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La distance ou la conjuration de la séparation

1.2 Séparation et relation : la distance comme prise sur le monde

1.2.1 La distance est-elle une séparation ?

Avant de souligner les éléments définitionnels de la distance qui nous semblent les plus pertinents, notamment au regard de notre objet, il nous faut revenir un peu sur nos pas, à l’amont de la distance en quelque sorte, et réinterroger le rapport « distance/séparation ». En effet, dans l’Homme spatial (Lussault, 2007)le rapport entre distance et sépara-tion est relativement ambigu, et il serait aisé de faire un amalgame des deux termes. Selon Lussault,« L’espace doit être pensé à partir d’une question primordiale, dans l’acception stricte du mot : celle de la séparation, de l’impossible confusion des réalités sociales en un même point. »[p.45] .

Au départ, donc, il y a la séparation, le fait séparatif est une donnée de départ dont les hommes ont dû s’accommoder.

La suite de ce paragraphe fait le lien avec la distance :« De ce constat simple[Cf. supra]

résultent des « technologies sociales » spécifiques, que les hommes ont élaborées et perfectionnées sans relâche, dont ils usent afin, sinon de résorber, du moins d’atténuer les effets du principe séparatif, mais aussi en bien des occasions afin d’en jouir (...). Ces jeux avec la distance21

construisent l’espace humain qui, de ce fait même, n’a rien de spontané : il n’est pas biophysique mais social, il s’agit d’un artifice dont les caractères et les attributs (...) procèdent directement de la nécessité, pour les acteurs sociaux, de réguler la distance. »[p45]

On voit ici apparaître une équivalence entre « traiter la séparation » et « jouer avec la distance ». Et même si l’on pressent que ce n’est pas exactement le cas dans la pensée de l’auteur, aucune précision à cet égard ne sera donnée par la suite.

La citation suivante illustre bien l’ambiguïté des deux termes : « La distance exprime un fait difficilement contestable, presque trivial, que nous pouvons éprouver chaque jour au quo-tidien : deux réalités sociales matérielles, deux objets physiques, deux corps ne peuvent pas oc-cuper, sans artifice, sans ruse, un même point de l’étendue. Elles sont séparées et donc dis-tantes. »[p.50]

La relation entre séparation et distance dans la dernière phrase, ce « et donc », peut être interprétée de deux façons :

– Les réalités sont distantesparce qu’elles sont séparées, i.e. la distance est une

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quence de la séparation. Mais ce rapport de causalité demeure mystérieux : est-il mécanique, et si oui, alors qu’est-ce qui les distingue ? Si non, comment la sépara-tion « produit-elle » de la distance ? Quelle est l’opérasépara-tion qui permet de passer de l’une à l’autre ?

– « Et donc » peut aussi être compris comme un rapport d’équivalence, la séparation et la distance étant deux termes qui désignent la même réalité.

Un autre type de rapport semble être envisagé par D. Retaillé (1997), lorsqu’il écrit « Mais alors que nous avons conscience du temps, notre conscience ne sait rien de l’espace sinon que la distance sépare22. »[p31]

Ici, la distance devient l’outil de la séparation, et séparer constitue son seul horizon, sa fonction.

Cette ambiguïté autour du couple séparation/distance devait être levée pour appré-hender notre objet. Plusieurs démarches ont été entreprises à cet effet, mais c’est la lecture de l’article de Georges Canguilhem23, Le vivant et son milieu (Canguilhem, 1985), qui nous a permis de démêler notre problème : son approche du milieu comme production du vivant24, et son utilisation de la typologie proposée par Uexküll25 et modérée par Goldstein26 nous ont offert une sorte de « guide heuristique ». Nous appuyant sur cette démarche, nous proposons de réfléchir à la distinction entre séparation et distance au travers du raisonnement schématisé ci-dessous (Fig.1.5).

Dans le cadre de la réflexion sur le milieu dans la biologie du début du XXème siècle, Uexküll propose notamment de distinguer l’Umgebung de l’Umwelt. L’Umgebung désigne « l’environnement géographique banal », i.e. biophysique, autrement dit dans un lexique de géographie sociale plus contemporain, l’étendue. L’Umwelt désigne pour sa part le milieu de comportement propre à tel organisme. Dans la perspective de Canguilhem, se-lon lequel « L’organisme est considéré comme un être à qui tout ne peut pas être imposé, parce que son existence comme organisme consiste à se proposer lui-même aux choses, selon certaines orientations qui lui sont propres »[p.143], Umgebung et Umwelt s’articulent de la manière suivante :« LaUmwelt, c’est donc un prélèvement électif dans la Umgebung, dans l’en-vironnement géographique [pour nous, l’étendue]. Mais l’environnement ce n’est précisément rien d’autre que la Umwelt de l’homme, c’est à dire le monde usuel de son expérience perceptive et pragmatique. »[p.145] .

Autrement dit, l’homme, au travers de son expérience du monde, prélève dans l’éten-due son environnement.

22. Il fait ici référence à l’ouvrage de Paul Zumthor, La mesure du monde, Paris, Le Seuil, 1993. 23. Lecture réalisée sur les indications d’O. Soubeyran, dont l’intuition fut salvatrice.

24. « Le propre du vivant, c’est de se faire son milieu, de se composer son milieu »[p.143] 25. Uexküll (1909, 1928); Uexküll et Kriszat (1934), cités par Canguilhem (1985). 26. Goldstein (1951),idem.

Plus précisément, laUmwelt est, pour le vivant« un ensemble d’excitations ayant valeur et signification de signaux. Pour agir sur un vivant, il ne suffit pas que l’excitation physique soit produite, il faut qu’elle soit remarquée27. Par conséquent, en tant qu’elle agit sur le vivant, elle présuppose l’orientation de son intérêt, elle ne procède pas de l’objet, mais de lui. Il faut, autrement dit, pour qu’elle soit efficace, qu’elle soit anticipée par une attitude du sujet. Si le vivant ne cherche pas, il ne reçoit rien. »[p.144] . Ainsi, c’est l’attention de l’homme à certaines réalités plutôt qu’à d’autres qui définit l’environnement au sein duquel, ou avec lequel, il agit et vit.

Un peu plus loin, Canguilhem poursuit ce raisonnement :« Vivre, c’est rayonner, c’est organiser le milieu à partir d’un centre de référence »[p.147], et le spécifie pour l’homme :« Le milieu propre de l’homme c’est le monde de sa perception, c’est-à-dire le champ de son expé-rience pragmatique où ses actions, orientées et réglées par les valeurs immanentes aux tendances, découpent des objets qualifiés, les situent les uns par rapport aux autres, et tous par rapport à lui. »[p.152] .

Figure1.5 – Rapports séparation/distance

1.2. Séparation et relation : la distance comme prise sur le monde

Sur la base de cette distinction Umgebung/Umwelt, il nous semble possible de clarifier les rapports entre séparation etdistance (Cf. Fig. 1.5).

Dans ce cadre, on peut distinguer la séparation, qui rélève de l’étendue et de ce qui peut exister hors des activités humaines et sociales, de ladistance, qui procède déjà d’une activité de l’homme vis-à-vis de l’Umgebung ou l’étendue. Cette activité consiste à la fois en :

– une sélection des réalités avec lesquelles il importe d’être en relation pour conduire nos activités et pérenniser notre existence,

– la mise en relation de ces réalités, sur un mode ou un autre, qui se manifeste par la formulation de « distances ».

Alors, définir des distances consiste à opérer une sélection, parmi la multitude des réalités et des séparations qui existent dans le réel (l’étendue d’un point de vue géogra-phique,) de celles qui comptent pour une société donnée, à un moment et un endroit donnés. La distance n’est donc pas une donnée mais une construction, qui pro-cède de la sélection des réalités que l’on va prendre en compte, et de l’établissement d’un registre de relation entre, et avec, ces réalités. Ce registre détermine en retour les règles du jeu que l’on peut mener avec/sur ces distances.

Cette sélection, ou ce prélèvement électif, permet de constituer l’Umwelt humain, que nous nommerons « environnement28». Débarrassé de sa connotation parfois essentialiste, et profondément physique, l’environnement devient ici plus historique et situé. Comme le souligne Retaillé (1997) :« Et s’il existe des règles physiques dans le monde, que ce soit celle de la distance ou celle de la vie, ces règles ne reçoivent jamais de formulations que culturelles et historiques, qui rendent nécessaire l’identification des systèmes de reproduction sociale. Si découpages il y a, ils sont de ce côté »[p36].

Il se peut en effet que cette sélection procède tout autant des problématiques propres aux groupes qui l’opèrent, que de leurs ressources, ou encore des qualités accordées aux réalités selectionnées.

Définir une distance, c’est donc saisir la séparation, mentalement mais aussi très concrètement, puisque attribuer une « nature » à la distance (métrique, topologique, temps, coût, cognitive, sociale) indique le registre d’action dans lequel on souhaite, ou peut, traiter cette séparation. Formuler la distance qui sépare deux réalités, c’est déjà (penser la séparation et donc) mettre en relation ces réalités, c’est déjà les relier, créer le chemin qui va de l’une à l’autre (qu’il soit franchissable ou non). Ainsi « mettre en

distance29», c’est choisir le registre de traitement de cette séparation, et cela va dépendre de la problématique qui préside à la saisie de la séparation. En retour, une fois formulée, la distance impose un régime de traitement particulier de cette séparation. Changer de ré-gime de traitement nécessitera alors une reformulation de la distance, i.e. de la séparation entre les réalités. . .

En somme, et pour répondre à l’intitulé de ce paragraphe, nous pouvons affirmer que la distance n’est pas une séparation, c’est le résultat de la saisie par les sociétés des séparations entre les réalités30, ainsi que le fondement de la constitution de nos environnements. Elle apparaît alors comme un type particulier de « prise » sur le monde31

.

On notera que cette approche de la distance ouvre de nombreuses questions, telles que : avons-nous tous le même environnement ? Qui/quoi préside à la sélection des réa-lités à mettre en distance ? Comment opère-t-on cette sélection ? En fonction de quoi (problématique d’action ? Outils et ressources disponibles ?) ? Qui formule la distance, en fonction de quoi, et pour qui ? Etc.

Sans prétendre apporter des réponses définitives à ces débats de fond32, nous revien-drons régulièrement sur ces questionnements.