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4- DISCUSSION

4.1 Synthèse des résultats

4.1.1 Distribution en mer durant la phase inter-nuptiale chez les Eudyptes

distribution en mer de trois espèces de gorfous de l’Océan Indien durant la période inter-nuptiale. Nous avons montré tout d’abord que ces déplacements étaient clairement de type migratoire, sur des échelles de plusieurs milliers de km en milieu océanique. De manière importante, aucun des animaux suivis n’est revenu à terre durant l’ensemble de cette période inter-nuptiale, que ce soit sur sa colonie d’origine ou toute autre côte.

Au-delà de simplement répondre à la question énigmatique (sensu Warham 1975) des aires ciblées par les gorfous durant cette période, cette thèse a également documenté des mécanismes de ségrégation écologique existant entre les différentes populations.

4.1.1.1 Apports respectifs des différentes échelles adoptées dans nos études

À l’échelle des individus d’une population, nos études ont dégagé (1) les zones d’alimentation favorables disponibles durant la période étudiée, (2) les différentes stratégies individuelles mises en place en rapport avec l’exploitation de ces zones, ainsi que (3) l’absence de divergence des distributions des individus selon leur sexe.

Les zones d’alimentation exploitées durant la période inter-nuptiale paraissent éloignées des colonies : ceci pourrait refléter une déplétion des proies autour des colonies (parfois immenses) après la

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période de reproduction, due à l’activité intense des prédateurs liés à ce point central ("halo de Ashmole", Ashmole 1963, Birt et al. 1987, Ainley et al. 2004), au sein d’un ensemble homogène. D’autre part, les efflorescences phytoplanctoniques qui produisent des conditions d’alimentation très favorables pour ces prédateurs durant l’été austral (Knox 2007) sont très réduites à cette période, ce qui contraint sans doute ces derniers à migrer vers une zone où la ressource est abondante et prédictible à cette saison (Alerstam et al. 2003, Dingle & Drake 2007, Mueller & Fagan 2008).

En comparant plusieurs populations de la même espèce (échantillonnées la même année depuis des sites différents, ou une même population échantillonnée plusieurs années), nous avons pu affiner ces conclusions. Tout d’abord, les zones d’alimentation ciblées n’étaient pas seulement des zones éloignées des colonies, mais se trouvaient concentrées sur certains secteurs spécifiques. Ainsi, une forte divergence des migrations a été observée entre les sites, avec en particulier les migrations à contre-courant de l’ACC qui se font depuis Crozet, et dans une moindre mesure, depuis Marion (Figure 24).

Figure 24. Synthèse des voies migratoires empruntées par les différentes populations de gorfous échantillonnées dans l’Océan Indien austral (E. chrysolophus en rouge, E. filholi en jaune, E. moseleyi en vert). Le sens du courant circumpolaire Antarctique est également indiqué

La zone située entre Crozet et Kerguelen a semblé ainsi très défavorable à l’alimentation de ces prédateurs, qui sont pourtant connus pour leur plasticité alimentaire en fonction de l’environnement (Tremblay & Cherel 2003). Ceci peut être relié à la particularité hydrologique de cette zone, très turbulente en raison de la présence du talus du Plateau de Kerguelen, qui va dévier le flux de l’ACC et produire des remontées d’eau (Park et al. 2008). Ce brassage peut modifier la composition planctonique du milieu, mais également rendre turbide la couche euphotique, limitant ainsi la production primaire. Le chapitre 3.5 suggère en effet que les zones de très fort brassage sont défavorables à la distribution des gorfous (Figure 8b de l’Annexe A5). D’autre part, l’apparente fidélité inter-annuelle aux sites exploités (macaronis de Kerguelen suivis sur 2 années successives) et la constance des différentes stratégies individuelles confirment que tous les sites potentiellement accessibles dans le rayon d’action des gorfous ne sont pas favorables à l’alimentation. Nos études suggèrent ainsi une forte

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hétérogénéité spatiale des zones d’alimentation favorables pour les gorfous en période inter-nuptiale, dans le sud de l’Océan Indien. Ces résultats vont également dans le sens d’une certaine prédictibilité de ces zones favorables à large échelle (Dingle & Drake 2007, Mueller & Fagan 2008).

En comparant la distribution en mer de plusieurs populations de plusieurs espèces, nous avons aussi pu dévoiler certains aspects de la biologie évolutive de ces espèces. Tout d’abord, nous avons pu mettre en évidence le rôle majeur du décalage des cycles de reproduction des gorfous qui permet de limiter les recouvrements des domaines vitaux, que ce soit au départ des colonies où les espèces sont sympatriques (cas des gorfous macaroni versus sauteur) ou encore sur les habitats océaniques exploités en hiver (cas des gorfous sauteurs subtropical versus subantarctique). Il semble ainsi que ces traits phénologiques des espèces favorisent la coexistence de ces espèces marines. Ces ajustements font toutefois face à certains obstacles. Le décalage entre le pic de disponibilité des ressources alimentaires et celui de la demande énergétique des animaux lors de l’élevage des jeunes est probablement la première contrainte à ce changement ("match-mismatch hypothesis", Cushing 1990, Durant et al. 2005). Cette contrainte explique probablement pourquoi dans le cas d’espèces sympatriques présentant un léger décalage de leurs cycles (cas du gorfou macaroni versus sauteur : 3 semaines, voir Tableau 1), une faible différence de régime alimentaire est perçue (comparer leurs signatures isotopiques dans les chapitres 3.3 et 3.4). Au contraire, dans le cas d’espèces présentant un large décalage de cycle, lié à la différence de l’environnement exploité (cas du gorfou sauteur subtropical versus subantarctique : 3 mois, voir Tableau 1), le régime alimentaire respectif repose sur des proies très différentes (Tremblay & Cherel 2003, chapitre 3.4).

4.1.1.2 Distributions orientées des populations : reflets d’effets culturels ?

Outre les faits documentés par nos études, rapportés ci-dessus, un phénomène pour le moins intriguant et passionnant d’un point de vue évolutif a été mis en évidence dans le chapitre 3.5. En effet, des directions de migration similaires ont été observées entre les individus d’espèces sympatriques sur chacun des sites étudiés, tandis qu’au sein de chaque espèce existaient des patrons de migration contrastés entre les populations des différents sites (Figure 24). De tels patrons reflètent donc des stratégies site-spécifiques d’exploitation de l’environnement. Ces stratégies sont généralement mises en place dans des milieux où la ressource alimentaire est distribuée de manière spatialement fortement hétérogène ("patchs"), mais plutôt prédictible dans le temps, ceci à une échelle spatiale moyenne à large (Alerstam et al. 2003, Mueller & Fagan 2008). Il existe donc un avantage sélectif majeur pour un individu à choisir de se déplacer vers le patch le plus proche, de manière à minimiser le coût d’acquisition de cette ressource par déplacement, par rapport au bénéfice lié à l’exploitation de celle-ci (Austin et al. 2006). Les individus les plus efficaces de ce point de vue seront donc plus à-même de subvenir aux besoins de la reproduction en élevant avec succès leur progéniture, et ainsi transmettre leurs gènes.

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Le fait que 96% les oiseaux marins se reproduisent en colonies favorise probablement l’émergence de ces stratégies chez ces organismes : la possibilité d’échange d’informations entre les individus d’une même colonie a fait l’objet de nombreux débats (Ward & Zahavi 1973, Clark & Mangel 1984, Rolland et al. 1998, Coulson 2002, Weimerskirch et al. 2010). Dans notre étude, l’existence de ces stratégies révèle un avantage sélectif majeur à exploiter massivement certaines zones selon le site d’origine, de manière à maximiser les gains à l’échelle individuelle. Le départ et le retour assez synchrones des gorfous, la cohérence marquée dans leur distribution, les observations de groupes en mer et de plongées synchrones des individus (Stahl et al. 1996, Tremblay & Cherel 1999, nos études) montrent que chez ces animaux, le groupe influence largement les décisions individuelles. Ainsi ces différentes caractéristiques des gorfous favorisent l’émergence de stratégies de recherche alimentaire au niveau populationnel (Boinski & Garber 2000).

Dans l’Océan Indien, l’existence de telles stratégies suggère que l’hétérogénéité de la répartition des milieux favorables n’est pas récente et reflète probablement les histoires environnementales contrastées des différents sites. Par exemple, un facteur historique pourrait être lié à la chasse baleinière, dont la pression a été considérable dans ce secteur au cours du 19ème siècle (Conroy 1975, Branch et al. 2007). La quasi-disparition de cette immense biomasse de prédateurs (rorquals bleu, commun, boréal et petit, baleines à bosse et franche), potentiellement compétiteurs des gorfous pour les crustacés, a probablement agi comme une mise à disposition des proies pour ces derniers (Conroy 1975). Cette chasse a été particulièrement intensive dans le secteur Marion-Crozet (Branch et al. 2007). Nous formulons l’hypothèse que les gorfous de ces dernières îles auraient ainsi avantage à se diriger à contre-courant afin de profiter de cette manne de nourriture aujourd’hui disponible. La condition sous-jacente de cette hypothèse est l’existence de comportements pionniers ou originaux parmi certains individus des populations, à la base de la connaissance de l’environnement par les prédateurs, supposée parfaite (Charnov 1976). Cette condition sous-jacente semblait vérifiée dans notre étude, avec certains individus montrant des stratégies migratoires originales au sein de leur population (cas des gorfous macaroni de Crozet par exemple, cf. Figure 1 de l’annexe A3).

D’autre part, ces stratégies populationnelles site-spécifiques peuvent également être moins dépendantes de la distribution de la ressource alimentaire per se (Portha et al. 2002). Dans ce cas, leur existence suggère que ces animaux sont sensibles à des effets culturels, propres au site, et peu dépendants de l’espèce et de l’année (Grémillet et al. 2004, Trathan et al. 2006). En effet, des animaux longévifs sont capables de mémoriser la localisation des sites profitables (Bailey et al. 1996, Alerstam et al. 2003). Cet effet mémoire, exprimé au niveau populationnel par des espèces sociales, peut provoquer des patrons de distribution orientée tels que ceux observés dans nos études. Ces patrons de distribution orientés répondent ainsi aux critères d’effets culturels sur les stratégies d’approvisionnement (e.g. Grémillet et al. 2004). Il est probable que ces patrons font partie des traits d’histoire de vie de ces populations depuis de nombreuses générations ; toutefois ils semblent relativement malléables puisque ces populations sont certainement liées entre elles par leur historique de colonisation des îles (p.ex. de Dinechin et al. 2009), et présentent pourtant des effets culturels contrastés (voir chapitres suivants).

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4.1.1.3 Spécificités du gorfou sauteur subtropical Eudyptes moseleyi

Dans ce travail nous avons pu comparer entre elles des espèces sympatriques sur différents sites (le gorfou macaroni et sauteur subantarctique), mais également des espèces jumelles, très récemment différenciées et se reproduisant sur des sites voisins : le gorfou sauteur subtropical et subantarctique (Banks et al. 2006, de Dinechin et al. 2009).

Jusqu’à notre étude, les différences observées entre ces deux dernières espèces relevaient de la morphologie, de la biologie de reproduction, du chant, du comportement de recherche alimentaire et du spectre de proies consommées (Warham 1975, Duroselle & Tollu 1977, Jouventin 1982, Tremblay & Cherel 2003). Au niveau de son cycle de reproduction, le gorfou sauteur subtropical est plus précoce d’environ 3 mois que son jumeau subantarctique (Tableau 1), désertant les colonies seulement 2 mois en avance sur ce dernier. La période d’élevage du jeune est la source principale de cette différence, puisqu’elle dure 2 à 3 fois plus longtemps chez l’espèce subtropicale, soit environ 40 j de plus. En effet, durant l’été austral, la production primaire et secondaire de la zone subtropicale sont bien moindres que celles de la zone subantarctique (Longhurst 2006, Knox 2007). Cette caractéristique appuie donc la théorie de l’importance des gradients latitudinaux environnementaux (température) dans la spéciation chez les manchots, par rapport aux distances inter-îles (Jouventin 1982).

Récemment, un scénario élégant de radiation spécifique a été développé pour les gorfous sauteurs (de Dinechin et al. 2009). Ce scénario a proposé que l’espèce subtropicale dérive de l’espèce subantarctique par isolement des populations suite aux mouvements historiques des fronts séparant les masses d’eau. L’île d’Amsterdam, très récente, aurait été colonisée tardivement au cours de ce processus, à partir d’animaux subantarctiques. Notre étude appuie cette origine subantarctique : en effet, les animaux d’Amsterdam exploitent la région du front subantarctique lorsqu’ils sont dégagés des contraintes de reproduction. Ceci semble indiquer que ces gorfous sont des animaux d’origine subantarctique, ayant réussi à coloniser la zone subtropicale pour laquelle ils présentent certaines adaptations : une précocité du cycle de reproduction permettant de pallier son allongement dans le but que les jeunes s’émancipent durant la période optimale pour leur survie (Duroselle & Tollu 1977). Il serait par conséquent très intéressant d’approfondir l’étude de ces liens des gorfous subtropicaux pour la zone subantarctique en suivant les déplacements de ces animaux durant d’autres longues périodes passées en mer, en dehors de la reproduction (dispersion post-nuptiale, année sabbatique, voyage précédant la mue).