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Le profil 1, ou la prise en compte des distances des autres (DdA)

4.3 L’épaisseur des distances du P1

4.3.2 Les distances propres au P1 (DPr)

Revenons maintenant aux DPr du P1. Nous avons vu que le P1 met à jour un certain nombre de distances cognitives entre certains autres acteurs et la prévision météo, et/ou

4. Car il s’agit pour le P1 de faire le lien avec des acteurs très spécifiques : mairie, préfecture et médias. Vis-à-vis de la population, il constate la DCI mais ne cherche pas à intervenir.

les phénomènes hydro-météorologiques. Nous avons également vu que le P1 tend à se positionner comme compétent en la matière et susceptible d’offrir un travail d’interface entre ces actants.

Le distographe suivant (Fig.4.2) va nous permettre d’explorer plus précisément les relations de distances dont le P1 est un des membres (ou actant). Nous nous attacherons d’abord à décrire et illustrer les relations de distances caractéristiques du P1 (traits pleins), puis les relations de distances plus spécifiques aux acteurs de la classe 1 (i.e. avec leurs acteurs dédiés)(longs pointillés). Ce qui nous intéresse là est de montrer que le P1 a en général au moins un interlocuteur dédié, probablement défini par sa mission officielle au sein du PA. Les cas présentés ici le sont donc à titre d’exemple, ce qui caractérise le P1 n’étant pas tel ou tel acteur, mais le fait qu’il ait un/des acteurs dédiés. Nous avons aussi représenté deux DPr non discriminantes, mais significatives, du P1, que nous discuterons dans le paragraphe de synthèse de ce profil.

Figure 4.2 – distances propres du P1

Relations de distance avec le phénomène météorologique

On constate que le P1 exprime des distances cognitives au phénomène météorolo-gique. Cela montre que même pour celui qui se considère comme doté de compétences d’interprétation des phénomènes, et justifie par là sa position d’interface, la qualification

4.3. L’épaisseur des distances du P1

des phénomènes reste un problème, qu’elle n’est jamais donnée ni immédiate.

[3] : DCE au phénomène météo

Ce qu’on essaie de reconnaître c’est ce qu’on appelle des schémas conceptuels. C’est-à-dire qu’on sait que dans tel type de situation, on a tel ou tel risque. Donc on reconnaît des faisceaux concordants d’éléments concomitants, qui vont faire qu’on va se dire « dans cette situation, je sais que j’ai potentiellement tel risque », même si le modèle ne nous l’indique pas.(...) Là, j’ai d’autres éléments qui vont jouer, ce sont des éléments d’observation. Ça ne veut pas dire que je ne fais que de l’observation, mais ça veut dire que j’utilise l’observation pour comprendre ce qui se passe et ce qui va se passer dans le futur plus proche à ce moment-là, c’est-à-dire l’heure ou les heures qui viennent.[E3-366/385]

On saisit ici encore l’importance du processus d’interprétation vis-à-vis du phénomène météo. Ce dernier n’est jamais « signifiant » en soi, même pour le P1, qui mobilise de nombreuses ressources cognitives afin de le qualifier, ainsi que des outils, comme nous allons le voir ci-dessous. Il faut remarquer que son problème est moins de « percevoir » le phénomène (DPE) que de l’interpréter, afin de pouvoir produire une information signi-fiante dans le contexte de sa mission.

Relations de distance à la prévision météorologique

Le P1 est en distance avec la prévision météo, ou Météo France, selon deux moda-lités essentielles : distance cognitive à l’environnement (DCE) vis-à-vis des modèles et des produits de MF, et distance spéculaire (DSI) vis-à-vis des différents échellons de Mé-téo France : Centre National de Prévision (CNP), Centre MéMé-téorologique InterRégional (CMIR), Centre Départemental de Météo (CDM). Cette dernière modalité de distance n’étant pas discriminante du P1, nous y reviendrons ultérieurement.

Avant d’illustrer ces distances, rappelons que le P1 est caractérisé par des compétences en termes de prévision météo, et est lié selon différentes modalités à MF. L’utilisation des modèles de prévisions météo et/ou des productions issues de ces modèles, ainsi que des données d’observation recueillies par MF, structurent notablement l’activité du P1. Au-trement dit, les relations de distances dont nous allons parler sont presque des distances « internes ». La DCE indique que le problème du P1 n’est pas d’avoir accès à ces outils et données, mais de savoir s’en servir de façon raisonnée et pertinente.

On gère de l’alerte à différentes échéances. Pour l’alerte que l’on gère à échéance de 30 minutes une heure, on n’utilise pas les mêmes produits que l’alerte que l’on va gérer pour demain. Quand on gère de l’alerte pour le lendemain, à ce moment-là, on ne dispose pas d’images radar, ni d’image satellite pour demain. Donc on va gérer de l’alerte à partir de modèles de prévisions expertisés par l’homme prévisionniste. Donc ces modèles, parce qu’on a plusieurs modèles de prévision, et chaque modèle de prévision propose une multitude de champs. Ça se présente sous cette forme-là, on a tous les modèles qui sont là [Me montre le terminal sur lequel il peut visualiser tous les modèles]. On en choisit un et on a plein de paramètres dis-ponibles. Donc on a des tas de boîtes de dialogue. Donc là il y a chaque modèle de prévision, ensuite pour chaque modèle il y a différentes façons de visualiser. Ensuite il y a tous les paramètres qu’on peut visualiser et toutes les échéances de tous les paramètres. Donc on voit que rapidement ça part tout azimut. . .(...) Après, quand il sort des choses différentes, on essaie de comprendre ces différences. Pourquoi ils sont différents ? Est-ce qu’ils sont différents dès le départ ? Est-ce qu’ils deviennent différents en cours d’échéance, au bout d’un certain temps ? Et donc à ce moment-là on voit avec l’habitude que l’on a des différents modèles, savoir lequel on va plutôt choisir. Mais même quand on a fait le choix du modèle, le travail est loin d’être fini, parce qu’un modèle c’est quelque chose de schématique, de simplifié. C’est-à-dire qu’un modèle par exemple, si on veut faire une prévision de pluie pour demain par exemple, un modèle ne prévoira jamais 150 à 200mm, c’est quelque chose qu’il ne sait pas faire. Nous devons donc passer par derrière, expertiser tout ça.(...) Parce qu’un modèle numérique comme son nom l’indique, c’est un modèle, ça n’est pas la réalité. Ce que nous essayons de modéliser c’est l’atmosphère, qui est un fluide ex-trêmement complexe, donc il est impossible de modéliser très finement. Donc pour le modéliser, on passe par des artéfacts qui sont dans un premier temps du lissage, on est obligé. C’est-à-dire qu’actuellement, on n’a qu’un point de grille tous les 15km, donc forcément on lisse beaucoup de choses. Donc on lisse déjà spatialement et puis on lisse aussi dans les équations parce qu’on ne peut pas gérer toutes les gouttes d’eau qui sont dans l’atmosphère non plus. Donc on est obligé de faire des approximations qui font que forcément on passe par des lissages, on ne peut pas tout modéliser. (...) Tout va sortir sous forme de carte, plus ou moins abstrait. On peut avoir des pa-ramètres mathématiques sous forme de cartes. Là par exemple on étudie ce qu’il se passe entre 8 et 10km d’altitude. On étudie ça avec des paramètres mathématiques, qui pour le grand public ne représentent rien.[E3-326/362]

Cette longue citation illustre bien l’importance de connaître les outils, leur fonctionne-ment, leurs limites et leurs utilités respectives afin de pouvoir s’en servir. Etre capable de comprendre ce qu’apportent les modèles et ce que peuvent signifier les différentes sorties est essentiel pour le P1. On notera d’ailleurs laplace centrale de l’expertise humaine

pour faire « rendre sens » aux modèles. Et c’est là que se situe l’expertise spécifique du P1, et que réside probablement sa légitimité d’interface et d’opérateur de traduction.

4.3. L’épaisseur des distances du P1

Nous l’avons vu plus haut, le P1 présente significativement plus de relations de dis-tance avec la prévision hydrologique que les autres profils.

L’enjeu qui apparaît ici n’est pas simplement celui d’un échange d’informations entre partenaires, mais bien d’une diffusion d’éléments qui conditionnent l’activité de l’inter-locuteur. Cette dépendance induit la nécessité d’une bonne réception de l’information, dont le P1 se sent en partie responsable.

[2] : DCI avec la PH :

Il faut qu’on avertisse les services de prévision de crues. Donc c’est les bulletins précipitation, les BP, ils sont rédigés au niveau des CMIR.(...) Donc là, l’avertis-sement passe par les Bulletins de Précipitations.(...) Alors effectivement, dans le bulletin de suivi[De la carte de vigilance] et dans le bulletin de précipitations, ça ne sera pas contradictoire. Mais la trame des bulletins de précipitations est telle qu’elle correspond aux besoins des SPC, parce que c’est un tableau par leurs zones prédéterminées. Alors évidemment, les zones c’est un compromis entre la finesse qu’ils veulent et puis nous ce qu’on peut faire. Donc forcément pour eux c’est plus lisible, c’est plus facile pour eux qu’un bulletin texte.(...) Donc il y a la vigilance, les BP, mais aussi les contacts téléphoniques. Donc on a consigne d’appeler le SPC pour leur dire qu’on prévoit un évènement à suivre (...).[E3-63/98]

La prévision hydrologique apparaît donc comme un partenaire5, avec lequel il est nécessaire d’être en contact, afin de produire des informations signifiantes pour leurs in-terlocuteurs. En effet, du point de vue d’acteurs de terrain ou de décideurs, dissocier l’eau qui tombe de l’eau qui ruisselle n’a pas forcément de sens.

Relations de distance avec leurs interlocuteurs dédiés

Comme nous l’avons évoqué plus haut, le P1 est caractérisé par sa place à l’interface entre d’une part, la prévision et le phénomène, et d’autre part ses interlocuteurs dédiés. Ces interlocuteurs peuvent varier selon les acteurs, et nous avons choisi ici de présenter les trois cas observés. Parmi ces interlocuteurs, nous avons déjà évoqué le SPC ([4]), qui est un peu à part puisqu’il participe à la prévision hydrologique. Les trois autres interlocuteurs sont tous des « non-prévisionnistes ».

Nous allons voir que, bien que l’interlocuteur varie, le fond du problème reste le même, et c’est bien ce qui caractérise le P1.

5. On peut voir ici un effet des réformes mises en place après les inondations de l’Aude en 1999 et du Gard en 2002, à la suite desquelles le manque d’échange entre les services météo et les services hydro avait été souligné.

[7] : DCI avec les « gens6 »

Il y a un problème aussi de formation des gens au niveau météorologique, grand pu-blic, c’est quasiment nul. Personne ne sait comment on travaille, ce qu’on fait.(...)[Il faut] que les gens [désigne aussi la préfecture]comprennent comment on tra-vaille aujourd’hui, quelles sont nos méthodes, le côté scientifique aussi de la chose, ça n’est pas évident. Les gens ne se rendent pas compte à quel point on s’appuie sur la science. Les gens sont surpris généralement. Mais science ça ne veut pas dire certitude, c’est dans toutes les sciences. La médecine ça n’est pas une certitude. On peut faire un parallèle avec la médecine, c’est vrai. On n’a pas une obligation de résultat, mais on a quand même une obligation de moyen.[E3-571/596]

Parce que c’est vrai que le langage, on a d’ailleurs des formations pour, pour par-ler, pour exprimer des doutes, nos certitudes aussi, et ça n’est pas évident.[Entre vous, vous avez un vocabulaire particulier ?] On se comprend. . .C’est très jargon. . .Et puis on sait pourquoi l’autre doute. Et on a un petit peu ce problème des fois, c’est vrai qu’on a peut-être tendance à utiliser le même langage avec des gens de la préfecture. Mais ça maintenant on le travaille, on sait très bien que ça n’est pas possible.(...) Déjà il faut comprendre, nous avons une formation d’ingénieur, donc c’est très technique, on n’a pas du tout été formé à la communication et à la gestion de la crise.(...) Nous, on a un métier technique, on n’est pas formé pour ça.[E3-504/521]

Ces deux citations illustrent bien que cette DCI est à double sens : les gens ne savent pas comment travaillent les prévisionnistes, et comprennent mal ce qu’ils produisent, tan-dis que les prévisionnistes sont en difficulté pour communiquer sur leur travail avec des non-spécialistes.

[6] : DCI avec les médias :

[Et la nuance entre vigilance et alerte ? Est-ce que c’est simple dans la transmission vis-à-vis des médias ?] (...) Ah non pas du tout non. Ils disent souvent alerte orange, carte d’alerte. Des fois, alerte de vigilance, vigilance d’alerte orange. Pour eux non, je ne pense pas que ce soit très clair.[Vous ne savez pas comment ils le gèrent, ça ?] Non, je pense que pour eux ça doit dire la même chose. Donc après sur le terrain, ils ne voient pas la différence, alors peut-être qu’ils. . . [E30-298/305]

De toutes façons quand on parle de météo, on est obligé d’avoir une compétence. C’est pour ça que les télés eux, c’est à nous de bien leur mâcher les mots pour que le rendu soit exactement ce qu’on veut leur faire dire.[E30-470/471]

Chaque télé n’a pas la même palette graphique. Ce qu’on appelle le même rendu. Ils ont des codes différents. Ce « peu nuageux » va se traduire chez l’un par exemple par

6. Ce terme désigne tout autant les interlocuteurs en charge de la protection civile que la population en général.

4.3. L’épaisseur des distances du P1

du jaune avec un petit blanc et ailleurs ça va être un jaune différent avec un blanc différent. Et puis quand ça devient très nuageux ou pluie, c’est pour ça que c’est à nous de bien faire le rendu. C’est important de le noter. Aussi bien dans ce qu’ils vont dire que dans la palette, c’est très important qu’on la suive bien. Il faut bien qu’on ait la situation parce que les nuages ne sont pas les mêmes.[E30-485/489]

Les différences de cadre cognitif apparaissent nettement dans ces citations, ce qui met en exergue la nécessité pour le prévisionniste de bien comprendre le cadre des journa-listes, afin que le message ne soit pas trop brouillé. On notera le glissement par rapport à l’exemple précédent : il semble qu’ici le problème soit moins de bien se faire comprendre réciproquement que de parvenir à conserver l’intégrité du message, en jouant sur les cadres cognitifs de l’interlocuteur.

[5] : DCI avec les communes, mairies

Ils [Les maires] vont sur le site de Prédict [] on les voit rentrer, ils sont en té-léconférence + en web conférence. Ils ont les images mais commentées parce que en fait, on ne peut pas, l’image brute au radar ce n’est pas, on ne va pas faire de l’autodiagnostic, une petite commune ne va pas. . . il y a besoin qu’on commente et qu’on discute avec eux, pour sécuriser, pour accompagner, etc.[E1-250/253]

On voit bien ici que l’enjeu n’est pas seulement de faire passer des informations aux maires, mais surtout de donner du sens à des données techniques au sein de l’interaction. On verra plus loin que la dimension DCI entre Prédict-services et les mairies est beaucoup plus visible dans le discours des mairies.

Ainsi, bien que les interlocuteurs varient, l’enjeu est toujours le même : bien se com-prendre, afin de co-produire un sens collectif de la situation. On notera aussi que ces DCI sont toujours plus ou moins liées à des DPI : pour pouvoir discuter, échanger et construire du sens, il faut auparavant pouvoir être en contact. Nous n’avons pas insisté sur cet aspect dans le graphe car il ressort des entretiens que les DPI avec les interlocu-teurs sont généralement implicites aux DCI : s’il faut être en contact, ce n’est pas pour un échange « physique » d’informations mais avant tout pour pouvoir discuter et élaborer une intersubjectivité.

Relations de distance avec le contexte

Le P1 entretient une relation discriminante au contexte, ce dernier s’avérant essentiel pour assumer un rôle d’interface. En effet, c’est bien par l’inscription du phénomène mé-téo dans un contexte qu’il est possible de produire une information signifiante pour un

interlocuteur non prévisionniste. Aussi, quelles que soient les pratiques mises en oeuvre, il lui est nécessaire d’avoir un minimum de connaissances et de compréhension du contexte afin de « mettre en contexte » ses propos.

[4] : DCE avec le contexte

[En parlant des études hydrologiques menées en amont de l’élaboration des PCS] Ces contextes-là, c’est tout bête mais ça permet de comprendre.[E1-94]

A un moment donné, dans la pré vigilance rouge, il y a tout le contexte qui joue. On voit bien qu’à un moment donné il y a le purement météo, le technique, mais il y a le contexte aussi, on ne peut pas faire abstraction du contexte, parce que finalement c’est les conséquences et c’est les conséquences qui comptent. Parce que la pluie qui tombe n’a jamais fait de mal à personne, mais l’eau qui ruisselle oui.[E3-652/656] La mise en contexte semble donc être une des conditions de la « mise en sens », i.e. une ressource majeure de la mise en partage des prévisions météorologiques. Elle apparaît comme le pendant des DCI évoquées plus haut : parce qu’il faut se faire comprendre, il faut mettre en contexte.