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C (Conclusion) La distance adhocratique

III. U N ART PUBLIC

« Les Christo ne dépensent pas leur argent pour satisfaire les plaisirs habituels de la plupart des gens. Ils ont leurs propres priorités et le dépensent pour ce qui est leur plaisir, à savoir la construction d’œuvres d’art dédiées à la joie et à la beauté - avant tout pour eux et leurs collaborateurs, et aussi pour que tout le monde en profite gratuitement. » (Christo et Jeanne-Claude, 2000, p. 31).

« A.-F. P. : Je parlais du public… Ch. : Mais il n’y a pas de publics différenciés dans ces projets, la notion de public est continuellement présente. » (Penders, 1995, p. 15).

C. Tomkins (1978, p. 17), reprenant une citation de Christo, définit l’œuvre de Christo et Jeanne-Claude comme un « Public Art ». Cette définition renvoie à deux définitions du public de l’œuvre christolienne : le public acteur et le public spectateur-usager de l’œuvre, qui correspondent à deux manières qu’a l’œuvre d’être publique : comme projet, elle s’adresse à une collectivité sociale et politique, et comme objet d’art, elle est exposée à la vue d’un grand nombre de personnes ; ainsi qu’à deux registres de comportements distincts : celui de l’action artistique et celui de la pratique esthétique. Le public de l’œuvre pénètre la scène artistique bien avant la matérialisation in situ outdoors de l’œuvre, pour se faire, selon les termes des artistes, « participationniste » (Christo, in Penders, 1995, p. 9). L’objet d’art est exposé pour l’émotion esthétique des artistes et de leurs collaborateurs, secondairement pour un public de spectateurs qui y répond en nombre considérable et par un usage qui diffère de tous les schèmes de réception habituels, un usage de contact tactile et discursif. Cet éclatement du public entre acteurs dans l’espace public instauré par le travail de l’œuvre et spectateurs- usagers d’un objet d’art public, pose le dernier terme de la définition du style christolien. Dans le cadre du projet, une collectivité sociale et politique est instaurée actrice de l’œuvre qui s’élabore dans l’espace public par la négociation interdiscursive, la forme privilégiée de la participation. Dans le cadre de l’installation, l’objet d’art est le lieu d’une pratique spectatrice collective qui n’est pas présentée par les artistes comme prioritaire, mais qui, parce qu’elle est de contact, demande néanmoins la planification d’un équipement spécifique du site d’installation et d’une gestion logistique.

« Christo : Le projet n’est pas seulement le tissu, des mâts en acier, une barrière. Le projet se déroule ici et maintenant, chacun de vous en fait partie, pour ou contre le projet vous en faites partie… Quelle que soit votre opinion, vous faites partie intégrante du processus de création. Je suis persuadé que l’art du 20ème siècle n’est pas une expérience individualiste. C’est une expérience politique, sociale et économique que je partage avec vous tous ici présents. N’allez pas croire que j’ai mis en scène cette audience d’appel, les émotions et les craintes que l’on y vit. Mais ça fait partie du projet. J’aime vivre les choses en direct [real life], comme des expéditions dans l’Himalaya ou en Nouvelle Guinée. » (Maysles, 1977)233.

« Christo : This idea that the community give us something. No. The community give us enormous support to get in the permission, but the community does not do anything aesthetic. Nothing. This is not collective work at all. Very individualistic. You know I left my country, Bulgaria, to have absolute freedom. I won’t be bound by any collective work. This is one reason why we do not collaborate with anybody. » (Entretien avec les artistes, juillet 2003).

La position des artistes sur la définition de la nature de la participation du public à l’œuvre a manifestement évolué. D’une citation à l’autre, c’est la question de la part de l’œuvre définie dans et par l’engagement du public dans le processus artistique qui est soit mise en avant, soit

233 Traduction française d’une intervention de Christo à l’audience publique du Sonoma County Board of

déniée, c’est-à-dire la reconnaissance ou pas d’un public partiellement acteur de l’œuvre. Sans doute doivent-elles être comprises dans leur contexte : une audience publique en vue d’obtenir une autorisation de construire un objet d’art en 1975 et un entretien privé en 2003. Signalons simplement que ce qui a fait la réussite de l’entreprise Christo jusqu’à ce jour, c’est l’offre directe de collaboration artistique contenue dans la première citation auprès d’un public dont elle sollicitait, par ailleurs, une autorisation de construire un objet d’art. Peut-être s’agit-il, pour comprendre ce qui réside dans la contradiction des deux énoncés successifs, de hiérarchiser les formes de la collaboration et restituer les éléments d’une problématique de la relation maîtrise d’œuvre / maîtrise d’ouvrage dans le champ de l’art (cf. Chapitre 3, III, B, 1). Dans la perspective de la première citation, sur laquelle est construite une grande partie de ce travail, la notion de public recouvre celle de « spectatorship » (de Duve, 1989/b) : le public engagé dans l’élaboration de l’œuvre. Le public, c’est d’abord, l’ensemble des membres de la communauté locale et parfois au-delà qui reçoit la proposition artistique que font les artistes pour un espace public. Une société civile politiquement organisée à l’intérieur de laquelle la proposition fait jouer le lien politique, à l’autre, à soi-même, à l’espace qu’elle occupe, contrôle et gère. Un public actif, ou plus précisément mobilisé par la proposition, qui la reçoit dans certaines conditions, qui participe sous certaines formes à l’élaboration de l’œuvre. La collectivité sociale et politique se fait (éventuellement, i.e. quand le processus aboutit) maître d’ouvrage à l’intérieur d’une aire d’intervention et selon des modalités définies par le maître d’œuvre, les artistes, mais dans un processus d’interactions qui leur échappe en grande partie. Nous avons là un renversement d’un art de la commande publique : le public produit l’œuvre christolienne avec et pour l’artiste (maître d’œuvre). Un renversement d’autant plus patent que la compétence financière est, nous l’avons dit, du ressort des artistes.

D’autre part, le public c’est celui de la délectation de l’objet d’art. Il comprend les artistes qui entrent parfois en conflit avec lui. L’installation supporte une pratique spectatrice « buffa » qui ne s’accorde pas aux formes de la disposition spectatrice « seria » habituelle, qui circonvient ses normes, à commencer par l’interdit de toucher, et propose d’autres « schèmes d’usage » (Ruby, 2002) de l’objet d’art qui se répètent d’installation en installation234. Cet

usage est d’autant plus subversif qu’il concerne un objet textile qui, en tant que toile appliquée, semble le médium d’une expérience paysagère, d’une expérience scopique. Mais la toile n’est pas ici le subjectile d’un objet représenté qu’on peut saisir dans un face-à-face solitaire et silencieux, à distance, d’un point de vue centré sorte de station valorisée à l’intérieur d’un parcours neutre, dans un lieu séparé du monde (le musée). La toile est le support et le lieu d’une pratique collective interdiscursive, multilocalisée où le parcours entre les points de contacts est (possiblement) aussi esthétique que les stations elles-mêmes, où la prise sur l’œuvre est tactile et / ou interdiscursive, dans le cadre d’un événement qui n’interrompt pas la vie quotidienne en son lieu ou l’usage habituel du lieu. Une prise de contact tellement collée à l’objet qu’elle est productrice d’une spatio-temporalité différenciée et différenciatrice de l’œuvre et impose une gestion logistique du public et de sa « prise » de l’œuvre.

Il ne s’agit par pour moi dans ce chapitre et cette partie de rendre compte des situations d’interlocutions dont procèdent les objets d’art et qui constituent la forme principale de l’action artistique christolienne. Elles seront décrites et élaborées théoriquement dans le Chapitre 4 qui traite spécifiquement de la démarche artistique de projet. Il ne s’agit pas non plus de rendre compte de l’expérience esthétique, ses modalités et ses significations, qui seront traitées d’une part, dans le Chapitre 3, I, C et d’autre part dans le Chapitre 5. Mais il

234 Dans son article « Esthétique des interférences » C. Ruby (2002, pp. 8-21) trace une histoire de la codification

de l’habitus spectateur en mettant en relation une histoire des postures, une histoire des œuvres qui les rendent possibles et une histoire des textes qui les codifient, et dresse le portrait de ce spectateur « entraîné » à appréhender un objet d’art.

s’agit de poser les éléments de compréhension de l’art christolien comme un « art public », à travers la notion de contact, et de montrer, par conséquent, la place de celui-ci dans une première définition de l’œuvre.

A. Le public participationniste : replier l’une sur l’autre réception et