• Aucun résultat trouvé

Chapitre 4. Discussion

4.3. Distribution du sélénium

4.3.1. Comparaison avec la littérature

Le Se total rapporté ici dans les algues de glace est moins élevé (0.03 µg g-1 humide) que les 0.15 µg g-1 humide trouvé par Campbell et al. (2005) dans la polynie des eaux du Nord. Par contre, l’utilisation du poids humide comme unité de référence dans la littérature pour les algues de glace induit une incertitude importante dans la comparaison des résultats. Comme les communautés sympagiques sont majoritairement composées de microalgues vivant dans un milieu aqueux salin, il est difficile d’établir un poids humide précis. La présentation des contenus en Se par gramme de carbone aurait été plus représentatif et aurait facilité la comparaison avec d’autres études, telle que celle présentée ici. Les moyennes en Se dans le phytoplancton citées dans la littérature (1.41 – 1.90 µg g-1 sec) (Sandholm et al. 1973, Wrench et Measures 1982, Cutter et Bruland 1984) se retrouvent au maximum de l’intervalle observé dans les échantillons analysés (0.50 – 1.70 µg g-1

sec). Les moyennes en Se total chez les deux bassins de production primaire ne sont pas significativement différentes (t-test, p = 0.068). Par contre, l’analyse d’un nombre d’échantillon plus important indiquerait potentiellement un résultat différent (phytoplancton

n = 6; algues de glace n = 4).

Les concentrations pour la communauté de zooplancton sont inférieures (0.26 µg g-1 humide) à celles de 1.79 µg g-1 humide trouvées par Campbell et al. (2005), mais concordent avec les échantillons de copépodes du genre Calanus rapportées par Dietz et al. (1996) (0.28 µg g-1 humide) près du Groenland. Les concentrations chez M. truncata (0.41 µg g-1 humide) et S. groenlandicus (0.39 µg g-1 humide) sont similaires au 0.33 µg g-1 humide rapporté précédemment pour S. groenlandicus (Dietz et al. 1996), mais sont inférieures au contenu des bivalves étudiés en mer de Kara (1.7 – 2.0 µg g-1 humide) (Sericano et al. 2001). Le muscle de chaboisseau (0.31 µg g-1 humide) contient des concentrations similaires à celles rapportées au Nunavik (0.35 µg g-1 humide) (Lemire et al. 2015) et supérieures à celles rapportées au Groenland (0.20 µg g-1 humide) (Dietz et al. 1996). Toutefois, le muscle de morue arctique (0.31 µg g-1 humide) est légèrement plus

60

faible en Se que ce qui est rapporté au Nunavik (0.70 µg g-1 humide) (Dewailly, 1996 dans (Lemire et al. 2015)) et fortement inférieur aux concentrations rapportées par Campbell et

al. (1.94 µg g-1 humide) (2005).

Les tissus de mammifères marins sont les tissus les plus concentrés rapportés dans cette étude. Le foie de phoque annelé (1.37 µg g-1 humide) est retrouvé en concentration cohérente avec la littérature (~ 2 µg g-1 humide) (Lemire et al. 2015), ou légèrement plus faible que rapporté (4.13 – 10.19 µg g-1 humide) dans 7 locations à travers l’archipel arctique canadien (Smith et Armstrong 1978, Campbell et al. 2005). Or, les concentrations de sélénonéine sont très faibles et la majorité du Se y serait présent sous forme inorganique en complexe avec le Hg (Clarkson 2002).Les concentrations en Se du muscle (0.31 µg g-1 humide) sont plus faibles que dans le foie, ce qui correspond aux résultats dans la littérature (0.33 – 0.51 µg g-1 humide) (Wagemann et al. 1996, Lemire et al. 2015). Le morse est l’espèce dont la concentration en Se dans le muscle est la plus élevée parmi les espèces analysées dans cette étude (1.41 µg g-1 humide). Les concentrations dans ce tissu sont très variables (voir la section 4.4 pour une analyse de la variabilité), mais correspondent très bien en moyenne à ce qui a été observé au Nunavik (1.53 µg g-1 humide) (Kwan, 2013 dans (Lemire et al. 2015)). Par contre, comme l’âge des individus de morse analysés n’était pas connu et que la concentration en Se total est connue pour être corrélée avec l’âge chez le phoque (Koeman et al. 1975) et le morse (Wagemann et Stewart 1994), il est difficile de conclure sur les similitudes avec la littérature. En comparaison, la peau de béluga, qui représente l’apport nutritionnel en Se le plus important au Nunavik, est très concentrée en Se total (3.5 µg g-1 humide) (Lemire et al. 2015). Étant donné la concentration élevée en sélénonéine rapportée dans la peau de béluga (Achouba et al. 2019) et l’analyse préliminaire d’un échantillon de peau de morse dans cette étude (0.241 μg Se g-1

humide; 52 % sélénonéine), ce tissu mérite une attention particulière d’un point de vue de l’alimentation.

Dans le cas de la sélénonéine, très peu d’études sont disponibles dans la littérature pour comparer les concentrations obtenues. Les résultats partagés dans le chapitre 3 représentent la première étude décrivant la distribution de la sélénonéine dans un réseau trophique en Arctique. Auparavant, les études présentées dans le tableau 12 représentaient les seules

61

informations disponibles au sujet de la distribution de la sélénonéine dans l’environnement marin.

Tableau 12. Contenus en Se total et en sélénonéine chez des espèces marines rapportés dans la littérature. Les moyennes (µg g-1 humide) ainsi que les écarts-types ou la gamme de valeur atteinte sont présentés pour les études ayant analysé des échantillons pour la présence de sélénonéine. Les tissus les plus concentrés analysés dans cette étude sont présentés à titre de comparaison.

Source Tissu Se total

(µg g-1 humide) Sélénonéine (µg g-1 humide) Sélénonéine (% du Se total) (Achouba et al. 2019)1 peau de béluga Nunavik Nunavut 3.5 (2.7 – 10.2) 6.0 (4.2 – 10.7) 1.8 (1.2 - 7.4) 2.9 (0.8 – 6.4) 54 % (45 – 74) 50 % (18 – 63) (Yamashita et al. 2011)2 sardine du pacifique barracuda japonais béryx maquereau du pacifique espadon thon rouge muscle lisse 0.33 ± 0.07 0.14 ± 0.02 1.44 ± 0.99 0.27 ± 0.05 0.53 ± 0.12 0.60 ± 0.09 0.11 ± 0.05 0.01 ± 0.01 0.10 ± 0.04 0.09 ± 0.02 0.22 ± 0.05 0.19 ± 0.03 3 – 42 % (Yamashita et Yamashita 2010)2 thon rouge muscle strié - ~ 3 à 15 ~ 98 % (Anan et al. 2010) tortue imbriquée (foie)

tortue verte (foie)

33 ± 11 4.1 ± 2.5

Détectée, mais non

quantifiée « principal » Cette étude morse

muscle peau bivalves Mya truncata Serripes groenlandicus 1.41 (0.4 – 8.8) 0.47 0.41 (0.27 – 0.97) 0.39 (0.28 – 0.55) 0.13 (0.02 – 0.44) 0.24 0.05 (0.02 – 0.10) 0.03 (0.01 – 0.11) 9 % (1 – 45) 52 % 11 % (4 – 25) 8 % (2 – 26)

1 Les résultats provenant du Nunavut ne proviennent pas de l’article cité, mais ont été obtenues par

communications personnelles.

2 Quelques espèces ont été sélectionnées selon leurs contenus en Se. Pour ces études, les concentrations en

sélénonéine ont été calculées en µg g-1 à partir des concentrations en nmol g-1 dans Yamashita et al. 2011 & Yamashita et Yamashita 2010. Les analyses ont été effectuées dans le muscle des espèces.

Dans la présente étude, les concentrations en sélénonéine les plus élevées parmi les échantillons analysés sont dans le muscle de morse, avec une moyenne de 0.132 µg g-1 humide, un maximum atteint de 0.444 µg g-1 humide et une proportion du Se total allant jusqu’à 45% (moyenne 9.4 %). Malgré le faible nombre d’échantillon analysé (n = 1),

62

l’échantillon de peau de morse mérite également d’être mentionné puisqu’il contient 0.241 µg g-1 humide de sélénonéine (52% du Se total). Ces concentrations sont toutefois largement inférieures à celles retrouvées dans le béluga du Nunavik et du Nunavut (médiane 1.8 et 2.9 µg g-1 humide; 54 et 50% du Se total) (Achouba et al. 2019) ainsi que dans un type particulier de muscle chez le thon rouge, le muscle strié (3 à 15 µg g-1 humide, 98 % du Se total) (Yamashita et Yamashita 2015). Par contre, elles correspondent bien à ce qui est retrouvé dans les autres espèces étudiées par les chercheurs japonais, qui contiennent moins de 0.25 µg g-1 humide (Yamashita et al. 2011). Les deux espèces de bivalves contiennent également des contenus intermédiaires en sélénonéine, avec des concentrations de 0.045 et 0.030 µg g-1 humide (M. truncata et S. groenlandicus respectivement). Ces concentrations sont plus faibles que chez les espèces mentionnées auparavant, mais représentent une proportion importante du Se total (11.0 et 7.7 % respectivement) et sont comparables à plusieurs espèces de poissons analysées par les chercheurs japonais (Tableau 12; (Yamashita et al. 2011)). Contrairement aux résultats obtenus par Yamashita, les échantillons de muscle de poisson analysés dans cette étude présentent des contenus très faibles en sélénonéine. Malgré les concentrations moyennes en Se total intermédiaires de 0.31 µg g-1 humide obtenues chez la morue arctique et le chaboisseau, seulement 4.3 % et 0.2 % se retrouve sous forme de sélénonéine. Plus d’études sont nécessaires pour comprendre les raisons à l’origine de l’absence presque totale de sélénonéine chez le chaboisseau.

4.3.2. Intérêt pour l’alimentation des Inuits

Tous les tissus analysés pour le Se total se retrouvent dans les catégories bonne à excellente, telles que proposées pour l’alimentation dans la littérature (faible < 0.20 μg g-1; bonne 0.20–0.50 μg g-1; très bonne 0.51–1.00 μg g-1; exceptionnelle > 1.00 μg g-1) (Rayman 2008, Lemire et al. 2010). Le morse, en raison de la concentration élevée en Se total et de la proportion importante en sélénonéine, est spécialement intéressant dans le cadre de l’alimentation traditionnelle inuite. Le morse a été historiquement chassé de façon importante par plusieurs communautés inuites (Desjardins 2013) et représente encore aujourd’hui une ressource importante pour l’alimentation dans certaines régions (Trukhin et Simokon 2018). La consommation du muscle amène une exposition relativement faible au Hg (Lemire et al. 2015), tout en procurant une source substantielle de Se et de sélénonéine.

63

Par contre, la très grande variabilité des concentrations en Se dans ce tissu, partiellement en raison de l’âge des animaux (Wagemann et Stewart 1994), implique qu’il soit plus difficile d’estimer avec précision la contribution de cet aliment à l’apport en Se chez les Inuits. Les bivalves contiennent également des concentrations relativement importantes en Se et en sélénonéine (section 4.3.1). Ces invertébrés sont régulièrement mentionnés dans des études décrivant l’alimentation traditionnelle inuite (Wein et al. 1996, Gagné et al. 2012). Toutefois, au Nunavik, il semble que leur consommation ne soit pas si fréquente puisqu’ils seraient moins accessibles faute d’équipement de plongée (Lemire et al. 2015).

La consommation de mattaaq de narval pourrait être une alternative intéressante à celle du mattaaq de béluga dans les communautés inuites où l’accès au béluga est restreint étant donné leurs distributions différentes, particulièrement sur les côtes du Groenland et en baie de Baffin (Reeves et al. 2014). Le mattaaq de narval n’a jamais été analysé pour la présence de sélénonéine, mais il a été démontré que ce tissu possède des concentrations très importantes en Se (5.05 ± 2.38 µg g-1 humide) (Wagemann et al. 1996, Dietz et al. 2018). De plus, les concentrations de Hg dans le mattaaq sont plus faibles que dans le muscle, donc sa consommation ne contribue pas autant à l’exposition au Hg (Lemire et al. 2015). Comme la peau de mammifère marin semble être propice à l’accumulation de sélénonéine, une analyse de spéciation du Se dans ce tissu est primordiale. De plus, le mattaaq est par définition également associé à une portion de gras sous-cutané. Le gras de mammifères marins étant élevé en EPA et DHA (~ 40 à 100 mg g-1, pour chaque acide gras), ce tissu est d’autant plus intéressant pour l’alimentation (Lemire et al. 2015).