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Le public participationniste : replier l’une sur l’autre réception et production de l’œuvre dans l’interlocution participante

C (Conclusion) La distance adhocratique

A. Le public participationniste : replier l’une sur l’autre réception et production de l’œuvre dans l’interlocution participante

« Christo : Durant cette période [projet], l’œuvre donne naissance à un public participationniste. Au musée ou dans une galerie d’art, vous voyez un travail que vous aimez ou que vous n’aimez pas mais vous ne l’anticipez pas au travers de ce processus complexe qui caractérise mes œuvres : nous empruntons littéralement l’espace public. L’œuvre génère un grand nombre de relations avec les gens qui ont un droit sur cet espace (qu’il soit privé ou public). Cela crée un engagement étroit avec le projet. » (Penders, 1995, p. 9).

« Jeanne-Claude : Obtaining permission presented new problems on each project. There’s no routine. With different people in different countries we have to learn the best way to approach these problems. Christo says each project is like a university education. (…) By the time we finished Running Fence, I had become one of the leading international experts on artificial insemination. That doesn’t help when you’re talking to the mayor of Paris. I also learned a lot about making butter and milk and pasteurization. Christo always says the project is like a university for us. We have to learn about cowboys in Colorado, ranchers in California. » (Chernow, 2002, p. 232).

Du côté du projet, les artistes replient l’une sur l’autre, font dépendre l’une de l’autre, la réception et la production de l’œuvre, en empruntant et étendant la notion de « public » et en lui adjoignant le qualificatif de « participationniste », pour en faire un ensemble différencié de « collaborateurs »235. La réalisation de l’œuvre dépend de l’établissement d’un « contrat

iconographique »236 (Poinsot, 1999, p. 271) entre les artistes et le public, dont les termes ne

sont pas seulement les annonces ou les engagements formulés dans les communiqués de presse par lesquels les artistes rendent public le projet et à travers lesquels ils prennent une communauté locale à témoin, mais plutôt des textes régulateurs négociés qui constituent des formes intermédiaires de l’œuvre. En effet, le moyen de ce repliement est l’interdiscursivité qui fait dépendre l’œuvre à la fois de l’explication (à) et de la négociation (entre), mais qui les fait circuler, toutes deux et dans les deux sens, entre les deux pôles que constituent le maître d’œuvre et le maître d’ouvrage, construisant à travers ce que j’appellerai une interlocution participante, une « coresponsabilité de l’œuvre » (Poinsot, ibid., p. 272). Si, dans l’ère du projet la collectivité locale est un public-agissant, inversement les artistes sont une sorte de public-observant-comprenant.

235 « Jeanne-Claude : When you talk of collaboration with half a million people, I will not correct it - this is

absolutely right. » (Diamonstein, 1979, p. 85).

236 J.-M. Poinsot définit le contrat iconographique dans les termes suivants : « Par des projets ou des annonces

les artistes s’engagent sur les idées, les caractéristiques, les composantes et autres traits d’une œuvre à réaliser. Pourquoi et pour qui cet engagement est-il formulé ? S’agit-il d’une promesse au sens que ce terme peut avoir dans le registre des actes de langage, ou d’un contrat proprement juridique ? Il existe en effet des situations où l’artiste est invité à anticiper la description de son œuvre sur sa réalisation, situations que l’on peut assimiler à des commandes, à la réserve près que ce qui se négocie ne semble plus se traiter entre les seuls artistes et commanditaire (partenaire qui est à définir), mais prend à témoin la communauté des observateurs avertis. Le glissement de cette négociation sur la place publique - puisque ce à quoi nous nous référons a été porté à la connaissance du public par d’autres voies que l’indiscrétion de l’historien - paraît témoigner d’une dissociation entre d’une part un contrat de commande au sens strict qui règle une transaction et ne relève pas du domaine public et d’autre part le contrat iconographique qui, lui, prend à partie ceux qui ne consomment l’œuvre que de manière symbolique. (…) [Il ne faut pas] nier que le contrat iconographique puisse se négocier autrement que dans le cénacle restreint qui lierait l’artiste, le critique averti et le marchand. » (Poinsot, 1999, pp. 271-272).

« Nobody discusses a painting before it has been painted. Nobody discusses a sculpture before the sculpture has been sculpted. But everybody discusses a new bridge, a new airport, a new highway before those are built. Nobody can install a new bridge before the community, some community is consulted. Now, our projects are absolutely the same. Because they are not sculptures, they are not paintings. Our projects are discussed and argued about, before they are realized. They have a lot of affinities with architecture and urban planning. » (Entretien avec les artistes des 02 et 03 juillet 2003). « Christo et Jeanne-Claude : Once the work of art has been read for what it really is, the process preceeding the completion is easily understood. (…) Our projects are discussed and argued about, pro and con, before they are realized. To understand our work one must realize what is inherent to each project. » (www.christojeanneclaude.net, rubrique « How to read the Art Works »).

L’interlocution, parce qu’elle est la forme principale de la participation du public à la production de l’œuvre, doit être reconnue comme le mode opératoire de l’œuvre, le mode général de son opérationnalité. Mais inversement, l’interlocution, parce qu’elle est le processus à travers lequel le public construit sa compréhension de l’œuvre, doit être définie comme le mode général de l’intelligibilité de l’œuvre. Pour le dire autrement, les Christo ne parlent pas seulement pour expliquer leur œuvre au public, mais pour la produire avec / grâce à lui ; le public ne (se) parle pas seulement pour produire l’œuvre avec / pour les Christo, mais pour la comprendre, si on peut dire, du dedans. Pour qualifier cette nouvelle disposition esthétique du spectateur d’art, C. Ruby recourt à l’expression « pulsion d’échange » : « la relation entre spectateurs devient le cœur du comportement esthétique, recentrant au passage la compréhension de l’œuvre sur le résultat de ce dialogue » (Ruby, 2002, p. 9). Mais, puisque le public est aussi bien acteur d’art, nous devons ajouter : la relation entre participants devient le cœur d’un comportement artistique, recentrant au passage la production de l’œuvre sur le résultat de ce dialogue. Les rapports réciproques entre comprendre l’œuvre et opérer l’œuvre sont au cœur de l’entreprise christolienne, ils passent par l’aménagement d’un espace discursif, lieu simultané de l’opérationnalité et de l’intelligibilité de l’œuvre.

« Christo : and the government of California (…), all the counties, different departments, will all hold public hearings open to radio and television and new-papers, ant the people attend, the people talk against, the people talk for. Now that is how the work is done. » (Diamonstein, 1979, p. 89).

« A.-F. P : Lorsque vous avez quitté l’atelier, était-ce plus pour avoir des contacts avec les gens plutôt qu’avec l’espace ? J.-C. : Non. Nous ne parlons pas à 459 cultivateurs de riz au Japon parce que nous aimons parler aux cultivateurs de riz, mais pour pouvoir planter les parasols dans leurs champs, le seul moyen est d’y aller et de leur parler. Ch. : Tous les détails ont leur importance, tout est esthétique. » (Penders, 1995, pp. 13-15).

L’association des termes « public » et « participation » qui d’un côté, fait glisser le public du côté de l’action artistique et l’artiste du côté de l’observation empirique, et qui de l’autre, fait de la participation un mélange de cognition et d’action, demande à être analysée. Dans l’œuvre christolienne, l’interlocution participante est un processus à la fois opératoire et cognitif. Le public n’est pas seulement l’ensemble des spectateurs qui reçoit l’œuvre aboutie, mais la collectivité civile et politique qui de récepteur de la proposition christolienne devient acteur de l’œuvre. Ce qui le définit comme public, c’est son entrée dans une sphère discursive publique ouverte par la proposition des artistes et sa participation au processus dialogique par lequel se construit l’œuvre. Ce dialogue est in situ, c’est-à-dire qu’il se produit dans des lieux spécifiquement aménagés pour cet exercice de confrontation interlocutoire des intérêts, des représentations et des rôles sociaux, des administrateurs, des résidents et des usagers. Il est la modalité principale de l’opérationnalité de l’œuvre. Par le dialogue, le « public » devient opérationnel parce que, même si, éventuellement, il ne relève pas des domaines de l’invention

artistique, de l’expertise scientifique, du conseil ou de l’ingénierie, il construit avec les artistes une intentionnalité commune, un objectif partagé pour un objet commun237.

« Jeanne-Claude : At first I thought I would nicely and gently explain to the ranchers’ wives how interesting Christo’s work is and to please tell their husband to let us do it. (…) this was not at all the right approach (…). So we started learning about them. I know everything now about making butter and milk and artificial insemination, everything. (…) We became friends, and once you are friends then it’s easy because from a friend you can ask anything, even to put a Running Fence on his land. » (Diamonstein, 1979, p. 92)238.

Mais, inversement, les Christo sont un « public », au sens où pour opérer dans cet espace discursif, ils doivent se mettre en position de connaître l’espace réel de leur intervention, d’en recevoir des informations et d’en construire des données, c’est-à-dire en position d’observateurs directs (enquêtes, observations, mesures, tests, essais), doublés d’observateurs participants. L’appropriation de la réalité par les artistes suppose sa compréhension. Ainsi, ils doivent reconnaître à cet espace discursif sa valeur de terrain cognitif (cf. Chapitre 4, II). L’œuvre est donc, pour l’ensemble de son public-acteur, le résultat d’un processus mixte de compréhension et d’action ayant lieu quelque part. Ce processus repose sur ce que j’appellerais des situations dialogiques ou des événements dialogiques situés, c’est-à-dire des occurrences localisées et répétées d’actes circonstanciels, interpersonnels et non reproductibles. Une analyse de ces situations qui mobiliserait les termes de la théorie de l’ « espace public » et de « l’agir communicationnel » de J. Habermas (1978 et 1987) aurait sans doute sa pertinence. Je ne l’ai pas menée, mais elle constitue une direction de recherche intéressante. J’en poserai les linéaments dans le Chapitre 4, III. Nous avons bien à faire ici à l’instauration de « scènes délibératives publicisées » (Lussault, 2003, pp. 339-340), dans le cadre de propositions artistiques faites à une communauté d’élus, d’administrateurs, de résidents et d’usagers, afin de faire dépendre l’action et son résultat, d’une intercompréhension. Mais leur déploiement privilégié dans le cadre de la « démocratie participative » étasunienne porte en lui-même la critique de la référence à cet idéal communicationnel interlocutoire et intercompréhensif. Dans ce type de processus décisionnaire-là, le succès de l’action artistique dépend, le plus souvent, bien plus de l’accord entre les intérêts des parties mises en situation de négociation, que d’une véritable intercompréhension discursive. Le pragmatisme américain et la logique économique qui le conduit, la valeur mercantile des contrats négociés dans ce cadre, diffèrent, en effet, du modèle de l’entente théorisé par J. Habermas. On aurait alors dans la démarche artistique christolienne une forme d’agir mixte qui mélangerait les trois grands types d’agir définis par J. Habermas : « téléologique (orienté vers le succès de l’entreprise) ; communicationnel (régulé par des normes et orienté vers l’entente) ; dramaturgique (action stratégique, indépendante des conditions aléthiques - i.e. de la Vérité) » (Lussault, 2003, p. 49), qui, dans les audiences publiques étasuniennes, trouverait les conditions les plus favorables de leur mise en scène dans le registre général de l’interlocution participante.

De l’ensemble de ces interlocutions participantes dont dépend la production des œuvres découlent : des formes intermédiaires de l’œuvre, sorte de contrats iconographiques véritablement négociés, et une intersubjectivité. Les situations dialogiques sont productrices

237 C’est ce que rappelle R. Sorin (1989) : « Anecdote 2. Devant les employés de la Samaritaine, réunis au

dernier étage du magasin, Christo défendait le projet d’empaquetage du Pont-Neuf. Aux questions pertinentes des uns et des autres, il répondit simplement. Quand ? Bientôt. Comment ? Ainsi. Pourquoi ? Parce que. Pour qui ? Moi, vous. Et il montra plusieurs collages. Je lus de la convoitise, de l’impatience dans leurs yeux à tous. La Samaritaine exposera ensuite dans sa vitrine (store front) la plus belle maquette du P.-N. ».

238 La dernière phrase de Jeanne-Claude laisse penser à un usage manipulateur de l’intersubjectivité. La question

est bien sûr ouverte. Il faut cependant préciser que les artistes sont effectivement restés en contact avec certains

de transcriptions graphiques (correspondance, compte rendu, rapport, retranscription d’audience publique ou judiciaire, etc.), leur aboutissement donne lieu à des textes négociés (contrat, permis, etc.) qui sont autant de formes intermédiaires de l’œuvre (cf. Chapitre 4, II). Les membres de la collectivité locale qui ont pris part à cette interlocution productrice de l’œuvre deviennent des porte-paroles de l’œuvre au moment de son exposition et parfois même au-delà, porte-paroles de la démarche sur d’autres installations239.

« Christo: I remember when the fence was going up -the process was very slow- and over twenty-four miles it was impossible to take care of the huge number of friends and people and some of the media, so we simply asked the ranchers to become our PR people, and the ranchers invited TV people and journalists to their homes and were holding press conferences -they were telling what the fence is and how they were fighting for it. For them, the fence became their own project. They were doing that for three and a half years. » (Diamonstein, 1979, p. 91).

Le public-acteur par sa participation à l’activité artistique a construit son rapport à l’œuvre et aux artistes, entrant par-là même dans la catégorie des amis pour qui l’œuvre est dite produite et exposée. Il reçoit en « surplus » de son implication un objet d’art dont les qualités esthétiques revendiquées par les artistes sont essentiellement sentimentales.