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A) Distance et mobilité : Distance sociale et distance spatiale

3) La distanciation à l’offre sociale

a) Les difficultés interactionnelles i) Le rapport au corps

Les sans-abris sont stigmatisés au sens d’Erving Goffman40, c’est-à-dire que leur attribut

« sans-abri » constitue un écart eu égard aux attentes normatives de ceux qu’il nomme « les normaux ». Selon Goffman, l’identité sociale d’un individu est différente de son identité réelle.

Cela signifie qu’au cours des interactions à l’œuvre entre un individu normal et un individu stigmatisé, ce dernier est dévalorisé sur la base de conceptions morales (On retrouve ici les mécanismes de l’exclusion développés par Elias), « tribales » (Bourdieu utiliserait alors le terme

« ethnique »), ou corporelles.

Les stigmates corporels spécifiquement à l’œuvre dans le cas des sans-abris relèvent de l’hygiène ou de caractéristiques vestimentaires. Selon Goffman, les individus stigmatisés mettent en œuvre des stratégies pour cacher ces stigmates. Dans le cas de certains sans-abris, l’univers de l’aide sociale et de l’aide à la réinsertion représente un risque. En effet, pour engager des démarches de réinsertion, il faut obligatoirement passer par ce que Goffman nomme des « contacts mixtes », c’est-à-dire des interactions entre des individus « normaux » et des individus stigmatisés. Il y a donc un risque de se voir rappelé à ses caractéristiques stigmatisées.

La principale stratégie, et sans doute la plus efficace si l’on veut échapper aux interactions dévalorisantes, est alors de se soustraire auxdites interactions. Cela signifie donc que certaines personnes marginalisées ne vont pas hésiter à éviter les structures qui pourraient les rappeler à leurs stigmates. Le corps et sa perception négative intériorisée nourrissent un rejet des interactions avec

40 GOFFMAN, E. Stigmate : les usages sociaux des handicaps, Editions de minuit, 1975

54 les institutions de lutte contre l’exclusion, considérées comme risquées pour l’image déjà peu valorisée que ces publics ont d’eux-mêmes.

ii) Le rapport au temps

Il est vain d’établir des généralités en ce qui concerne les sans-abris et leur rapport au temps.

Les trajectoires de vie, les projets, les personnalités diffèrent et la conception du temps et des horaires également. Cependant, il est possible de relier le rapport aux temps qu’ont les individus sans-abris avec le degré d’exclusion qu’ils subissent. Plus un acteur est exclu, moins ses repères temporels sont rigoureux. Pour certains la rue est un rituel avec des horaires définis, des parcours traditionnels et répétés. Ils savent où ils seront tel jour à telle heure, sont capables de dire quel jour on est, ont leurs habitudes qui diffèrent la semaine et le week-end. À ce titre, les équipes du Relais ont modifié leur parcours du samedi car ils ont constaté que les publics rencontrés en semaine étaient absents le week-end.

Pour d’autres, la notion de temps qui passe et de semaine à sept jours est un concept abstrait qui suscite ce qui s’apparente à de l’angoisse. Les horaires et les jours sont perçus comme des contraintes auxquelles il n’est pas envisageable de se soumettre. De fait, avoir recours à l’offre sociale requiert d’être conscient de la temporalité. Dans la mesure où les structures qui luttent contre l’exclusion font « de l’éducatif et non de l’humanitaire », il est capital d’être en mesure de respecter les heures de rendez-vous, de se rendre en temps et en heure dans les services nécessaires aux démarches de réinsertion.

Cela tend à distancier certaines personnes de l’offre sociale institutionnelle, qui sont alors tentées d’avoir recours à des cercles plus proches, à des mécaniques de solidarité à l’intérieur du monde de la rue, et donc à éviter les dispositifs mis en œuvre pour la réinsertion.

55 b) L’hébergement solidaire

Un nombre considérable de sans-abris ont recours à ce que les éducateurs appellent

« l’hébergement solidaire », qui recouvre toutes les relations d’entraide à l’œuvre entre eux. En effet, il est rare de rester plusieurs dizaines d’années à la rue à Rennes, et un certain nombre de sans-abris accèdent in fine au logement, sans oublier les difficultés qui ont été les leurs par le passé.

Ainsi, il est fréquent qu’au lieu d’appeler le 115 ou d’aller directement à l’Abri rue Papu, des personnes sans solution d’hébergement fassent appel à des connaissances susceptibles de les héberger. Il ne faut pas minimiser ce phénomène car son poids est proéminent dans la somme des solutions qui s’offrent aux personnes en difficulté. Cela pose même problème aux éducateurs et aux assistants sociaux qui constatent parfois l’éloignement des publics avec lesquels ils travaillent.

Si ce n’est pas un toit pour la nuit qui est proposé, cela peut être une douche ou une lessive, parfois même offerts par des individus qui n’ont aucun lien avec le milieu de la rue.

Les mécaniques de solidarité entre individus stables et d’autres plutôt à la marge existent bel et bien, même si cela doit dépendre des villes et de leurs traditions socio-historiques. La notion de rétribution, évoquée précédemment, n’apparait en règle générale qu’entre deux individus issus de la rue et ne se connaissant pas. Lorsque la solidarité est verticale, la rétribution se trouve dans le sentiment d’avoir aidé quelqu’un. Lorsqu’elle est horizontale, c’est dans la relation de confiance qui est appelée à s’établir entre les deux individus, avec en filigrane l’assurance qu’on lui

« revaudra ça » le jour où éventuellement la situation s’y prêtera.

Ces mécaniques « hors-circuits » détournent les sans-abris de l’offre sociale institutionnelle, car ils y voient un moyen alternatif de subvenir à leurs besoins.

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