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2.2 Sur les nouvelles formes d’emplois

2.2.1 Sur les dispenses de qualification par le Conseil national des Universités (CNU)

L’article 4. II. de la loi soumise à l’examen du Conseil constitutionnel crée une nouvelle procédure de recrutement comme agent contractuel de droit public de personnes titulaires d’un doctorat ou d’un diplôme équivalent, en vue de leur titularisation dans le corps de professeur des universités. Cette procédure permet donc l’intégration dans un corps de la fonction publique nationale sans concours national, avec dispense de la procédure de qualification par le Conseil national des Universités jusqu’alors requise ou de la procédure de concours national de l’agrégation de l’enseignement supérieur spécifiquement prévue pour les disciplines juridiques, économiques et de sciences politiques.

L’article 5 de la loi prévoit, d’une part, la fin de l’exigence de qualification du Conseil national des universités pour intégrer le corps des professeurs d’université, ainsi que, d’autre part, à titre expérimental jusqu’au 30 septembre 2024, la possibilité de déroger à l’exigence de cette qualification à la demande des établissements publics d’enseignement supérieur, après approbation de leur conseil d’administration, pour l’accès au corps des maîtres des conférence. Cette expérimentation vaut dans toutes les disciplines à l’exception des disciplines de santé et de celles permettant l’accès au corps des professeurs des universités par la voie des concours nationaux de l’agrégation de l’enseignement supérieur.

Pour plusieurs raisons, ces articles portent atteinte à des principes, droits et libertés que la constitution garantit.

A) DÉFAUT D’INTELLIGIBILITÉ ET RUPTURE D’ÉGALITÉ INJUSTIFIÉE

La rédaction de l’article 5 précité ne permet pas de comprendre les raisons pour lesquelles l’expérimentation de la dispense de qualification pour l’accès au corps des maîtres de conférences ne s’applique pas aux disciplines de santé et à celles permettant l’accès au corps des professeurs des universités par la voie des concours nationaux de l’agrégation. Il y a tout lieu de penser qu’une confusion ait été opérée entre la procédure de recrutement des professeurs et de celles des maîtres de conférences. C’est en effet bien plutôt pour les procédures de recrutement des professeurs que cette exception aurait pu avoir un sens.

En étant prévue pour le recrutement des maîtres de conférences, cette exception n’est pas seulement contraire au principe constitutionnel d’intelligibilité de la loi. Elle introduit en outre une distinction et une rupture d’égalité injustifiée entre les disciplines. La conséquence que l’on invite à tirer de cette rupture injustifiée n’est pas de déclarer inconstitutionnelles les exceptions prévues à l’expérimentation, ce qui irait à l’encontre de l’esprit de cette porte étroite, mais, à l’inverse, l’inconstitutionnalité de l’ensemble du dispositif expérimental définie à l’article 5.

46 « Considérant que l'article 6 de la loi organique énonce le principe de sincérité des lois de programmation des finances publiques, en précisant : « Sa sincérité s'apprécie compte tenu des informations disponibles et des prévisions qui peuvent raisonnablement en découler » ; qu'il est notamment prévu à l'article 13 que le Haut Conseil des finances publiques rend un avis sur les prévisions macroéconomiques sur lesquelles repose le projet de loi de programmation des finances publiques ; que la sincérité de la loi de programmation devra être appréciée notamment en prenant en compte cet avis » (cons. 19).

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DES ENSEIGNANTS-CHERCHEURS ET DE L’EXIGENCE D’UNE QUALIFICATION NATIONALE POUR L’ACCÈS AUX CORPS D’ENSEIGNANT-CHERCHEURS DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR

Le Conseil national des universités a été créé par le décret n° 87-31 du 20 janvier 1987. Cette création résulte du réaménagement de l’institution qui l’a précédé, à savoir le Comité consultatif des universités, lui-même crée par l’ordonnance n°45-2631 du 2 novembre 1945. Cette ordonnance exprime la volonté des hommes et des femmes de la Libération, après la reprise en main du contrôle du recrutement des enseignants de l’enseignement supérieur par le gouvernement de Vichy, « de renouer avec les pratiques antérieures » de la IIIème République, tout en rationalisant et centralisant le « dispositif complexe » qui était à cette époque prévu47.

La IIIème République se caractérise en effet toute entière par une politique d’institutionnalisation de l’indépendance des enseignants du supérieur, qui a consisté, à titre essentiel, à détacher de la tutelle ministérielle les procédures de recrutement et d’avancée dans la carrière. L’histoire de ce dispositif est très précisément retracée par Emmanuelle Picard dans son article « Les enseignants-chercheurs : une évaluation centralisée (1873-1992). Du comité consultatif de l'enseignement supérieur (CNU) (1873-1992) »48. L’auteure rappelle que cette histoire commence « dans le dernier tiers du XIXe siècle, lors de la grande réforme de l’enseignement supérieur portée par les Républicains arrivés au pouvoir en 1879 ». Elle est notamment marquée par l’adoption du décret du 20 avril 1888 sur les missions temporaires des membres de la Section permanente du Conseil supérieur de l’Instruction publique qui renforce la dissociation du statut des enseignants des établissements de l’enseignement supérieur de celui des enseignants du secondaire.

Surtout, cette histoire est constituée par « le décret relatif à l’organisation des facultés et écoles d’enseignement supérieur du 28 décembre 1885 » qui « indique dans son article 38 que « les titres des candidats aux fonctions de chargé de cours et de maître de conférences sont soumis à l’examen du Comité consultatif de l’enseignement public »49.

C’est cette tradition républicaine d’exigence d’une procédure de qualification nationale par une institution indépendante pour accéder aux corps d’enseignant-chercheurs de l’enseignement supérieur que consacre explicitement, à la Libération, l’ordonnance de valeur législative n°45-2631 du 2 novembre 1945 créant le Comite consultatif des universités dont le CNU est le prolongement sous la Vème République.

L’ordonnance définit les procédures de qualification nationale permettant d’intégrer les corps d’enseignants-chercheurs de l’enseignement supérieur. Son dispositif, tout entier tourné vers les préoccupations d’excellence, de qualité et d’indépendance des enseignants-chercheurs, a doté le « système universitaire français (…) d’une instance originale, et sans équivalent dans les systèmes académiques occidentaux ». Il a inspiré la refonte des procédures de recrutement en Italie et en Espagne, notamment afin de les dégager de l’emprise de considérations locales, politiques ou partisanes.

Le Conseil constitutionnel ne saurait donc que consacrer l’existence d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République d’exigence d’une procédure de qualification nationale par une institution indépendante pour l’accès aux corps d’enseignant-chercheurs de l’enseignement supérieur, sous réserve de l’existence des concours nationaux équivalents d’agrégation du supérieur50.

47 Emmanuelle Picard, « Les enseignants-chercheurs : une évaluation centralisée (1873-1992). Du comité consultatif de l'enseignement supérieur (CNU) (1873-1992) », Spirale. Revue de recherches en éducation, n°49, 2012.

L’évaluation des enseignants histoire, modalités et actualités. p. 75. doi : https://doi.org/10.3406/spira.2012.1109 48 Ibid.

49 Ibid., p. 74.

50 Pour de plus amples développements voir, Véronique Champeil-Desplats, « Et si l’exigence de qualification nationale pour accéder aux corps des enseignants-chercheurs était un principe fondamental reconnu par les lois de la

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depuis sa décision du 20 juillet 198851. Pour qu’un principe puisse être affirmé comme tel, il faut en effet qu’il ait été énoncé dans un texte législatif adopté sous un régime républicain avant l’entrée en vigueur de la constitution du 27 octobre 1946, que son affirmation soit absolue et continuelle jusqu’à cette date. Enfin, le Conseil constitutionnel admet que l’ancrage législatif qui permet d’invoquer utilement l’existence d’une

« tradition républicaine »52 pour un consacrer un PFRLR puisse être trouvé jusqu’au moment même de la promulgation de la constitution du 27 octobre 1946. C’est ainsi que le Conseil constitutionnel a reconnu un PFRLR « d’atténuation de la responsabilité pénale des mineurs en fonction de l’âge, comme la nécessité de rechercher le relèvement éducatif et moral des enfants délinquants par des mesures adoptées à leur âge et à leur personnalité, prononcées par une juridiction spécialisée ou selon des procédures appropriées » dans la mesure où ces exigences « ont été constamment reconnues par les lois de la République depuis le début du vingtième siècle » jusqu’à l’ordonnance du 2 février 1945 sur l’enfance délinquante53.

En l’occurrence, l’exigence d’une procédure de qualification nationale par une institution indépendante pour l’accès aux corps d’enseignant-chercheurs de l’enseignement supérieur, sous réserve du concours équivalent de l’agrégation pour l’accès au corps des professeurs prévu pour les disciplines juridiques, économiques et de sciences politiques, est ininterrompue depuis 1879, à l’exception du régime de Vichy qui s’écarte précisément de la tradition républicaine. De toutes les façons, celui-ci n’avait pas mis fin à la procédure nationale de qualification mais rétabli un contrôle gouvernemental. C’est avec la tradition républicaine qu’a évidemment entendu renouer l’ordonnance précitée du 2 novembre 1945 qui consacre législativement la procédure de qualification nationale, comme gage de qualité des recrutements des enseignants-chercheurs, de leur l’indépendance et condition d’exercice des libertés académiques.

Si, pour une raison qu’il appartiendrait au Conseil constitutionnel d’expliciter, celui-ci rejetait la consécration de ce principe fondamental reconnu par les lois de la République, il pourrait aisément admettre que l’exigence d’une qualification nationale par une institution indépendante pour l’accès aux corps des enseignants-chercheurs (ou par un concours national équivalent) découle directement d’un autre principe fondamental reconnu par les lois de la République, celui promu par le doyen Georges Vedel alors membre du Conseil constitutionnel, dans la décision n° 83-165 DC du 20 janvier 1984, à savoir celui de l’indépendance des enseignants-chercheurs54.

Les risques de localisme et de retour vers des pratiques mandarinales qui l’accompagnent, que la procédure de qualification nationale atténue sans conteste, sont en effet de nature à porter une atteinte excessive aux garanties que ce PFRLR confère pour l’exercice des libertés académiques et, notamment les libertés d’expression, d’opinion, de communication qui découlent des articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et de la liberté de la recherche (décision n° 83-165 DC, précitée).

Si le Conseil constitutionnel reconnaissait l’existence d’un principe constitutionnel d’exigence d’une qualification nationale par une institution indépendante pour accéder aux corps d’enseignant-chercheurs de République ? », La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 19 novembre 2020.

51 Décision n° 88-244 DC, 20 juillet 1988 ; voir Véronique Champeil-Desplats, Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, Paris, Economica, 2001 ; « Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République », in P. Blacher (dir.), La constitution de la Vème République. 60 ans d’application (1958-2018), Paris, LGDJ-Lextenso, 2018, pp. 67-81.

52 Exigence rappelée notamment dans les décisions n° 2008-563 DC, 21 février 2008, n° 2010-605 DC, 12 mai 2010 ou n° 2013-669 DC, 17 mai 2013.

53 Décisions n° 2011-147 QPC, 8 juillet 2011 ; n° 2011-635 DC, 4 août 2011 ; n° 2016-601 QPC, 9 décembre 2016.

54 Voir Georges Vedel « Les libertés universitaires », Revue de l’enseignement supérieure, 1960, n°4, p. 13 ; Georges Vedel, « Mandat parlementaire et enseignement supérieur », Le Monde, 2 décembre 1970.

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votre examen, que celle de l’article 4. II., en tant que ce dernier consacre une procédure locale de recrutement dans le corps des professeurs sans passage par une procédure de qualification nationale ou, pour les disciplines concernées, une soumission aux concours d’agrégation du supérieur.

C) VIOLATION DE L’ARTICLE 6 DE LA DÉCLARATION DES DROITS DE L’HOMME ET DU CITOYEN DE 1789

Ces mêmes conséquences – exacerbation du localisme, pratiques mandarinales – qui résultent des dispenses de qualification nationale prévues aux articles 4. II et 5 de la loi qui est soumise à l’examen du Conseil constitutionnel, sont également de nature à remettre en cause les principes méritocratiques de l’accès à la fonction publique et aux corps de fonctionnaire affirmés à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen depuis 1789. On le rappelle : « Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ». Ce ne sont en effet plus les vertus et les talents qui assurément l’emporteront mais la capacité à rendre des services au bon moment, à produire ce qui est attendu par l’autorité de recrutement, bref à faire preuve de serviabilité.

D) SUR LA PROCÉDURE D’EXPÉRIMENTATION

La dispense de la qualification du CNU est prévue à titre expérimental. Cette expérimentation législative trouve un fondement dans l’article 37-1 de la Constitution. Elle ne remplit cependant, en l’espèce, aucune des conditions prévues par la Constitution.

Parce que l‘expérimentation prévue par l’article 37-1 déroge au principe constitutionnel d’égalité devant la loi, le Conseil constitutionnel lui a en effet fixé des limites importantes dès 200455 : l’expérimentation doit avoir « un objet et une durée limitée « ; le législateur doit définir de manière « précise l’objet et les conditions » de l’expérimentation et ne pas méconnaître « les autres exigences de valeur constitutionnelle » ; enfin, le législateur doit prévoir un « bilan » dans l’objectif de mettre fin à l’expérimentation ou d’en faire une norme générale et permanente.

En ce qui concerne le principe même d’une telle expérimentation, la loi déférée ne justifie pas la dérogation au principe d’égalité qu’elle met en place. Elle n’explique pas pourquoi la qualification nationale par le CNU empêcherait « d’élargir les viviers » ou de « fluidifier l’accès ». D’autant plus que cette justification ne figure pas dans l’étude d’impact. Si le Conseil Constitutionnel ne demande pas d’étude d’impact pour les amendements, il pourrait, en l’espèce, faire évoluer sa jurisprudence. L’expérimentation n’a effet pas d’objectif autre que celui de passer outre la qualification nationale par le CNU. La rupture d’égalité n’est pas justifiée dans son principe.

En ce qui concerne l’absence de mention de la durée de l’expérimentation, le Conseil constitutionnel est particulièrement vigilant s’agissant de ces mesures nationales d’expérimentation. Dans une décision du 16 juillet 2009, à propos de la loi portant réforme de l’hôpital56, le Conseil constitutionnel a censuré plusieurs dispositions législatives qui prévoyaient des dispositifs expérimentaux sans condition de durée. A cette occasion, le Conseil constitutionnel a affirmé que la fixation de la durée de l’expérimentation, ne pouvait pas être renvoyée au pouvoir réglementaire, et cela même lorsque la matière concernée par l’expérimentation relève du domaine réglementaire. Il considère en effet que « la durée d’une expérimentation constitue avec le principe de cette dernière un ensemble indivisible et qu’il est impératif que ce soit le même juge, Conseil constitutionnel ou Conseil d’État selon le caractère législatif ou réglementaire de la matière, qui soit à même

55 Décision n° 2004-503 DC du 12 août 2004, Loi relative aux libertés et responsabilités locales.

56 Décision n° 2009-584 DC du 16 juillet 2009, Loi portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires.

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décidé lui-même de déroger au principe d’égalité devant la loi », le législateur ne peut donc « sans méconnaître l’article 37-1 de la Constitution, renvoyer au pouvoir réglementaire le soin de fixer la durée de cette dérogation ». Si l’expérimentation concerne une matière législative, le contrôle de constitutionnalité doit être renforcé.

Or la manière dont l’expérimentation est prévue par la loi en cause soulève plusieurs problèmes. Faisant certes référence à la date du bilan, celle-ci ne précise pas pour autant expressément la durée de l’expérimentation. La date du 1er janvier 2025 prévue pour le bilan d’évaluation ne correspond pas à la durée de l’expérimentation mais à la remise du bilan. La loi donc ne précise pas si la date du bilan est aussi celle de la fin de l’expérimentation – or il est tout à fait possible de rendre un bilan tout en continuant l’expérimentation. La loi peut certes faire coïncider les deux délais mais elle ne peut pas les confondre, sauf à laisser l’exécutif déterminer en fait le moment où prend fin l’expérimentation. La loi prévoit encore que « La dérogation est accordée par décret pour la durée de l’expérimentation ». Or une telle imprécision laisse supposer que le délai de l’expérimentation est déterminé par l’exécutif pour chaque établissement. La loi précise certes que l’expérimentation ne vaut que pour les postes publiés au plus tard le 30 septembre 2024.

Cette limite temporelle conduit cependant à distinguer la publication du poste et le recrutement, créant de ce fait une ambiguïté : il est difficile de savoir si les postes publiés avant la fin de l’expérimentation et non pourvus pourraient être pourvus sans la qualification du CNU. En tout état de cause, la durée de l’expérimentation doit être reliée de manière indivisible à son objet qui est de porter atteinte au principe d’égalité : elle ne peut être déduite d’une date relative à la publication des postes.

Quant aux conditions de l’expérimentation, rien n’est précisé dans la loi : ni les conditions de recrutement – seront-elles les mêmes que pour les maître de conférences qualifiés par le CNU ? – , ni les procédures spécifiques appliquées en amont. En outre aucune limite n’est déterminée en fait de nombre de postes, la loi se contentant de préciser que la dérogation pourrait valoir « pour un ou plusieurs postes ».

Enfin, cette expérimentation porte atteinte à d’autres exigences constitutionnelles. Elle porte en particulier atteinte à l’article 6 de la déclaration de 1789, puisqu’au-delà de la rupture d’égalité inhérente à l’expérimentation, le principe d’égal accès aux emplois publics est profondément mis en cause. Le principe d’un recrutement au mérite, fondé sur les vertus et les talents, n’est plus garanti. La disposition se contente de poser comme critère de recrutement des maîtres de conférences l’absence de qualification sans exiger la valeur scientifique des travaux. L’entorse au principe d’égal accès aux emplois publics est manifeste.