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CHAPITRE II. LES ATTEINTES AUX DROITS DES PERSONNES PHYSIQUES ET MORALES

§1 LES INFRACTIONS PAR VOIE DE PRESSE

A) LA DIFFAMATION ET L’INJURE

220. - Il convient de distinguer un acte de diffamation de celui de l’injure. Alors que la diffamation est définie à l’art. 29 de la loi sur la presse comme « toute allégation ou imputation

d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé », l’injure doit être entendue, en vertu du même article, comme « toute expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait ». La distinction est donc celle de l’absence, pour l’injure, d’imputation d’un fait précis. En

revanche, les deux infractions ont pour point commun de santionner l'atteinte à l'honorabilité de la personne.

221. - Cinq conditions cumulatives doivent être réunies pour que l’infraction de diffamation puisse être constituée. Tout d’abord, il faut qu’il y ait une allégation ou l’imputation d’un fait précis, déterminé. Ensuite, cette allégation ou imputation doit être de nature à porter atteinte à l’honneur et à la considérationd’une personne. Ces caractéristiques sont appréciées in

abstracto. Par ailleurs, l’allégation ou l’imputation doit viser une personne déterminée,

physique ou morale. Il doit être possible pour le public d’identifier la personne visée par les propos. Enfin, les propos diffamatoires doivent être publics et ils doivent être émis de mauvaise foi (sachant que la mauvaise foi est en principe présumée). La considération consiste en l'image sociale que la personne veut donner de soi aux autres tandis que l'honneur vise le regard de la personne sur elle même. Ces deux notions protègent le même intérêt, la dignité de la personne. Traditionnellement, les juges retiennent la diffamation lorsque l’honneur d’une personne identifiable (nommément désignée ou non) est publiquement atteint par la divulgation d’une allégation de mauvaise foi. La diffamation peut toucher tant les personnes physiques que les personnes morales634 dès lors qu'elles sont identifiables. En revanche, elle ne peut être

reconnue qu'à l'encontre des personnes, ce qui exclut une application aux aux produits ou services qui, eux, sont plutôt susceptibles de souffrir de dénigrement.

222. - Pour l’injure, trois conditions cumulatives sont requises. Elle doit d'abord consister en une opinion dévalorisante, qui peut prendre aussi bien la forme d'une expression outrageante (portant atteinte à la personne dans son for intérieur), que d'une invective (qui est une forme aggravée de l'expression outrageante), ou encore d'un terme de mépris (c'est-à-dire une dévalorisation publique de la personne)635.

223. - En tant qu’espace de libre expression, Internet est concerné par la problématique des publications injurieuses et diffamatoires de manière particulièrement forte. Les propos diffamations et injurieux continuent de fleurir sur Internet et, dans la mesure où ils sont librement accessibles au public, constituent, à raison même de leur publicité, des délits prévus et réprimés par les articles 29 à 33 de la loi du 29 juillet 1881. Un contentieux très riche se ______________________________

634 Exemple de la condamnation pour des faits de diffamation de la personne morale : v. Cass. 1ère civ., 5 juill. 2000, Comm. Comm. Électr., n° 2, févr. 2001, comm. 21. La personne morale sui souffre de la diffamation est en réalité atteinte dans sa considération

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développe ainsi ces dernières années dans ce domaine, notamment s’agissant de la problématique de l’e-réputation en ligne des personnes physiques et morales. Or, bien que la présence de l’entreprise dans le réseau puisse lui être tout à fait bénéfique et témoigner de son dynamisme, de sa capacité d’adaptation et de sa fiabilité, elle peut aussi bien lui nuire lorsque les commentaires des Internautes lui sont défavorables636. Les réseaux numériques se

caractérisent par un potentiel d'atteinte à l’e-réputation qui est sans doute plus grand que dans l’univers traditionnel, maintenant que tout un chacun est en mesure de publier des informations librement.

224. - Tous les propos publiés sur le net sont susceptibles de participer à la construction de l’image de l’entreprise. Il est d’autant plus important donc pour les personnes morales de soigner leur e-réputation, en veillant à ce que les propos négatifs soient amortis via l’exercice du droit de réponse et que les auteurs de propos abusifs soient efficacement poursuivis. Les activités des moteurs de recherche et leurs fonctionnalités additionnelles, telles que Google Suggest ci-dessus mentionnée, jouent ici un rôle prépondérant puisqu’elles véhiculent une image de l'entreprise dans la représentation que s'en font une majorité d'Internautes. En France et en Europe, lorsque cette image est dégradée du fait de l’association du nom de l’entreprise aux adjectifs suggérés, les entreprises sont de plus en plus nombreuses à dénoncer l'emploi des termes injurieux637. Toutefois, la situation n’est pas la même aux Etats-Unis où la distinction

est faite en matière de préservation des droits de la personnalité entre la personne publique et privée. Ces premières ne peuvent plus se prévaloir de la même protection dès lors qu’elles se sont volontairement exposées sur la scène publique ou qu’elles disposent d’un accès facilité aux médias de masse pour démentir de fausses allégations638. Suivant cette logique, on aurait

pu considérer que chaque personne qui partage des contenus via des réseaux sociaux ou des forums de discussion publics devient automatiquement une personne publique639. Cependant,

les tribunaux américains demeurent encore indécis sur cette question640.

225. - En France, par une ordonnance du 6 avril 1996641, le TGI de Paris a condamné le groupe

Yves Rochers pour avoir proféré des insultes et des propos diffamatoires à l’encontre de la BNP, ______________________________

636 E. Walle, A. Bensoussan, S. Savaïdes, «L'e-réputation sous le prisme du droit du travail» : Gaz. Pal. 15 oct. 2011, p. 26.

637 Pour quelques exemples, v. T. com. Paris, réf., 7 mai 2009, SA Direct Énergie c/ Sté Google Inc, M. Bourgeois, « Régime de responsabilité des moteurs de recherche », JCP E, n° 40, oct. 2009, 1919 ; TGI Paris, réf., 10 juill. 2009, CNFDI c/ Google, A. Debet, « Google suggest : une nouvelle fonctionnalité de Google examinée par les juges français », Comm. Comm. Électr., n° 1, janv. 2010, comm. 4 ; TGI Paris, 4 déc. 2009, CNFDI c/ Google, A. Debet, « Google Suggest : la cour d'appel à la recherche d'un équilibre entre liberté d'expression et nécessité d'information d'internautes », Comm. Comm. Electr., n° 5, mai 2010, comm. 49 ; CA Toulouse, 14 déc. 2011, n° 10/05185, Akerys Participations c/ Google, G. Loiseau, « Requêtes suggérées ou associées : une menace pour l'e-réputation des entreprises », Comm. Comm. Électr., n° 5, mai 2012, comm. 50. 638 Gertz c/ Robert Welch, Inc., 418 U.S. 323 (1974).

639 M. Lafferman, « Do Facebook and Twitter make you a public figure? How to apply the Gertz public figure doctrine to social media », 29 Santa Clara High Tech. L.J. 199 (2012), adresse: http://digitalcommons.law.scu.edu/chtlj/vol29/iss1/4. 640 Alors que le 9ème circuit considère qu’une personne qui poste des informations de manière volontaire devrait être considérée comme personne publique (Tipton c/ Washavsky, 195 S.W. 3d at 48), d’autres tribunaux qui avancent qu’interagir avec des amis, en ligne, n’est pas suffisant pour attribuer le statut de personne publique à un internaute (D.C. c/ R.R, 106 Cal. Rptr. 3d 399 (Ct. App. 2010)).

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alors qu’un procès était en cours. Plus récemment, le juge d’appel a sanctionné, au titre de la diffamation, la publication, sur le site Internet d’une association sportive, d’une lettre ouverte adressée au maire d’une commune. Celle-ci faisait grief à la municipalité d’une attitide discriminatoire à l’égard des Français d’origine étrangère, avec la volonté de les exclure en leur interdisant la pratique du sport promu par l’association. Pour les magistrats, les propos n’était pas une simple manifestation de la liberté d’expression, mais dépassait le « cadre admissible

du débat politique »642. Une solution inverse a été adoptée par le juge dans une affaire dans

laquelle un opérateur accusait un Internaute d’avoir publié des propos diffamatoire à son encontre sur un forum de discussion. Or, il s’agissait en l’occurrence d’un forum public d’abonnés qui publiaient leurs commentaires faisant état de leur mécontentement vis-à-vis du service fourni. De tels propos n’ont pas pu valablement être qualifiés de diffamatoires car ils constituaient une manifestation de libre critique643. Encore plus récemment, à cause des

nombreuses publications à caractère diffamatoire, la société Note2be.com a été contrainte de suspendre le traitement automatisé de données personnelles qu’elle mettait en œuvre dans le cadre de son service en ligne qui permettait aux élèves de noter leurs enseignements644.

En fin de compte, le sort des auteurs des propos apportant, par le biais des communications électroniques, certaine appréciation sur les personnes physiques ou morales, sera largement dépendant de l’état dans lequel ils seront jugés. En effet, le problème lié à la lutte contre la diffamation et l'injure est que celles-ci ne font pas l'unanimité sur la scène internationale quant aux conditions de qualification et aux moyens de pénalisation. Un véritable conflit de cultures juridiques et constitutionnelles se dessine, créant une brèche importante dans l’hégémonie du droit, notamment s’agissant des systèmes européen et américain. En fonction de l’étendue de la protection de la liberté d’expression, l’approche ne sera pas la même envers des contenus potentiellement injurieux ou diffamatoires selon le système juridique dans lequel ils surviennent et vu l’effet mondial que provoque la publication en ligne, l’exécution effective de sanctions prononcées à l’échelle nationale peut s’avérer très complexe.

226. - Dans ce contexte d’atteinte à l’e-réputation des entreprises, les réseaux sociaux sont devenus, depuis quelques années, un lieu d’expression préféré des individus, qu’ils agissent dans leur rôle de salariés en réagissant aux événements de leur vie professionnelle, ou dans celui des consommateurs, en apportant une critique aux produits et services fournis. Facebook, Twitter, Instagram et autres réseaux constituent ainsi un canal propice à la transmission de contenus diffamatoires ou injurieux, la jurisprudence ayant tôt décidé d’appliquer le critère de la « communauté d’intérêt » des utilisateurs pour retenir le caractère public des propos645 Ainsi,

la Haute Cour de Londres a condamné en 2008 un Internaute à payer 2200 livres de dommages intéréts pour diffamation en raison de la constitution d'un faux profil, fait au nom de l'un de ses ______________________________

642 CA Colmar, 2e ch., A, 25 janv. 2007, RG n° 06/00892, Assoc. Sportive karaté combat kyokushinkai c/ Ville de Molsheim.

643 TGI Paris, 19 oct., 2007, Zadig Productions c/ Google Inc.; RLDI 2007/32, n° 1062, note Costes; RLDI 2007/33, n° 1098, p. 16, note Thoumyre.

644 CA Paris, 14e ch. A, 25 juin 2008, RG n° 08-04.727.

645 Cette problématique sera développée plus tard lors de l’analyse de la qualification des contenus publics et privés sur Internet.

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amis, sur Facebook. Les informations concernant son état civil étaient exactes mais celles concernant sa vie sociale (ses opinions politiques, son orientation sexuelle, et sa situation financière) étaient fausses et diffamatoires.646

227. - S’agissant du régime de responsabilité applicable, c’est l’article 93-3 de la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle qui dispose qu’au cas où une des infractions à la loi sur la presse s’effectue par voie de communication au public par voie électronique, un régime de responsabilité en cascade s’applique. Ainsi, c’est le directeur ou le codirecteur de la publication qui sera poursuivi comme auteur principal de l’infraction, lorsque le message incriminé a fait l'objet d'une fixation préalable à sa communication au public. A défaut, l'auteur, et à défaut de l'auteur, le producteur, sera poursuivi comme auteur principal. Par ailleurs, celui qui tient publiquement des propos diffamatoires se rend coupable de l’infraction au même titre que celui qui se contente de les rendre publics. Ceci permet, par exemple, de sanctionner les publications diffamatoires mises en œuvre par des journalistes647

ou encore la mise à disposition d’Internautes de ce type de contenus par les moteurs de recherche. Ainsi, le directeur de publication de Google.fr et Google.Inc s’est vu condamné du fait que le service Google Suggest faisait des suggestions renvoyant les Internautes à des liens contenant des propos diffamatoires à l’égard d’un individu648. L’argument selon lequel le

caractère automatique du système de suggestion ne permettait pas de démontrer l’implication de Google n’a pas convaincu le juge. Cette décision a, par la suite, été remise en cause par les Hauts Magistrats649, mais il demeure toujours possible, à défaut d’application de la loi sur la

presse, de se tourner vers les articles 1382 et 1383 du code civil relatifs à la concurrence déloyale650. Dans le même esprit, les blogeurs sont tenus responsables des commentaires

publiés en réactions à leurs billets de blog. Ainsi, les magistrats qualifient d’injure publique le fait de publier sur un blog les propos consistant à dire que la partie civile jouait, lors des séances d'un conseil municipal, « le gauleiter », terme correspondant à une fonction exercée par les dignitaires nazis651. De même, en 2006, un individu a été retenu responable et condamné à six

mois d’emprisonnement avec sursis pour avoir admis la publication des propos agressifs et des menaces de morts sous le texte qu’il avait publié sur son blog.652 Lorsqu’il s’agit des sites

Internet, il incombe au directeur de publication de « vérifier le contenu des messages et des

textes diffusés ».653

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646 High Court, Matthew Firhst c/ Grant Raphael [2008] EWHC 1781 (QB).

647 CA Paris, 13 mars 1998, Gaz. Pal., 1998, 2, somm. P. 554. Pour le juge, « le fait qu’un texte diffamatoire ait été préparé par un tiers n’exonère pas de responsabilité, quant à la diffamation dont il se rend personnellement coupable, celui qui en donne lecture ».

648 TGI Paris, 8 sept. 2010.

649 Cass. 1re civ., 19 juin 2013, n° 12-17.591; Comm. com. électr. 2013, comm. 94 ; JCP G 2013, 907 et la note ; D. 2013, somm. p. 2491, obs. P. Tréfigny ; Lég., 2013, p. 491, obs. F. Klein et M. Bourgeois.

650 TGI Paris, 17e ch. civ., 23 oct. 2013 651 CA Montpellier, 3e ch. corr., 8 janv. 2013. 652 T. corr. Arras, 20 janv., 2006.

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228. - En dehors même du caractère public de l’infraction, il est toujours possible de sanctionner des propos diffamatoires ou injurieux quand bien même ils seraient prononcés dans un contexte non-public (un e-mail personnel, un espace à l’accès restreint, etc.). En effet, la diffamation non publique raciale, nationale ou religieuse est sanctionnée par l’article R.624-3 du code pénal et l'injure non publique raciale, nationale ou religieuse est sanctionnée par l’article R.624-4 du même code.

229. - Enfin, il convient de souligner que le caractère dématérialisé des communications électroniques ne doit pas, en principe, constituer un obstacle à l’application des règles traditionnelles relatives à la diffamation et à l’injure. Pour cela, elles doivent donc être progressivement adaptées, qu’il s’agise des modalités de recherche de preuve ou du droit de réponse, par exemple. En effet, le droit de réponse en ligne est çensé permettre aux personnes ayant subi des actes de diffamation sur Internet de pouvoir efficacement agir afin de protéger leur réputation. Les modalités de diffusion de contenus qu’offre Internet ont, toutefois, boulversé la donne et de questions telles que les délais d’action, ainsi que le point de départ de la prescription ont fait l’objet d’une polémique. Pour conclure, il serait intéressant de s’attarder sur le paradoxe de ce contentieux relatif à l’incrimination des propos diffamatoires émanant des Internautes – en réalité, la plupart d’entre eux sont convaincus en toute bonne foi que les sites de réseautage social (pourtant publics) constituent des extensions de leur vie privée et qu’ils sont donc en droit de publier leurs propos en toute impunité.

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