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L E DISCOURS ESTHETIQUE DE C HRISTO ET J EANNE -C LAUDE « Une peinture ou une sculpture contemporaine est une espèce de centaure -moitié matériaux

C. (Conclusion) Un art public du contact

Chapitre 2. A TRAVERS ET AUTOUR DES EDITIONS DOCUMENTAIRES CHRISTOLIENNES :SOURCES ET

II. L E DISCOURS ESTHETIQUE DE C HRISTO ET J EANNE -C LAUDE « Une peinture ou une sculpture contemporaine est une espèce de centaure -moitié matériaux

artistiques, moitié mots. Les mots sont l’élément actif et vital, capable, entre autres, de transformer n’importe quel matériau (résine, époxyde, rayons de lumière, ficelle, rochers, terre) en matériau d’art. C’est sa substance verbale qui établit la tradition dans laquelle une œuvre doit être vue (…). (…) L’opinion commune a été récemment résumée en ces termes : “L’art moderne a éliminé de la toile le corrélat verbal.” Peut-être. Mais si une œuvre actuelle n’a plus de corrélat verbal, c’est parce que son caractère particulier a été dissous dans un océan de mots. Le langage littéraire a été banni ; un tableau n’est plus conçu comme la métaphore d’une expérience accessible à la fois aux mots et à la peinture. Mais la place de la littérature a été prise par la rhétorique de concepts abstraits. Une peinture avant-gardiste de ce siècle suscite inévitablement chez le spectateur un conflit entre son œil et son esprit (…). Pour que l’œuvre s’inscrivant dans une nouvelle mode soit acceptée, il faut que le conflit œil/esprit soit résolu en faveur de l’esprit -autrement dit du langage intégré à l’œuvre. De lui-même l’œil est incapable d’entrer dans le système intellectuel qui opère aujourd’hui la distinction entre les objets qui sont de l’art et ceux qui n’en sont pas. (…) Quel que soit le caractère “anti-art”des peintures modernes, leur élément verbal les distingue des images et des objets seulement vus, et les relègue dans un domaine fondé sur la mise en relation intellectuelle entre les œuvres d’art. Qu’elles parviennent ou non à se purger du sujet, les peintures et les sculptures restent dépositaires du sujet essentiel de l’histoire de l’art consciente d’elle-même. » (Rosenberg, 1992, p. 59 et p. 62)432.

Christo et Jeanne-Claude, comme de très nombreux artistes contemporains, sont producteurs d’un discours critique sur leur œuvre. Je fais référence à un discours théorique (général) et réflexif (sur l’œuvre), issu d’une pensée esthétique, qui cherche à construire le contexte de réception de l’ensemble des œuvres et produit une intelligibilité de l’entreprise artistique. Il s’agit d’une part, d’un discours qui n’est jamais indépendant de leur œuvre : les Christo ne

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H. Rosenberg fait ici référence à une collusion, dans les théories et les pratiques artistiques des avant-gardes étasuniennes, entre les tenants de la position formaliste du critique et théoricien C. Greenberg et le courant de la « désesthétisation » : l’importance accordée à l’objet en soi (à la littéralité de l’objet d’art ou objecthood), en contestant le « corrélat verbal » (une interprétation, une explication) qui réfère l’œuvre à une extériorité (objet représenté) ou à une intériorité (expression, moi révélé), impose qu’on y intègre une « substance verbale » qui l’autodéfinit ou la décrète objet d’art. Toute l’argumentation de Rosenberg repose ici sur la mise en évidence de la différence entre « corrélat verbal » (le texte interprétatif ou explicatif rapporté à l’œuvre) et « substance verbale » (les mots ou le discours, le plus souvent descriptif, inscrit dans / intégré à l’œuvre).

discourent pas sur l’art en général, mais sur l’œuvre et sur l’art dans lequel s’insert leur œuvre, et d’autre part, d’un discours sur leur œuvre en général, qui se réfère à des œuvres en particulier, c’est-à-dire des objets d’art (Work of Art) à titre d’exemples ou pour illustrer le propos. En tant que discours théorico-réflexif général, il se distingue d’un discours référentiel à la production ou à la factualité d’une œuvre particulière, similaire à celui qu’on trouve, par exemple, sous la plume de commentateurs accrédités, dans les ouvrages documentaires. Tout d’abord lié aux conditions discursives de production d’une œuvre particulière ou à des entretiens liés à un projet ou à une réalisation, il s’est peu à peu institué en outil autonome de construction de l’intelligibilité de l’œuvre en général. Il est produit d’une part, hors de l’espace discursif de production de l’œuvre, dans le cadre d’entretiens que les artistes accordent à des critiques (B. Diamonstein, D. Bourdon, W. Spies, C. Tompkins, etc.), à des chercheurs en esthétique ou en histoire de l’art (J. Fineberg, M. Yanagi, A. Elsen, A.-F. Penders), à des journalistes, mais aussi des réponses données aux questions des documentaristes (Maysles, Hissen), et dans le cadre des conférences qu’ils tiennent à la faveur d’expositions ou à la faveur de symposiums organisés par des institutions universitaires ou muséales, le plus souvent prestigieuses433. Il se trouve à l’horizon de textes récemment publiés

Les erreurs les plus fréquentes (Christo et Jeanne-Claude, 2000) ou la rubrique « How to read the Art Works » de leur site Internet (Christo et Jeanne-Claude, 2002).Ce discours est donné à entendre d’autre part, dans l’espace discursif même de production de l’œuvre (audience publique, cour de justice, lobby, etc.), in situ. Il relève alors de la forme générale des énoncés quasi-performatifs ou auto-référentiels. Il est attesté par les documents, diffusé et donné à connaître partiellement en dehors de cette scène, dans les ouvrages documentaires conçus et publiés par les artistes ou dans les scènes « reportées » des films documentaires434. Ce discours peut parfois se répéter des sites de la fabrication de l’œuvre au hors site des textes et des entretiens, et vice versa435.

« Nous écrivons ce texte pour répondre aux erreurs, approximations et sottises qui circulent dans les livres, magazines, journaux et télévisions. (…) Erreur : Les Christo entretiennent le mystère autour de leur travail. NON. Christo et Jeanne-Claude donnent régulièrement des conférences et répondent aux question de l’assistance dans des musées, lycées, universités et écoles du monde entier.

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A titre d’exemples et avec la conscience que cet échantillon a quelque chose de bien mal proportionné compte tenu du nombre de conférences données par les artistes : à la Tate Gallery de Londres, le 25 avril 1989, au M.I.T. de Boston, le 29 octobre 1990, à The School of Visual Arts de New York, le 08 novembre 1990, à une Presidential Lecture de Stanford University, le 02 mars 1998. La liste des conférences dans les grandes écoles et les musées parisiens au début des années 1980, dans le cadre du projet The Pont-Neuf Wrapped, est donnée dans l’annexe 13.

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A titre d’exemple, la phrase de Christo prononcée à l’audience publique du Sonoma County Board of Supervisors du 18 mars 1975 : « Christo : It’s hard to explain that the work of art is not only the fabric, the steel poles, or the Fence. Everyboby here is part of my work. Even those who don’t want to be part of my work. » (Christo, 1986, p. 152).

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A titre d’exemple, l’explication que Christo donne de l’insertion de ses projets dans l’histoire de l’art à H. Ruvin, Dade County Commissionner, en marge d’une audience publique tenue le 20 juillet 1982 (Maysles, 1985), avait été formulée presque mot pour mot dans l’entretien de 1976-77 avec B. Diamonstein (Diamonstein, 1979, pp. 93-94) : « B. D. : What do you think your work has done to the credibility and the status of monumental works, traditional, conventional ones ?Ch. : Our perception of art is basically Victorian. The object, the commodity as a work of art is a completely recent perception, and of course this became more and more evident -perhaps I now talk like a Marxist- with the advance of capitalist society and industrial society, (…) when you have the commodity, transportation, goods that you can move out fast with yourself. And of course relating the value of art in terms of a commodity object is an extremely recent perception. (…). Before, art was a much more fluid communion -I always think that art in the tenth century was much more democratic than it is today. (…) But when art became a commodity and we started to own it ant to have it only for ourselves, that is when our monumentality started to be broken into small pieces. We cannot have monumentality when we are involved with commodity, with transportation of goods and all these things (…). ».

Il est probable qu’aucun autre artiste ne donne autant de conférences qu’eux. » (Christo et Jeanne-Claude, p. 5 et p. 9).

L’ensemble s’énonce aujourd’hui à deux voix (« Christo et Jeanne-Claude », « Les Christo », « Nous »), dans une pluralité qui est le résultat d’une construction, par transformation et intégration progressive du discours de Jeanne-Claude. Il faut, en effet, pour comprendre le sens de cette construction, reprendre la distinction entre la dimension théorique et réflexive du discours sur l’œuvre en général et sa dimension descriptive et référentielle à une œuvre en particulier. Jusqu’en 1994, Christo assume seul la dimension théorico-réflexive, tandis que le discours de Jeanne-Claude est référentiel, en tant qu’administratrice (Business Manager) de la

Javacheff Corporation (C.V.J.), aux actions de production d’une œuvre particulière, et, en tant qu’agent et marchand (Art Dealer), aux propos de Christo sur l’œuvre et l’art en général. A partir de 1994, et c’est ce dont témoignent, par exemple, le texte rédigé par les artistes et publié en 2000 (Christo et Jeanne-Claude, 2000) et leurs interventions dans le film Wrapped Trees (Hissen, 1999), c’est la dimension théorico-réflexive du discours de Jeanne-Claude qui s’impose à son tour436. Ainsi Jeanne-Claude devient artiste en affirmant sa réflexivité ou bien, inversement, c’est l’affirmation, voire l’affichage (Hissen, 1996, 1999), de la dimension théorico-réflexive de son discours qui l’accrédite artiste. C’est donc tout naturellement que cette affirmation débouche sur la revendication de l’idée d’une œuvre, c’est-à-dire de sa part dans la conception de l’œuvre437.

L’histoire de cette élaboration progressive de la dimension théorico-réflexive du discours de Jeanne-Claude, nous conduit à conjoindre les dimensions créatrice et théorique. La figure de l’artiste ne se réduit pas à la seule dimension créatrice, comme concepteur et producteur de l’œuvre, elle comprend la dimension théorico-réflexive, comme penseur de son œuvre. Il y a un rapport entre théorie de l’art et création artistique dans la construction de l’œuvre des Christo, dont l’interface est l’idée d’une œuvre particulière, qui fonctionne comme formulation de la théorie (un modèle) et condition de la testabilité des énoncés théoriques, et la méthode (empirique et pragmatique), qui fonctionne comme condition de l’application du modèle à la réalité et condition de la validation théorique. Ils font passer la théorie du côté de l’application et l’application du côté de la théorie. Cette double dimension de la figure de l’artiste met en exergue l’importance de la pensée esthétique dans l’œuvre d’art ou, pour le dire autrement, l’inscription du discours sur l’œuvre dans l’œuvre, qui tend à faire de chacune des œuvres particulières, l’illustration démonstrative sinon d’une théorie du moins d’une pensée esthétique, et de la théorie, des axiomes et des prescriptions pour la création des œuvres particulières. De production discursive en production discursive, ce discours théorico-réflexif des artistes s’est autonomisé par rapport au dialogue correspondant aux scènes de l’élaboration des œuvres particulières ou aux interviews avec des journalistes ou des scientifiques motivés par elles, jusqu’à devenir l’horizon de textes dont ils sont les seuls

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Il suffit de comparer la citation extraite de l’entretien des artistes avec B. Diamonstein, en 1979 (citée ci-dessus) : « BD : Then you reject the association with the now traditional conceptual artist ? J.-C. : He rejects it. Ch. : Absolutely. I don’t think I am a conceptual artist. (…) », (Diamonstein, 1979, p. 88), et celle extraite de l’entretien avec A.-F. Penders, en 1993 : « A.-F. P : Dans pas mal de livres, on vous classe dans le “Earth Art” ou parmi les conceptuels. Je voudrais connaître votre opinion (…). Ch. : Jeanne-Claude essaie toujours de corriger cela. J.-C. : S’il vous faut une étiquette, disons “Art Environnemental”. (…) “Environnemental” convient puisque cela couvre le rural et l’urbain. » (Penders, 1995, p. 43).

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Revendication parfois déguisée ou implicite : « (…) lorsque Jeanne-Claude a proposé à Christo l’idée des Iles entourées [Surrounded Islands] (…). » (Christo et Jeanne-Claude, 2000, p. 25), et « Il y a trois choses que les Christo ne font pas ensemble : (…), Jeanne-Claude ne fait pas de dessins (…). Christo transcrit leurs idées sur papier. (…) » (Christo et Jeanne-Claude, 2000, p. 31). Revendication d’autres fois très explicite : « J.-C. : Et, je ne suis pas seulement “administrateur” des belles idées de Christo. “The Surrounded Islands”, par exemple, était mon idée. On ne sait pas nécessairement cela. » (Penders, 1995, p. 23).

producteurs. Dans ces conditions, il ne s’est pas contenté de devenir pluriel pour revendiquer les deux têtes (Christo et Jeanne-Claude) de la figure artistique (créateur et penseur)438, mais il est en outre devenu polyphonique439. En séparant, par un procédé théorique, les énonciateurs des principes qui guident la production de l’œuvre (Christo et Jeanne-Claude artistes) de leurs commentateurs (Christo et Jeanne-Claude locuteurs), la polyphonie a manifesté la réflexivité théorique et lui a donné une dimension critique440. Ce procédé rhétorique questionne par là-même le statut et la légitimité de toute autre instance critique. L’affirmation et l’autonomisation du discours critique des Christo questionnent la place de toute autre entreprise critique et interrogent les conditions de possibilité de toute autre entreprise critique. Il nous faut alors définir cette pensée, les catégories qu’elle mobilise, les principes dont elle relève, pour envisager les cadres d’intelligibilité de l’œuvre qu’elle impose aux spectateurs. Nous verrons dans cette partie comment elle se construit en discours, de quelle tradition critique elle s’inspire, et sur quels fondements théoriques elle s’appuie.