• Aucun résultat trouvé

4- DISCUSSION

4.1 Synthèse des résultats

4.1.2 La dispersion post-natale chez les manchots papou et empereur

Cette phase du cycle de vie est extrêmement peu documentée chez les oiseaux marins. Pourtant, elle paraît cruciale à étudier dans un contexte de conservation car les juvéniles sont potentiellement plus vulnérables que les adultes aux diverses menaces existant dans leur environnement et pouvant affecter leur survie : à la fois en raison de leur inexpérience et de leur plus grand rayon de distribution

94

(Kooyman et al. 1996, Gales 1998, Weimerskirch et al. 2006, Trebilco et al. 2008, Wienecke et al. 2010). D’une manière générale, le suivi à distance des déplacements des individus juvéniles est délicat, en raison des lourdes incertitudes concernant la récupération des appareils utilisés (voir chapitre 2.3.2). L’utilisation de GLS était donc à proscrire, au profit d’appareils émetteurs, mais ces derniers sont trop encombrants pour le suivi à long terme d’animaux tels que les gorfous. C’est donc pour ces raisons éthiques que le suivi de la dispersion post-natale n’a pas été fait chez les mêmes espèces que le suivi de la migration inter-nuptiale, mais chez des manchots de taille supérieure. Ce choix présentait donc l’avantage de la réception de données depuis les appareils déployées, par rapport au risque de ne récupérer aucun GLS. Cependant, la différence de coût des appareils utilisés par rapport aux GLS nous a amené à réduire considérablement les effectifs : seulement 6 juvéniles ont ainsi équipés chez les deux modèles d’étude de la dispersion post-natale, au lieu d’une vingtaine pour chaque population suivie durant la migration inter-nuptiale.

Dans nos travaux, il s’est avéré que chez les deux modèles d’étude, un seul a véritablement duré dans le temps sur les 6 animaux étudiés (pour des raisons inexpliquées), rendant difficile la généralisation des résultats observés. Les données collectées permettent toutefois de dégager plusieurs résultats généraux marquants, qui représentent des avancées incontestables dans le cadre de la problématique définie.

4.1.2.1 Rayon d’action et habitats prospectés chez les juvéniles par rapport aux adultes

Chez les deux modèles d’étude, les individus juvéniles ont effectué des déplacements horizontaux spectaculaires lors de la première phase suivant leur émancipation des colonies. En effet, les jeunes manchots ont dispersé sur un rayon bien plus large que celui connu pour les déplacements des adultes reproducteurs (voir chapitres 3.7 et 3.8). Ce résultat confirme les connaissances actuelles sur la phase de dispersion post-natale des prédateurs marins (phoques : Field et al. 2005, manchots : Kooyman et al. 1996, albatros : Weimerskirch et al. 2006, pétrels : Trebilco et al. 2008). Chez le manchot papou, les individus juvéniles issus du Golfe du Morbihan ont tous rapidement quitté cet environnement pour gagner les baies et fjords de la côte nord-est de l’archipel, alors que les adultes reproducteurs ne quittent pas cette mer fermée (Lescroël & Bost 2005). De la même manière, les juvéniles issus de la colonie de mer ouverte ont rayonné largement sur l’étendue du Plateau de Kerguelen, atteignant des éloignements a

minima très supérieurs à ceux connus pour les adultes reproducteurs de cette même colonie (Lescroël & Bost 2005). Chez le manchot empereur, le rayon d’action des juvéniles était tel que ces derniers ont atteint une masse d’eau dont l’utilisation n’a jamais été montrée chez les adultes issus de la même colonie : la PFZ. Trois autres études récentes (Kooyman et al. 1996, Kooyman & Ponganis 2008, Wienecke et al. 2010) ont montré que des manchots empereurs juvéniles suivis depuis d’autres sites ont adopté un comportement similaire à celui observé dans notre étude, et atteint des latitudes record, proches de nos valeurs, pour la distribution de l’espèce. Ces dernières études confirment que les jeunes manchots empereurs franchissent communément les limites de la région Antarctique (limite sud de l’ACC voire front polaire) lors de leur première phase de dispersion.

95

La question de savoir pourquoi, dans un cas général, les juvéniles dispersent avec un rayon d’action supérieur à celui des adultes reproducteurs se pose alors. En devenant indépendants de leurs parents, les juvéniles doivent s’approvisionner et disperser par eux-mêmes. Pour cela, un ensemble de comportements acquis dans l’environnement et/ou innés, c’est-à-dire fixés génétiquement, vont être mis à profit (Berthold 1996, Alerstam et al. 2003). Durant cette période, ces individus naïfs doivent acquérir les compétences de déplacement et d’approvisionnement efficaces (Burger 1980, Yoda et al. 2004), et sont exposés à des taux de mortalité naturelle élevés (Clutton-Brock 1988). Malgré le peu d’information disponible sur cette période critique, les causes proximales de la dispersion à grande échelle généralement observée chez les juvéniles depuis leur lieu de naissance pourraient se trouver dans la compétition intra-spécifique qui peut avoir lieu autour des sites de reproduction avec les adultes (Clobert et al. 2001). De tels facteurs écologiques proximaux peuvent ainsi mener à la fixation génétique de mécanismes de dispersion qui assureraient aux individus la capacité de trouver leur chemin vers des sites d’approvisionnement favorables et sûrs (Berthold 1996, Dingle 1996, Clobert et al. 2001). Les individus naîtraient donc avec un programme de dispersion fixé mais déclenché par des stimuli environnementaux, qui les dirigerait ainsi pas à pas le long de leur déplacement océanique. Ce programme de dispersion inné implique fréquemment l’utilisation du champ magnétique terrestre (voir Alerstam et al. 2003 pour une synthèse).

Chez les oiseaux marins, la durée de la phase d’immaturité peut être particulièrement élevée (Warham 1990) : 5 ans chez les gorfous et manchot empereur, 3 ans chez le manchot papou (Williams 1995). Ceci peut être interprété comme le résultat d’une longue période d’apprentissage des capacités à s’approvisionner efficacement dans le milieu (Lack 1954). La phase la plus critique, avec le plus haut risque de mortalité, se situerait durant le premier hiver lorsque les juvéniles dispersent sur de très longues distances, dans des zones non-identifiées (Warham 1990, Gales 1998, Weimerskirch et al. 2006, Trebilco et al. 2008, Wienecke et al. 2010). Comme notre étude le souligne, le comportement des oiseaux marins durant cette phase est encore très mal connu notamment à cause des difficultés techniques de suivre ces animaux sur de longues périodes, particulièrement en milieu pélagique (chapitre 3.8, Kooyman et al. 1996), mais pas uniquement (chapitre 3.7). L’aptitude des oiseaux marins à revenir sur leur lieu de naissance après plusieurs années d’immaturité passées au large (Inchausti & Weimerskirch 2002) semble là encore indiquer l’utilisation de mécanismes innés pour la navigation sur de grandes distances, de manière très similaire aux oiseaux terrestres (Berthold 1996). Les manchots apparaissent toutefois être un cas particulier, puisque la mue doit se faire à terre (Williams 1995), réduisant ainsi le temps disponible et en conséquence la distance parcourue en mer. En résumé, cette première phase de dispersion très directionnelle et cohérente (sortie du Golfe du Morbihan pour les jeunes manchots papous de ce site, route vers le nord pour les jeunes manchots empereurs) observée dans nos études ne semble pas refléter un phénomène passif, puisque aucun courant marin ne pouvait être à la base de ce mouvement dans la région considérée. Ainsi, cette première phase de la dispersion doit bien être vue comme active, mais probablement au moins en partie due à des mécanismes innés.

96

4.1.2.2 Stabilisation des paramètres suivis

La seconde phase de dispersion des juvéniles, plus ou moins mobile, correspond probablement à une période davantage influencée par l’apprentissage au niveau individuel que la précédente (Weimerskirch et al. 2006, nos études). En effet, durant cette deuxième phase, davantage de variation inter-individuelle est observée chez nos deux espèces suivies. Ceci reflète probablement les choix réalisés au niveau individuel, qui amènent les individus à subir différemment les uns des autres l’influence des facteurs déterminant les mouvements à grande échelle (courants marins, vent) en fonction de leur position, comme cela est le cas chez d’autres oiseaux marins (Weimerskirch et al. 2006).

Le succès d’approvisionnement des manchots est étroitement lié à leurs capacités de plongée (Green et al. 2005, Lescroël et al. 2010). Chez les jeunes manchots empereurs, la possibilité de suivre les performances de plongée (profondeur, durée) nous a montré une augmentation rapide de ces capacités au cours des semaines, pour ensuite évoluer vers une relative stabilité à partir de 10 semaines en mer. Ces plateaux rejoignaient partiellement les valeurs observées chez les adultes reproducteurs (Kooyman & Kooyman 1995, Rodary et al. 2000, Zimmer et al. 2008b). Ceci suggère que pour certains paramètres de plongée (temps d’immersion notamment), les jeunes ont atteint les capacités des adultes en une dizaine de semaines. Toutefois, le suivi de paramètres physiologiques tels que le gain de masse corporelle et la teneur en myoglobine sur les 10 premières semaines en mer chez deux jeunes manchots empereurs (Ponganis et al. 1999) suggère que les juvéniles sont encore loin de posséder à ce stade les extraordinaires capacités de plongée en apnée des adultes.

Malgré ce bémol, les paramètres suivis chez les jeunes manchots empereurs et leur relative stabilisation conforte l’exploitation des résultats obtenus chez les jeunes manchots papous. En effet, nous avons considéré dans le chapitre 3.7 que le suivi des jeunes manchots papous sur une moyenne de 53 jours, et jusqu’à 212 jours, permettait de documenter les habitats sélectionnés par ces juvéniles, c’est-à-dire les choix comportementaux réalisés au-delà de la période la plus influencée par les mécanismes innés. Ce dernier suivi était certes inférieur à la durée de 10 semaines mise en évidence chez les jeunes manchots empereurs ; toutefois nous pensons que la phase d’expression des choix individuels est plus précoce chez le manchot papou. En effet, le manchot empereur est un cas très particulier au sein de l’ordre des Sphénisciformes : lors de leur émancipation, les juvéniles présentent une masse corporelle équivalent à seulement 60% de celle des adultes (Prévost 1961), cette proportion étant la plus faible trouvée chez les manchots. Chez le manchot papou, les juvéniles s’émancipent avec une masse corporelle proche de celle des parents (de 90% en mer fermée à 93% en mer ouverte, C.A. Bost, comm. pers.), ce qui rapproche probablement les juvéniles des capacités d’approvisionnement des adultes. D’autre part, les capacités de plongée hors du commun des manchots empereurs nécessitent certainement un apprentissage plus long pour les juvéniles de cette espèce (Ponganis et al. 1999).

Ainsi, nous estimons avoir pu étudier au cours de cette thèse deux phases de la dispersion juvénile chez les deux espèces suivies. En premier lieu, nous avons suivi la spectaculaire phase de

97

dispersion per se, relevant au moins en partie de mécanismes innés. D’autre part, nous avons également documenté les choix comportementaux de sélection d’habitat réalisés au niveau individuel, qui reflètent davantage un apprentissage à l’exploitation du milieu par ces animaux. En dépit des déconvenues énoncées plus haut, nos deux études ont donc finalement atteint leurs objectifs.