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CHAPITRE 4. Etude de cas exploratoire – Mise en place d’un projet de portail

5.6 Discussion sur les résultats issus de l’analyse

L’étude d’un projet de portail fournisseur commun à un secteur d’activité nous montre que la définition d’un standard est possible au sein d’un même secteur d’activité. Cependant, ce standard ne prend sens que s’il est adopté par un grand nombre d’organisations au sein de ce secteur. Nous avons défini et étudié, dans le cas du projet de portail AirSupply, les éléments susceptibles de jouer un rôle dans la décision d’adoption. A cet effet, reprenant le prisme multi-niveau du chapitre 2, en particulier au regard de l’analyse de la configuration d’un SIIO de Lyytinen et Damsgaard (2011), nous avons choisi de nous pencher sur trois niveaux : le niveau organisationnel, le niveau inter-organisationnel essentiellement présent eu sein de la SC, et le niveau sectoriel représentant des relations plus institutionnelles.

Influence conjointe des trois niveaux étudiés sur l’adoption du portail Notre étude de cas montre que les trois niveaux identifiés ont chacun une influence sur l'adoption d'un portail commun à un secteur industriel (Cf. figure 64), ce qui confirme la pertinence de l’analyse de la configuration des SIIO de Lyytinen et Damsgaard (2011). À la lumière de l'analyse comparative présentée au point 5.5.4, nous soutenons que les caractéristiques des trois niveaux doivent être activées

Proposition d’un cadre d’analyse d’adoption d’un portail fournisseur commun à un secteur industriel

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secteur industriel. Le degré d'adoption d'un portail commun au sein d’un secteur

industriel dépend de la concordance des éléments portant sur les différents niveaux identifiés.

Figure 64 - Dynamiques d’adoption d’un portail sectoriel

Le premier niveau a été abordé en utilisant la théorie de la DOI (Rogers, 1962 ; Premkumar et al., 1994) : l'avantage relatif, la complexité (facilité d'utilisation) et la

communicabilité ont un impact globalement positif sur l'adoption du portail dans

l'étude de cas, tandis que la compatibilité (en particulier la maturité des systèmes internes) et le coût ont joué un rôle négatif pour certaines organisations. Cependant, si des éléments positifs de DOI sont nécessaires pour conduire au choix d'adoption, ils ne suffisent pas à expliquer, à eux seuls, la décision finale.

Pour le niveau inter-organisationnel, notre étude de cas suggère que la qualité de la collaboration entre donneurs d’ordres et fournisseurs soutient le choix d’adoption mais que la position de l’entreprise dans le réseau de SC dans lequel elle fonctionne joue un rôle encore plus déterminant. Les organisations qui ont opté pour l’adoption d’AirSupply se situent pour la plupart d’entre elles aux deux premiers niveaux de la

SC (OEM et fournisseurs de rang 1). En outre, le fait d'être encastré avec un rôle de

pivot dans le réseau des SC nous paraît être un élément important dans le choix d'adopter le portail en tant que donneur d’ordres.

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192 Au niveau sectoriel, la pression institutionnelle dans le cas de l’'industrie aérospatiale européenne est particulièrement forte car d’une part, les grands donneurs d’ordres exercent une pression marquée sur leurs partenaires et d’autre part, la culture industrielle et les institutions jouent un rôle important. Les trois mécanismes isomorphiques de pression mimétique, coercitive et normative - tels que définis par DiMaggio et Powell (1983) - sont donc impliqués dans la décision d'adoption, ce qui corrobore les études antérieures sur l'adoption des SIIO (Teo et al., 2003 ; Lai et al., 2006 ; Hertwig, 2012). Notre étude de cas révèle le rôle plus important joué par la

pression coercitive exercée par les groupes sur leurs filiales et la pression normative des institutions.

Dynamiques d’adoption du portail

Ce cadre conceptuel permet de comprendre pourquoi la diffusion des SIIO a souvent trébuché ou pris beaucoup plus de temps que prévu à partir du lancement d'un projet. Les organisations présentant des éléments négatifs au niveau organisationnel, ou soumises à une très faible pression institutionnelle, peuvent différer l’adoption ou faire un autre choix, ce qui neutralise l'effet boule de neige attendu au sein du réseau des SC d’un secteur. Cependant, à partir du moment où un nombre conséquent de donneurs d’ordres adopte un portail, un processus de standardisation du portail consolide l’influence des éléments identifiés dans l’étude de cas. Une dynamique positive se met alors en œuvre, représentée par les flèches de rétroaction de la figure 64.

Nous pouvons à nouveau distinguer trois niveaux de dynamiques :

- Les éléments organisationnels sont renforcés lorsque le nombre

d'organisations adoptantes augmente. Ainsi, les processus standard sont mieux

documentés par les équipes de projet (développement de supports de formation en ligne, développement d’interfaces standard avec les ERP les plus utilisés). Les

fonctionnalités du portail peuvent être enrichies car certains donneurs d’ordres

ayant intégré le portail peuvent demander de nouvelles fonctionnalités pour répondre à leurs besoins, nouvelles fonctionnalités qui deviennent des standards du portail. C’est ainsi le cas pour la possibilité de coordination sur les prix au niveau de la commande pour AirSupply. Le coût du portail pour les donneurs d’ordres peut également devenir plus abordable grâce à l'effet d'échelle si de nombreuses entreprises l'adoptent. Enfin, des supports standards de communication sont mis en place pour les entreprises adoptantes et leurs équipes projets. Au-delà de la phase d’adoption du portail, ce sont donc les phases d’adaptation et d’acceptation du portail qui sont facilitées pour les donneurs d’ordres comme pour les fournisseurs.

- Au niveau inter-organisationnel, l’adoption du portail par une grande

proportion d'organisations dans une SC (donneurs d’ordres comme fournisseurs) stimule la diffusion du portail et renforce les capacités d’intégration de la SC. Il

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193 paraît, en effet, plus facile pour les entreprises d'utiliser un portail familier, sur lequel les utilisateurs se connectent déjà en tant que fournisseurs, qu'un outil complètement nouveau et peu familier. Nous avons aussi observé que l’adoption d’un tel portail en tant que donneur d’ordres avait plutôt bien fonctionné au niveau des OEM et des fournisseurs de rang 1, c’est-à-dire jusqu’à l’utilisation par des fournisseurs de rang 2. En revanche, l’adoption se révèle plus compliquée et aléatoire par des donneurs d’ordres de rang 2. Il nous paraît donc plus facile de faire jouer dans un premier temps l’effet de diffusion sur l’élargissement de l’adoption par les donneurs d’ordres de rang 1. Toutefois, nous avons souligné que la plupart des donneurs d’ordres adoptant le portail sélectionnaient les fournisseurs amenés à travailler avec le portail, en choisissant les plus matures ou ceux avec lesquels les relations sont les plus intenses. Nous observons ainsi, comme dans le cas Electra, que plusieurs degrés d’intégration se mettent en place. D’une part, les fournisseurs intégrés au portail qui réalisent la coordination avec le donneur d’ordres des plans d’approvisionnement et des commandes dans le portail, évoluent dans le temps vers un plus grand nombre de fonctionnalités gérées via le portail (facturation, qualité, expédition…). D’autre part, les

fournisseurs non intégrés pour lesquels il faut prévoir un circuit parallèle

d’échange d’informations moins standardisé avec une coordination informelle par téléphone conservent une coordination approximative qui ne permet pas une amélioration de l’intégration de la SC. Enfin, certains petits fournisseurs qui ont accès aux informations du portail en mode dégradé (dans le cas d’AirSupply, par le mail) traitent celles-ci en mode manuel, ce qui limite aussi l’intégration et la visibilité de la SC. Cette dichotomie entre fournisseurs intégrés et fournisseurs non intégrés peut entraîner à moyen terme des problèmes lors des phases d’acceptation, de routinisation et d’infusion. S’il existe trop de fournisseurs non intégrés, les approvisionneurs du donneur d’ordres peuvent se détourner du portail qu’ils ne perçoivent plus comme un standard mais plutôt comme un outil nécessitant des manipulations supplémentaires (Froufe, 2015). Par ailleurs, si le donneur d’ordres, dans la phase d’infusion, souhaite développer une nouvelle fonctionnalité qui serait applicable à tous les fournisseurs (par exemple l’édition d’étiquettes standard de colisage via le portail), il se trouve finalement devant l’alternative d’intégrer tous ses fournisseurs au portail, ce qui n’a pas été fait précédemment ou de renoncer au portail pour cette fonctionnalité.

- Au niveau sectoriel, l'adoption d'un portail par les principales entreprises du

secteur contribue à son institutionnalisation (Baptista et al., 2010) : le portail est

perçu comme "la bonne façon" de standardiser le processus d'approvisionnement et la coordination avec les fournisseurs. La collaboration que ces donneurs d’ordres et institutions ont mise en œuvre pour développer le projet de cet outil commun leur

a permis de créer une histoire commune, au-delà des relations purement

commerciales et concurrentielles, histoire qui peut être relatée en interne comme en externe. Ainsi, le portail peut devenir l’exemple d’un « commun » institutionnalisé qu’une profession ou un secteur d’activité revendique, sur lequel elle communique, et qu’elle affiche face aux autres professions ou autres zones géographiques. Dans

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194 l’industrie aérospatiale, les portails Exostar pour le monde anglo-saxon et AirSupply pour l’Europe continentale en sont de bons exemples. En revanche, en cas d’échec de l’acceptation et de la diffusion du portail (comme cela a été le cas pour le portail de l’automobile Covisint que nous avons évoqué dans le chapitre 2) au sein d’un secteur industriel, c’est toute l’image du secteur industriel qui est affectée par l’échec.

Limites de l’étude de cas

Cette étude de cas comporte un certain nombre de limites identifiées dans les points suivants.

Premièrement, le nombre d’entreprises interrogées est relativement faible, ce qui est lié au contexte de notre recherche qui s’est réalisée de façon indépendante à toute demande du secteur. Toutefois, nous avons souligné, dans le chapitre 3, la qualité des entretiens menés et la relative liberté de parole des acteurs rencontrés puisque notre étude ne représentait pour ces entreprises aucun enjeu économique ou relationnel. Nous avons aussi complété notre analyse par de nombreux documents secondaires permettant une vue plus large que celle fournie par les entreprises interrogées.

En second lieu, notre étude ne porte que sur des entreprises françaises. Ceci ne nous permet donc pas de prendre en compte sur un projet à dimension européenne les mécanismes d’ordre culturel, mécanismes que nous ne faisons pas figurer dans notre cadre d’analyse. Il est possible et même probable que de tels mécanismes jouent un rôle, comme le montrent l’étude de Thatcher et al. (2006) pour l’adoption d’e- commerce en B2B et celle de Rajaguru et Matanda (2013) sur les SIIO dans la SC. Troisièmement, nous avons choisi de ne pas réaliser d’analyse au niveau individuel, préférant nous consacrer à ce qui fait la spécificité de cette étude de cas, c’est-à-dire les relations entre organisation, SC et contexte sectoriel. Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas de mécanismes au niveau individuel jouant sur l’adoption d’un portail mais plutôt que nous considérons qu’ils jouent un rôle relativement mineur dans cette phase d’adoption, rôle qui en revanche devient plus important dans les phases d’acceptation et de routinisation.

Enfin, nous avons souligné dans la première partie de ce chapitre la spécificité du secteur aérospatial européen tant au niveau des caractéristiques de ses SC qu’au niveau institutionnel. La généralisation des résultats ne peut donc être envisagée que dans un contexte industriel similaire. Ceci correspond cependant au paradigme du réalisme critique qui est la position épistémologique sur laquelle nous nous sommes fondés pour réaliser notre recherche (cf. chapitre 3). Ainsi, pour Tsang (2014), « case

studies provide useful information concerning how the postulated mechanisms operate

under a set of contingent conditions47 ». En effet, l’objectif de cette étude de cas est

47 Les études de cas fournissent des informations utiles sur le fonctionnement des mécanismes supposés dans les

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195 bien de dégager des relations entre ce qui a été observé, le contexte, et les mécanismes étudiés.

Conclusion du chapitre 5

Dans ce chapitre, nous avons analysé, grâce à l’étude du cas AirSupply, les mécanismes d’adoption d’un portail commun à un secteur d’activité de type many-to-

many, et les conséquences de ces choix sur les phases ultérieures du projet. Nous

avons fait le choix d’une étude qualitative nous permettant, à partir des entretiens et documents secondaires collectés, de caractériser des mécanismes complexes internes aux organisations étudiées, mais aussi inter-organisationnels en particulier dans les relations donneurs d’ordres – fournisseurs au sein de la SC, et enfin relevant de l’écosystème du secteur d’activité étudié. De même que dans l’étude de cas du projet Electra où nous avons décidé de réaliser l’analyse côté donneur d’ordres comme côté fournisseurs, nous avons, dans cette étude de cas, étudié des entreprises relevant de trois niveaux différents des SC aérospatiales (OEM, fournisseur rang 1, fournisseur rang 2), certaines pouvant tenir plusieurs rôles.

Cette étude nous a permis d’établir le rôle conjoint des mécanismes organisationnels, inter-organisationnels et sectoriels sur les choix d’adoption d’un portail commun à un secteur d’activité. Ainsi, les caractéristiques organisationnelles, la structure de la SC, les caractéristiques des relations donneurs d’ordres – fournisseurs, et enfin la nature des pressions institutionnelles exercent une influence (positive ou négative) sur l’adoption d’un tel portail. Nous avons relevé dans le contexte étudié, qui est celui de l’industrie aérospatiale européenne, les éléments qui sont apparus les plus marquants, sans toutefois avoir pu mesurer de façon quantitative le poids de ces éléments. Lorsque la phase d’adoption d’un tel projet par de nombreux donneurs d’ordres a été réalisée, cela entraîne une diffusion du portail au sein de tout un secteur d’activité et la standardisation des processus et des mécanismes de coordination dans les phases d’adaptation, d’acceptation et de routinisation. Ainsi, dans la phase d’infusion, le portail peut devenir une référence institutionnelle du secteur d’activité. Cependant, cette dynamique positive ne peut fonctionner que si les donneurs d’ordres accompagnent par des actions collaboratives les fournisseurs pour s’assurer d’un développement homogène de l’intégration de la SC grâce au portail. Dans le cas contraire, un risque de contournement du portail ou d’une SC à deux vitesses apparaît.

CONCLUSION GENERALE

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