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Le rapport métadiscursif entre éditions documentaires et discours sur l’œuvre : rendre l’œuvre intelligible

D (Conclusion) Des « lieux de mémoire » aux « récits autorisés »

C. Le rapport métadiscursif entre éditions documentaires et discours sur l’œuvre : rendre l’œuvre intelligible

Les éditions qui documentent chaque réalisation entrent en résonance avec ce discours théorico-réflexif et critique. C’est d’ailleurs ce rapport que signalent les artistes dans Les erreurs les plus fréquentes (Christo et Jeanne-Claude, 2000, p. 21) : « L’histoire du Reichstag et les dates essentielles du “Projet d’Empaquetage du Reichstag” ont déjà été publiées ailleurs mais il reste un certain nombre de choses à préciser », puisque l’ouvrage documentaire (Christo, 1996) propose, en effet, une rubrique intitulée « Early proposals » (ibid., pp. 10-19) et une autre « The Reichstag : its turbulent history » (ibid., pp. 23-35). Les éditions documentaires sont donc en relation avec un discours sur l’art et sur l’œuvre, un discours qui leur est extérieur, mais qui, publié et disponible, peut servir de cadre effectif à leur appréhension536. Les éditions documentaires doivent être envisagées comme des déclinaisons

exemplaires et validantes du propos théorique des artistes. Ces dispositifs narratifs ont alors une fonction métadiscursive, au sens où, sans la convoquer directement, ils explicitent la définition de l’entreprise artistique donnée par ses auteurs ou encore la représentation que ceux-ci s’en font, puis l’instaurent en cadre de référence partagé et organisent sa diffusion. La conscience de l’œuvre, sa diffusion, est bien tributaire d’un système de documentation (Rosenberg, 1992, p. 33). Quel est l’outil narratif de cette articulation des éditions documentaires au discours sur l’œuvre des artistes ?

Prenons l’exemple des ouvrages documentaires conçus et édités par les Christo. En une vingtaine de pages, un ensemble liminaire de paratextes propose au lecteur des catégories pour construire l’intelligibilité de l’œuvre, pour faire rentrer l’épaisseur documentaire dans une compréhension de l’œuvre (cf. tableau 13). Les titres abrégés placés sur la tranche de l’étui illustré d’une photographie de l’installation, puis répétés sous leur forme complète sur les premières pages de l’ouvrage, la liste des contributeurs, les extraits du journal des artistes (« From Christo and Jeanne-Claude’s Diary » ou « Chronolgy »), puis les feuilles de données537 (« Fact sheets ») constituent les ingrédients de prologues. Ce sont les instruments

de la relation métadiscursive entre les ouvrages documentaires et le discours des artistes. Ils sont congruents avec le discours sur l’art et l’œuvre des artistes, ils annoncent et informent l’ensemble documentaire. Ils sont l’interface de la relation métadiscursive.

1. L’ensemble iconographique et textuel titulaire dans la perspective métadiscursive Sur l’étui dans lequel s’insère l’ouvrage, un ensemble paratextuel associe un titre et le(s) nom(s) du / des artiste(s)538 (Christo : Surrounded Islands, par exemple), imprimé sur une

photographie couleur. C’est une photographie de l’installation prise en plan large ou

536 Les textes publiés sont par exemple vendus dans les points librairie des expositions. La plupart des grandes

expositions sont inaugurées par une conférences des artistes.

537 « Fact sheet » est traduit par « faits et chiffres » dans la traduction française de Christo : The Pont-Neuf

Wrapped (Christo, 1990), supervisée par Jeanne-Claude.

538 Plus précisément le nom de Christo jusqu’à l’ouvrage documentaire qui concerne The Pont-Neuf Wrapped

rapproché539. Le texte est manuscrit, il correspond à la signature du / des artistes. Il assigne

l’œuvre à un auteur, un auteur aujourd’hui pluriel, le caractère manuscrit servant de visa d’authentification. Le lecteur a donc sous les yeux une épaisseur textuelle et iconographique, qui témoigne d’une pluralité d’actions et d’acteurs, rassemblée et unifiée sous une image et un titre, et assignée à des auteurs. Le titre est abrégé, il énonce l’idée de l’œuvre. L’ensemble est sans ambiguïté : l’œuvre est une installation in situ ; les artistes sont Christo et Jeanne- Claude540. L’ensemble textuel est repris sur la tranche de l’ouvrage même, puis une nouvelle

fois sur sa première page. Il apparaît ensuite décliné dans sa totalité sur la deuxième et troisième pages (Christo : Surrounded Islands, Biscayne Bay, Greater Miami, Florida, 1980- 83). Les titres complets sont caractérisés par leur longueur descriptive : une énumération de noms et de dates, qui correspond à la déclinaison des coordonnées spatio-temporelles de l’œuvre. Ils prennent l’allure de véritables « résumés titulaires »541. Les titres des œuvres

réalisées se présentent tous, en effet, sur le même modèle : dénomination de l’objet imaginé (Surrounded Islands), détermination d’une position géographique multiscalaire et multi- référencée (lieu-dit désigné par son toponyme, unité administrative de référence, Etat concerné : Biscayne Bay, Greater Miami, Floride), et d’une séquence chronologique (la période de temps écoulé entre la conception et l’exécution de l’œuvre : 1980-1983). Ce découplage du titre, l’objet imaginé d’abord, ses coordonnées spatio-temporelles ensuite, appelle l’attention du lecteur. Il le prépare à trouver un champ de significations autour de la déclinaison spatio-temporelle de l’œuvre : l’adressage géographique, voire la surdétermination géographique, la durée. Au-delà, il invite le lecteur attentif à s’interroger sur les rapports entre l’objet imaginé et le site dans la perspective diachronique impliquée par cette temporalité, ainsi que sur la pluralité du site. L’in situ et le projet sont, par conséquent, mis en exergue et donnés comme cadre d’intelligibilité de l’œuvre.

Dans cette perspective, le dispositif visuel s’avère intéressant. Sur l’étui, la reproduction d’une photographie, à l’intérieur de l’ouvrage, plusieurs pages blanches, sont les supports du titre abrégé, puis complet. La photographie atteste la réalisation de l’idée de l’œuvre dans un objet d’art (Surrounded Islands) et correspond aux propos des artistes qui s’opposent au rapprochement de leurs pratiques artistiques avec l’art conceptuel. L’idée s’est effectivement matérialisée en un lieu en un temps donnés, rendue visible, elle a été vue et enregistrée. La série de pages non illustrées a, par comparaison, un rôle différent, mais lié, puisqu’elle atteste non pas de la réalité de l’installation, mais de la réalisation d’une idée à travers un projet. En particulier les deux pages blanches sur lesquelles s’étale le titre complètement décliné. Elles renvoient à la qualité éphémère des installations : elle signifie à la fois le néant d’où l’œuvre est venue, l’ex-nihilo, et le néant où elle est retournée, après son démantèlement et le nettoyage du site, mais que compense l’épaisseur documentaire. La succession : titre abrégé en couverture, « résumé titulaire » sur les pages blanches intérieures, renvoie d’une part à l’idée, d’autre part à la construction des coordonnées spatio-temporelles dont l’œuvre procède. C’est bien la construction des coordonnées spatio-temporelles de l’œuvre qui constitue d’une part, le projet de l’œuvre, c’est-à-dire la manière dont, à travers l’application d’une idée à des sites, l’œuvre est advenue, d’autre part, la raison de l’édition documentaire.

539 Deux photographies couleur dans le cas de The Umbrellas : les parasols bleus, pris depuis un léger surplomb

obliquement et de près, et les parasols jaunes, pris d’un léger surplomb, de très près au premier plan et de très loin à l’arrière plan.

540 A ce titre, la page « éditoriale » de Christo and Jeanne-Claude : The Wrapped Reichstag (1996) et de Christo

and Jeanne-Claude : The Umbrellas (1998/a) les donne comme propriétaires de l’œuvre : « Unless otherwise

indicated, the original works belong to Christo and Jeanne-Claude ».

541 L’expression « résumé titulaire » est empruntée à la critique littéraire. Elle désigne les bandeaux proposés à la

place des titres ou des numéros des chapitres d’un roman et dont le contenu textuel vise à informer le lecteur sur le déroulement (espace, temps, acteurs) de l’action exposée par les chapitres.

Le dispositif annonce aussi la fonction référentielle que jouera la photographie dans l’ouvrage documentaire, il rappelle, en cela, cette citation de M. Augé (1997, p. 81) « Nous sommes tous des enfants du siècle ; nous avons besoin de l’image pour croire au réel. ». Il confère enfin à l’ouvrage documentaire sa fonction commémorative, puisqu’il rend manifeste, par la page blanche, la césure documentaire autour de la disparition de l’installation. Césure dont nous avons précédemment analysé le rôle dans la séparation de la mémoire vécue et de la mémoire reconstruite.

Sur la dernière page de ces quatre pages et sous le titre, est reproduite une liste des contributeurs à l’ouvrage. Elle associe un type de production photographique ou textuelle (Photographs, Introduction and Picture Commentary, Essay, Report) à un nom d’auteur (Wolfgang Volz, David Bourdon, Jonathan Fineberg, Janet Mulholland). Les termes choisis pour décrire la nature de la production peuvent varier (Chronicle pour Introduction), ainsi que les noms des contributeurs, mais le principe est toujours le même. Je prends ici, à nouveau, l’exemple de l’ouvrage documentant Surrounded Islands : la liste contribue à séparer l’instance artistique des instances accréditées, instance critique (« Essay by Jonathan Fineberg », « Introduction and Picture Commentary by David Bourdon ») et instance d’enregistrement (« Photographs by Wolfgang Volz », « Report by Janet Mulholland »). Certaines d’entre elles se rapportent à l’œuvre et à ses différentes états (Essay, Photographs, Introduction, Report), d’autres aux matériaux documentaires rassemblés par l’ouvrage (Picture Commentary). Le statut du photographe, qui par sa couverture photographique du projet et de l’installation, à la fois fait œuvre, la sienne, et rend compte d’une œuvre, celle des Christo, est ambivalent. Son œuvre photographique constitue le matériau principal de l’ouvrage, comme le montre la séparation, derrière deux noms distincts, de la production protégée par un copyright (« Photographs by Wolfgang Volz », « © 1998 for the photographs : Wolfgang Volz, Düsseldorf ») et de son commentaire (« Picture Commentary by David Bourdon »)542. Pour dire autrement cette ambivalence, l’artiste

photographe fait connaître aussi bien que co-naître l’œuvre des Christo. La fonction réflexive et critique des artistes n’est donc pas présente dans les ouvrages documentaires. Elle s’exerce par conséquent à l’extérieur de ceux-ci, tandis qu’à l’intérieur, elle est prise en charge par des commentateurs accrédités qui s’attachent à rendre compte d’une œuvre particulière. Depuis la mort de D. Bourdon, rédacteur des introductions et des commentaires photographiques, ces derniers ont été rédigés par Jeanne-Claude et M. Yanagi (1998/a) et par les photographes Sylvia et Wolfgang Volz (1998/b). Ils dépendent donc d’une association nouvelle entre artistes et commentateurs. Ils définissent aussi un nouveau partage des tâches entre Christo et Jeanne-Claude, entre concepteur de l’ouvrage543 et commentateur du matériau documentaire.

Cela est sans doute un effet de l’autonomisation du discours critique des artistes. Ces listes (contributions / contributeurs), témoignent du fait que l’édition est une élaboration qui dépasse le simple rassemblement documentaire dans un dispositif narratif iconographique et textuel.

2. « Diary » et « fact sheet » dans la perpective métadiscursive

Viennent ensuite le journal (« Diary ») et la feuille de données (« fact sheet »). Ils présentent l’œuvre d’art comme le résultat d’un processus, mené à bien par une structure organisationnelle, entre ouvrage d’art et grand chantier. Dans cette sous-partie, j’appuierai ma

542 Dans les ouvrages les plus récents, Wolfgang Volz co-signe l’édition documentaire avec les artistes, sur la

page consacrée des exemplaires numérotés

543 La page « éditoriale » indique que Christo est le concepteur (designer) de l’ouvrage, conception protégée par

démonstration sur l’ensemble paratextuel liminaire de l’ouvrage documentaire Christo and Jeanne-Claude : The Umbrellas (1998/a, pp. 11-29), dans la mesure où il en constitue l’exemple le plus abouti. La page de « Fact sheet » comprend, sur trois colonnes, un ensemble de quatre rubriques qui coiffent des listes et inventaires, et un avertissement infrapaginal544. La

rubrique « Legal Background » décrit la structure juridique et financière de l’entreprise maître d’œuvre : la Javacheff Corporation (C.V.J.), ses deux filiales (japonaise, californienne), ses trois administrateurs545 (fonction et organigramme). La rubrique « Work Force » (« ressources

humaines ») présente à la fois les différentes fonctions546 et les entités économiques547

auxquelles la filiale a eu recours pour mener son activité, elle fait valoir une division des tâches (direction, recherche-développement, opération : fabrication et construction, logistique, communication) et une structuration hiérarchique de l’emploi (directions administratives régionales, direction technique, direction des entreprises contractantes, direction des opérations de terrain, conseillers, ingénieurs et experts, ouvriers). Elle associe des noms de personne ou un nombre d’emplois aux fonctions. Elle adjoint des adresses aux entités et des lieux de résidence aux personnes. Notons qu’elle présente sans distinction les employés des deux filiales de la C.V.J. et ceux des entreprises sous contrat avec elles, et qu’elle réunit aussi les entités de production / fabrication et de travaux publics. Nous avons là un exemple de « groupement de participants qui œuvrent ensemble pour atteindre des objectifs partagés » (Géneau de Lamarlière et Staszak, 2000, p. 205), c’est-à-dire une pluralité d’acteurs géographiquement dispersés, fonctionnellement et statutairement différenciés, qui conduit un activité économique dans le cadre de relations contractuelles. Ce que la théorie économique contemporaine qualifie d’ « organisation » économique et qui constitue la base de la définition du projet, comme « structure organisationnelle », proposée F. Pousin (2001, p. 59), nous l’avons vu. La rubrique « Materials » décrit les composants matériels manufacturés de l’objet produit, assemblé, construit et installé par l’organisation économique, en termes de qualité substantielle (aluminium, tissu, peinture, etc.), de quantité (nombre de pièces

544 « As with Christo and Jeanne-Claude’s previous art projects, The Umbrellas, Japan-USA, 1984-91, was

entirely financed by the artists through the sale, by their C.V.J. Corporation, of Christo’s preparatory drawings, collages, scale models as well as lithographs and early works from the 1950s and 1960s. Christo and Jeanne- Claude never accept sponsorship. ».

545 « C.V.J. Corporation, New York, Jeanne-Claude Christo-Javacheff, President and Treasurer; Scott Hodes,

Secretary; Christo Javacheff, Assitant Secretery. ».

546 Liste des fonctions : directeurs du projet (Project Directors), conseillers juridiques / avocats (Legal Counsel),

directeurs de la photographie (Project Photographers), conseiller historique (Project Historian), directeur de la construction (general manager), entreprises générales (general contractors), directeurs des opérations de terrain (Directors of Field Operations), ingénieurs, géomètres, cartographes, responsable du transport (Shipping

Organizer), responsables des essais prototypes, ouvriers installateurs, secrétaires et responsables des bureaux

logistiques et d’information, et membres associés (Project Associates).

547 Liste des seize entreprises contractantes : le constructeur (Muto Construction Co., Ibaraki), les entreprises

chargées de l’arpentage et de la cartographie (arpentage : Kokushin-kyogo Inc., Ibaraki et Delmarter et Deifel, Bakersfield, Californie ; cartographie : Pasco Co., Tokyo et M. J. Arden Associates, Kansas City, Missouri), l’entreprise chargée de l’expertise en ingénierie (Nihon Shield Engineerings, Tokyo), l’entreprise chargée des tests et essais (National Research Council, Aerodynamic Laboratories, Ottawa, Canada), les fabricants (du tissu : J. F. Adolff AG, Backnang, Allemagne, Synteen, Klettgau-Erzingen, Allemagne et Blaha et Arzberger, Bayreuth, Allemagne ; des étuis en tissu : North Sails Fogh, Toronto, Canada ; des bases d’acier : Earthbound Inc., Topeka, Kansas et Shiina-Tekko Co., Ibaraki ; des blocs-supports : Havillah Shake Co., Tonasket, Washington ; des coffrages - pour les bases - : The Snow Co., Fort Worth, Texas) et les assembleurs (du tissu : North Sails Group, Milford, Connecticut ; des parasols : Rain for Rent Inc., Bakersfield, Californie). Les adresses listées correspondent à la localisation des sièges des entreprises, et non pas à celle des unités de production, ainsi l’usine d’assemblage du tissu du groupe North Sail est à La Jolla (San Diego) en Californie. North Sails Fogh, Toronto, Canada, est une filiale de North Sails Group, Milford, Connecticut. Soulignons que cette liste des entreprises contractantes et sous-traitantes est incomplète.

d’assemblage et d’unités assemblées) et de gabarit (poids et mesures). Les données numériques indiquent la monumentalité de l’artéfact. On peut faire l’hypothèse que l’intitulé joue sur la polysémie du nom en anglais, au singulier (matière, matériaux, tissu, données (data), chose créée par un artiste), et au pluriel (choses dont on fait l’inventaire, fourniture, équipement), puisque l’objet fabriqué et construit est tout cela à la fois : un ouvrage d’art textile. Tandis que la rubrique « Permits » (« Permis ») établit la liste des interlocuteurs institutionnels et privés548 de l’organisation, ceux avec lesquels elle a négocié la mise à

disposition du terrain d’installation et les caractéristiques de l’ouvrage d’art qu’elle a construit. Elle indique la fonction sociale des administrations (administration générale et divisions de l’aménagement régional ou local, de la construction / travaux publics, des transports et de la police, administration sectorielle) et elle les classe en fonction de leur localisation géographique et de l’emboîtement de leur aire de compétence. Elle donne le nombre total de propriétaires privés. Introduite par « Permits were negociated with the Following Agencies », elle présente les instances de la régulation juridico-politique et celles de la régulation sociale, de la communauté locale ou régionale, comme l’environnement de l’intervention de l’organisation et qualifie de négociation, la forme de leur relation. Enfin, l’avertissement infrapaginal traite de la maîtrise financière de la production par les artistes : le capital financier investi dans la production du bien, son mode de dégagement sur le marché de l’entreprise. C’est la seule rubrique dans laquelle apparaît le mot « artiste », avec une distinction entre l’œuvre des artistes (« Christo et Jeanne-Claude », « the artists ») et les dessins de Christo. Les rubriques créent un jeu de renvois entre catégories économiques, d’une part, par leur intitulé : distinction des différents facteurs de production (le travail, le capital, le foncier), distinction maîtrise d’œuvre / maîtrise financière / maître d’ouvrage ; d’autre part, par l’établissement de liens logiques entre elles : les Christo sont les artistes tandis que la C.V.J. est leur outil juridique et financier de création, Christo dégage les fonds tandis que Jeanne-Claude les gère, les composants matériels sont produits par les entreprises contractantes, les permis sont négociés par la C.V.J. et les directeurs de projet, etc. Nous avons bien là, l’assimilation, catégorie par catégorie, de l’activité artistique à une activité entrepreneuriale pour un grand chantier et de sa production à un « ouvrage d’art » (entre bien manufacturé et équipement). Mais la « fact sheet » est un ensemble de catégories et un inventaire, elle ne donne aucune information sur ce qu’elle implique (jusque dans sa mise en espace de la page549), c’est-à-dire l’interaction organisationnelle dans le temps et dans

l’espace : des circulations (de personnes, d’informations et de biens), des formes de relation, une coordination.

Ce sont les extraits de journal (« Diary ») qui, sur neuf pages et trois colonnes par page, communiquent le cadre d’intelligibilité du fonctionnement de cette organisation dans le projet. Le journal est la forme adéquate de la communication de l’idée que chacune des œuvres est un projet qui articule progressivement l’instance artistique de l’intentionnalité et de la décision, et l’instance collective de l’opérationnalité, et qui aboutit de cette articulation. Il propose un point de vue généalogique sur l’œuvre qui s’alimente d’événements biographiques aussi bien que de situations opérationnelles550. Le journal est écrit par Jeanne-

Claude et Christo551 et pris en charge par un locuteur pluriel « we », dont se dissocient parfois

« Christo » et « Jeanne-Claude ». Il est rédigé au présent de l’indicatif, mais des extraits

548 Administration publique : « Ministry », « Division », « Department », « Office », « Bureau », ou acteurs

organisations syndicales ou associatives : « Union », « Committe ». Propriétaires privés : private Landowners.

549 La mise en page invite, en effet, le lecteur à relier les éléments de ces rubriques par des flèches.

550 Notons d’ailleurs que le terme de Diary a été préféré à celui de Chronical, mettant l’accent sur des acteurs

plus que sur des faits.

surlignés en gras (« 1991, July, 6, Only 93 days to go… », etc.) égrainent un compte à rebours par rapport à une date butoir, le faisant basculer dans le passé. Il a été manifestement réécrit552

et il synthétise l’information553, ce qui fait ressortir sa fonction pragmatique. On peut faire

l’hypothèse, en effet, qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’un journal fictif, car sa fonction paraît essentielle à l’élaboration de l’œuvre et les extraits du journal de J. van den Marck montés dans Christo : Valley Curtain (Christo, 1973) nous le montrent, mais d’une instrumentalisation du principe, comme l’indique son glissement d’une position documentaire interne (Christo, 1973) à une position liminaire paratextuelle554, et d’une réécriture d’un texte

existant dans l’optique de sa publication. Dans une présentation chronologique, qui met en avant la durée et les étapes du projet, de la mise en place et de l’installation555, c’est bien

toutes les formes de relation entre personnes ou entités localisées, mais géographiquement séparées, et dont les fonctions s’exercent dans des lieux distincts, que met en valeur le journal. Il fait donc le récit d’une sorte de ballet556, dansé par une troupe à géométrie variable (« We »,

« We with… », « the group includes… », « everyone », « Christo », « Tom golden and Augie Huber », etc.), dont les danseurs sont animés de mouvements (« We fly / take the train », « by car / taxi / minibus we go », « tour of… », « We pay a visit ») convergents (« to join », « come to meet », « We arrive in Japan from New York, Augie from California, Simon from Paris », « go to work with… ») ou bien divergents (« back to / in New York », « Christo flies to Japan