• Aucun résultat trouvé

IV. Intervenir dans un dispositif mixte : la distance comme dynamique de construction identitaire ?

2. Les distances « non pédagogiques » a) Les distances spatiale et temporelle

Les distances spatiale et temporelle sont celles qui dressent un obstacle à l'accès à la formation. Certaines personnes du fait de leur localisation (dans un endroit isolé, par exemple, ou à l'étranger, ...), d'un handicap ou d'une maladie ne peuvent prétendre suivre un cursus de longue durée, universitaire de surcroît. En ce qui concerne la promotion 2010 par exemple, quelques étudiants étaient dans des situations géographiques qui auraient rendu difficile la participation à une formation en salle : Saint-Pierre-et-Miquelon, la Guyane pour les plus éloignés de la promotion, des

villes situées loin de métropoles urbaines suffisamment grandes pour accueillir des structures de formation et nécessitant donc des temps de trajets incompatibles avec la vie professionnelle ou personnelle pour d'autres.

Mais dans l'ensemble la distance spatiale joue beaucoup moins que celle temporelle. Tous les étudiants lors de l'année universitaire 2010-2011 exercent une activité professionnelle à temps plein. Aucun d'entre eux n'a initialement souhaité, ou n'a pu, dégager suffisamment de temps pour suivre une formation en salle. Le choix de la distance a donc été motivé dans l'immense majorité des cas par le fait qu'elle permettait de suivre un cursus universitaire sans avoir à quitter son emploi. Ce choix a d'ailleurs souvent été fait avec la complicité de la hiérarchie, satisfaite de pouvoir répondre à une demande du salarié sans avoir à se priver d'un collaborateur pendant dix mois. Un étudiant interviewé précise ainsi qu'il a pu faire financer par sa direction la licence à la condition que son « activité professionnelle n'en soit pas impactée » tandis que deux autres interrogés ont spontanément mis en avant la compatibilité de la formation avec leur activité professionnelle comme principale raison au financement de la formation.

La distance temporelle est donc étroitement liée avec l'exercice d'une profession ; elle permet de mener une sorte de formation en alternance, invisible pour l'employeur37. La distance répond donc à

la peur d'une séparation avec le monde du travail en rejetant les temps liés à la formation dans la sphère du privé38. L'organisation de la licence vient renforcer lien distance/activité professionnelle

en jouant sur l'ambiguïté entre temps de travail et temps de formation : la LME est une formation continue et professionnelle ; elle est destinée à tous ceux qui ont quitté son corollaire, la formation initiale, et qui souhaitent acquérir des connaissances immédiatement exploitables, mises en pratiques par un stage de douze à seize semaines. Elle s'adresse donc à un public bien plus large que celui en activité. Or l'introduction de la distance associée avec la conception d'une obligation de stage remplie par le simple exercice d'une activité professionnelle va permettre de toucher presque exclusivement des étudiants qui exercent par ailleurs un métier, les autres préférant son équivalent en salle.

Les étudiants suivants la Licence en Management des Entreprises exerçaient tous une activité professionnelle la première promotion et seul l'un d'entre eux se trouvait en recherche d'emploi à l'ouverture de la seconde promotion (soit 94% de la deuxième promotion en activité professionnelle).

Un des courants historiques à partir desquels s'est construite la fonction de formateur, l'éducation populaire, avait justement pour objet de ne pas restreindre la formation à un temps donné ou à en exclure un partie de la population et aussi de la déporter directement sur le lieu de travail : l'atelier, l'usine puis l'entreprise. Cet héritage est resté très présent pour les formateurs professionnels, qui se consacrent à un public d'adultes en activité professionnelle. Leurs commentaires sur les étudiants illustrent cette familiarité avec le monde du travail et leur habitude d'être confrontés à des stagiaires qui ont déjà une expérience professionnelle souvent conséquente derrière eux :

« Il ne faut pas oublier que ce sont des professionnels »

« Il faut se reposer sur l'expérience professionnelle de chaque stagiaire, c'est leur intérêt »

37 Certains suivent la licence sans que leur employeur ne soit au courant. D'autres n'ont pas mentionné l'existence de tout ce qui impliquait un principe de séparation vis-à-vis de lui : les quelques journées de regroupements auxquels ils ont assisté ainsi que les temps d'évaluation sont pris sur leurs congés annuels les privant ainsi de temps de repos pourtant indispensables pour maintenir le double rythme de la formation et de l'activité professionnelle.

38 Nous avons vu un peu plus haut que la distance était étroitement liée à l'innovation, et notamment l'innovation technologique. Néanmoins dans ce cadre là on peut se demander si elle ne constitue pas non plus une régression

« Je les sollicite à m'amener la matière, je n'apporte pas la matière directement »

La légitimité qu'ils se donnent en tant que formateurs repose sur leurs savoirs expérientiels, lui- même issu d'un récit de vie, d'une biographie, telle que vue lorsque j'ai tenté de cerner l'identité des formateurs d'ELEGIA. Ce type de savoir entre donc en résonance avec la situation professionnelle des étudiants, mais aussi avec la nature même de la licence, sa « professionnalité » affichée qui annonce de facto un ancrage fort avec le terrain des stagiaires et une formation fondée sur des mises en situation concrète de travail (Simbille, 2002, Pouchadon, 2005). Il vient donc conforter le rôle des formateurs qui le revendiquent comme la spécificité de leurs interventions et on ne peut être qu' étonné par l'importance donnée à la notion de terrain, de réalité (et son champs lexical : le concret, le quotidien, la pratique, etc.) par les formateurs interrogés. Pour ne citer que quelques verbatim :

« je leur dis : « vous avez appris ça et concrètement voilà comme ça se passe. » » « il faut rattacher ça [les cours] a du concret »

« mon rôle est de les aider à transférer toute la théorie dans le quotidien du manager et des futurs managers »

Parce qu'elles ouvrent la formation à un public professionnel, la distance spatiale mais surtout temporelle, telles que portées par le dispositif de la Licence en Management des Entreprises, offrent aux formateurs un cadre dans lequel ils se trouvent confortés dans deux éléments importants de leur construction identitaire : la nature des savoirs qu'ils font valoir et leurs destinataires ; ces deux éléments jouant aussi bien sur le pôle de l'identité pour autrui, avec la perspective historique qu'offre le mouvement d'éducation populaire, que sur celui de l'identité pour soi avec la mise en valeur des savoirs cumulés tout long d'un cursus biographique.

b) La distance socioculturelle

La distance socioculturelle représente quant à elle le fossé qui sépare la formation, et plus particulièrement l'enseignement, d'un public donné (en activité professionnelle ou non) ; ce dernier se situant souvent en rupture avec cette première.

La moyenne d'âge des étudiants de la licence était, en 2010, de quarante ans ; une large part d'entre eux (environ 20%) n'avaient pas alors le niveau initial pour postuler à la formation (diplôme de niveau III) et ont du recourir au système de la VAP. Parmi ceux-ci, certains n'étaient pas entrés en formation supérieure après l'obtention du baccalauréat tandis que d'autres s'étaient lancés dans des études, DEUG ou BTS, qu'ils n'avaient pas réussi à mener à terme. Il y avait donc non seulement un écart très grand entre le moment où les étudiants ont quitté l'enseignement et celui où ils se sont inscrits à la licence (environ vingt ans) mais de plus ils étaient restés sur un sentiment au mieux de ne pas avoir eu la chance de poursuivre plus loin leurs études, au pire d'être en inadéquation avec les attentes des systèmes scolaire et universitaire.

Or c'était là aussi une des missions de l'éducation populaire de pouvoir s'adresser à des personnes en rupture avec l'enseignement initial, et particulièrement des adultes. Cette mission a été reprise et pleinement assumée par les formateurs à partir de la loi de 1971 qui leur donne pour objectif de répondre « à une demande sociale non couverte par le système éducatif existant et à destination de

publics d'adultes » (Gravé, 2000), d'autant plus qu'eux-mêmes se sont historiquement construits,

comme nous l'avons vu, par opposition à l'enseignement traditionnel. Les formateurs l'ont ainsi rappelé au cours des interviews :

« je suis dans la pratique, eux [les professeurs] dans la théorie » « si c'est du magistral, la méthode n'est pas la bonne »

La distance comme moyen d'accéder à un public éloigné de la formation initiale s'inscrit à son tour, à l'instar de ses corollaires les distances spatiales et temporelles comme un facteur venant conforter les formateurs dans leur identité, telle qu'elle a émergé au cours de leur histoire.

c) La distance économique

Fondés sur la distance, les dispositifs mixtes sont particulièrement attractifs pour les entreprises qui peuvent former leurs salariés tout en évitant de s'en priver, ceux-ci assumant systématiquement la charge de travail liée à l'apprentissage en dehors du cadre professionnel39. Ainsi que nous venons de

le voir, le choix d'une formation à distance a donc été déterminant pour tous les étudiants ayant pu bénéficier d'un financement de leur entreprise, qui souvent a conditionné de manière explicite sa contribution à l'absence de répercussions de la formation suivie sur le temps de travail.

La distance économique ne joue pas uniquement du côté de l'entreprise mais aussi, de manière plus biaisée, du côté des étudiants. En favorisant la reprise d'une formation diplômante par un public d'adultes en activité, la distance contribuerait en effet largement à vivifier ce qui pourrait être appelé, par référence à Weber, « l'esprit du capitalisme ». Cet esprit se définit selon Boltanski et Chiapello comme « le principe fordiste de l'organisation hiérarchique du travail » (Boltanski, Chiapello 1999 cités dans Charlier 2003) et son évolution repose sur « une nouvelle organisation en

réseau, fondée sur l’initiative des individus et l'autonomie relative de leur travail. » Ainsi, les

étudiants, presque livrés à eux-mêmes dans leurs fonctions, sont appelés à cumuler des capitaux, notamment culturels, sociaux et institutionnels en vue de la réalisation d'objectifs variés mais tous à finalité économique puisque touchant l'activité au travail mais aussi la sécurisation et le développement de leurs parcours professionnels dont ils sont devenus les principaux responsables. Le diplôme est un capital culturel institutionnalisé (Bourdieu 1979 cité dans Charlier 2003). La licence en ligne cumule les avantages de proposer une reconnaissance sociale mais aussi l'inclusion dans un réseau social, constitué des autres étudiants, des intervenants et, peut être dans une moindre mesure, des organisateurs. L'obtention de ces avantages se traduit aux yeux des étudiants par une employabilité préservée ou renforcée, une promotion à décrocher ou une réorientation vers un métier mieux rémunérer ou socialement mieux positionné.

Les étudiants expriment beaucoup cette recherche de promotion ou cette volonté de sauvegarder son employabilité, et donc d'assurer ou d'améliorer son niveau de vie, à travers les entretiens :

« Il y a de moins en moins de postes de cadres, de moins en moins de possibilité d'évoluer [sans diplôme] »

« j'avais besoin d'avoir cette étiquette sociale qu'on pouvait obtenir avec un diplôme » La plupart des OPCA et OPCACIF en ne posant comme limite au financement d'une formation à distance que l'existence de temps de présence ou d'accompagnements des stagiaires en ligne et en prenant compte la pertinence des projets de formation sous l'angle économique ont largement soutenu ce mouvement.

Les dimensions économique et compétitive d'un dispositif mixte entrent là aussi en résonance avec un élément historique important de l'identité du formateur : les lois de 1971 et suivantes qui organisent le marché de la formation et qui font du formateur l'un des leviers de la promotion sociale des salariés.