seins comme des offrandes correspondant aux prérogatives traditionnelles de la déesse, l’accouchement et l’allaitement qui s’ensuit. Il est plus difficile en revanche d’expliquer la raison de toutes ces dédicaces pour des garçons et des jeunes enfants (παιδίων). Même si notre connaissance de ces offrandes est partielle et ne permet pas de connaître leur âge, ces derniers ne sont pas décrits comme des nouveau-nés. On constate dès lors une extension des prérogatives d’Ilithyie après la naissance de l’enfant.

Doit-on par conséquent définir l’Ilithyie parienne comme une divinité courotrophe421 ? Considérer les divinités de l’Asklépieion et du sanctuaire d’Ilithyie comme des divinités courotrophes sans autre distinction revient à dire que les familles pariennes pouvaient choisir entre des divinités équivalentes pour assurer la croissance de leur enfant. Il est vrai que ce processus jusqu’à la maturité est long et que beaucoup de dieux sont susceptibles d’être appelés à la rescousse422. Il est tout aussi indiscutable que ces deux divinités interviennent dans des champs d’action proches. La fonction de divinité courotrophe est néanmoins extrêmement large et n’est peut-être pas la plus adaptée pour décrire le fonctionnement d’Ilithyie423.

419 PARKER (2005a), p. 428 ; PIRENNE-DELFORGE,PIRONTI (2013), p. 71. 420 Cf. p. 68.

421 Ce questionnement est similaire à celui du chapitre précédent pour Asklépios et Hygie, puisque toutes ces

divinités témoignent d’une attention particulière pour les enfants. Cf. p. 55.

422 PIRENNE-DELFORGE (2004), p. 184-185.

423 Cf. PIRENNE-DELFORGE (2004), p. 175 : « Les entités qualifiées de courotrophes embrassent donc bien la

totalité du développement des êtres humains, depuis le moment de la fécondation jusqu’à la maturité, qui scelle la fin du processus, notamment par l’offrande d’une boucle de cheveux ».

La dédicace d’un couple pour un fils adoptif fournit quelques pistes de recherches supplémentaires424. Pourquoi un père aurait-il offert avec sa femme une dédicace à Ilithyie,

alors qu’il pouvait se diriger vers l’Asklépieion425 ? Dans cette inscription qui officialise

l’intégration de l’enfant dans une famille, les deux parents adoptifs sont décrits comme des µαῖοι. Ce terme est un hapax masculin formé sur le féminin µαῖα, qui signifie notamment la nourrice, la mère de substitution426. Le choix ou la création du mot est significatif : Gaius Julius Epianax se présente avec sa femme comme des mères de substitution427. Par cet acte, les dédicants deviennent d’une certaine manière les parents naturels, mais l’enfant obtient surtout son statut de fils. Sa naissance sociale et sa légitimité sont ainsi mises en évidence428. Avec cette dédicace, les erga d’Ilithyie s’écartent quelque peu du champ traditionnel de la naissance pour rejoindre celui de la légitimation. La déesse se rapproche dans cette optique du profil de sa mère, Héra. Cette prérogative demeure néanmoins au cœur du réseau fonctionnel qu’est l’accouchement, du côté traditionnel de la mère, mais aussi de celui de l’enfant, qui devient membre d’une famille429.

Que conclure sur le choix de la divinité destinataire d’une dédicace pour un enfant ? L’opposition entre le culte d’Ilithyie où les femmes seraient plus à l’aise et celui d’Asklépios fréquenté essentiellement par des hommes est insatisfaisante430. De fait, beaucoup de femmes interviennent dans les dédicaces à Asklépios et à Hygie avec leurs maris, voire seules431, et un homme apparaît dans une dédicace à Ilithyie, certes dans des circonstances et avec des objectifs particuliers. Au-delà de cette question du sexe des dédicants, la différence doit être recherchée au niveau du profil divin. Ces deux divinités ne sont pas interchangeables dans le champ de la courotrophie mais présentent des différences qualitatives432. Si le principal objet

du ou des parents est la santé de son enfant, il se dirigera vers la terrasse au sud de la ville pour honorer Asklépios et Hygie. Si la femme, nouvellement mère, s’inquiète pour les premiers mois critiques de son enfant, elle se tournera vers la déesse qui l’a accompagnée et a assuré le succès de son accouchement. Le choix de la divinité résulte alors d’une prière

424 IG XII 5, 199 (Ier s. ap. J.-C.).

425 Des inscriptions réalisées par des couples, notamment pour des enfants adoptifs, ont été retrouvées à

l’Asklépieion. Cf. p. 56-59.

426 LSJ suppl., s.v. « µαῖοι » ; LSJ, s.v. « µαῖα ». 427 LEITAO (2007), p. 263.

428 PIRENNE-DELFORGE,PIRONTI (2013), p. 85. 429 PIRENNE-DELFORGE,PIRONTI (2013), p. 84. 430 Interprétation de GEAGAN (1994), p. 167. 431 Cf. p. 57.

exaucée dans le passé et de la confiance qui lui accordée dans le présent433. Une dédicace conservée sur la base d’une petite statue pourrait confirmer cette interprétation434.

Βλαυθία Ἀλεξάνδρου⎜ ὑπὲρ ἑαυτῆς Εἰλειθυίῃ⎜ Σῳζούσῃ, Ἐπισῳζούσῃ⎜ εὐχήν.

Une certaine Blauthia consacre une petite statue féminine à Ilithyie Sôzousè, Episôzousè. Ces deux épiclèses, attestées pour Ilithyie à Paros uniquement, sont construites sur le verbe σώζω. Si le premier participe peut se traduire par « qui sauve », « qui conserve », le second est davantage problématique, puisque le verbe ἐπισώζω n’est pas attesté. Si on considère toutefois le préfixe ἐπι- dans le sens d’« après », d’un prolongement435, Ilithyie est non seulement « celle qui sauve », mais aussi « celle qui continue à sauver » les enfants dont elle a assuré la venue au monde ainsi que la femme dont l’accouchement a été un succès. La dédicace de Blauthia serait dans ce cas un exemple de la confiance dont jouissait Ilithyie, également après l’accouchement. Il n’est donc nullement nécessaire d’intégrer Ilithyie dans cette vaste catégorie des divinités courotrophes. Sa bienveillance, déjà expérimentée lors de la parturition, est également recherchée afin de protéger les enfants et la famille qu’ils ont intégrée436. Le domaine de la famille et plus précisément de la protection des enfants est

commun aux cultes d’Asklépios et d’Ilithyie, mais la raison du choix de la divinité est différente : les dédicaces de l’Asklépieion trouvent leur origine dans l’inquiétude pour la santé d’un enfant, celles sur le mont Kounados s’expliquent par une volonté de continuité après l’accouchement ainsi que, dans un cas particulier, par un souci de légitimation de l’enfant437.

La présence significative d’enfants dans les dédicaces à Asklépios, à Hygie et à Ilithyie rappelle à quel point naître, grandir et atteindre l’âge adulte, à Paros comme ailleurs, était l’une des préoccupations principales d’une famille. La richesse documentaire du culte d’Ilithyie à Paros démontre en outre que délimiter le profil d’une divinité, même aussi « spécialisée » qu’Ilithyie, est autrement plus compliqué que ne le laisse entendre une définition canonique telle que « déesse de la parturition ». Cette remarque est également de mise à propos des deux dernières divinités pariennes étudiées, Aphrodite et Zeus.

433 À propos de cette réflexion sur le choix d’une divinité, cf. BRULÉ (2015), p. 370. 434 IG XII 5, 1022 (datation inconnue).

435 Comme dans ἐπιβιόω, « vivre jusqu’à la fin », « survivre », ou ἐπιγίγνοµαι, « naître après ». Cf. Bailly, s.v.

« ἐπιβιόω », s.v. « ἐπιγίγνοµαι ».

436 PIRENNE-DELFORGE,PIRONTI (2013), p. 88.

437 Un autre aspect à prendre en compte concerne les éventuelles différences chronologiques, même si l’activité