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DES GRANDS DOMAINES GENEVOIS (XVII e -XIX e SIÈCLES) 1

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DES GRANDS DOMAINES GENEVOIS (XVII e -XIX e SIÈCLES) 1

Préambule

Le canton de Genève, d’une superficie assez réduite (284 km2), a pris ses dimensions actuelles en 1815-1816, à l’occasion de son rattachement à la Confédération helvétique. Le paysage, relativement plat, est animé par quelques collines et coteaux peu élevés et par la présence de plusieurs rivières, dont le Rhône et son principal affluent, l’Arve. L’altitude varie entre 300 mètres au bord du lac et 450 mètres au sommet du coteau de Bernex, point le plus élevé du canton. La campagne genevoise, déjà entièrement colonisée à l’époque romaine, fut très tôt dévolue à la polyculture, étant donné la fertilité de son sol. Ainsi, jusqu’au milieu du XIXesiècle, champs, prés, vignes, forêts, vergers et jardins potagers se côtoient au sein d’une même exploitation. Sous l’Ancien Régime, le paysan genevois possède généralement les terres qu’il exploite, ainsi que le bâtiment qu’il habite. La superficie des domaines reste cependant assez limitée et ne dépasse guère quelques hectares. De même, les maisons paysannes, regroupant pour la plupart le logis et les dépendances rurales sous le même toit, demeurent extrêmement modestes.

Création de grands domaines par les bourgeois de Genève

Après le passage à la Réforme, en 1536, les possessions des institutions religieuses de la ville, soit principalement l’évêque, le prieuré de Saint-Victor et le Chapitre cathédral de Saint-Pierre, sont en grande partie annexées par la Seigneurie de Genève qui en revend une part afin de liquider ses dettes. Ceci favorise la création de domaines agricoles par les bourgeois de la ville, désireux de légitimer leur nouvelle autorité. De plus, ces terres leur offrent un apport vivrier non négligeable et constituent un placement assez sûr, pouvant servir de garantie hypothécaire2.

1 Le présent article constitue un résumé de ce que j’ai publié dans l’ouvrage suivant : Isabelle ROLAND, Isabelle ACKERMANN, Marta HANS-MOËVIet Dominique ZUMKELLER, Les maisons rurales du canton de Genève,Genève, Slatkine, 2006, pp. 211-229.

2 Christine AMSLER, Maisons de campagne genevoises du XVIIIe siècle, Genève, tome I, 1999, et tome II, 2001.

Les bâtiments ruraux édifiés sur ces fonds restent, à l’origine, relativement simples. Il s’agit le plus souvent de volumes uniques, abritant le logement de l’exploitant, la grange, une ou deux écuries, ainsi qu’une cave et un pressoir si le domaine comporte de la vigne (fig. 1). En outre, le maître s’y réserve quelques pièces d’habitation assez spacieuses et confortables pour les brefs séjours qu’il effectue dans sa campagne, notamment lors des moissons ou des vendanges.

Dès la fin du XVIIe siècle, les domaines bourgeois se multiplient dans la campagne genevoise, tandis que leur étendue s’accroît. Au XVIIIesiècle, tout patricien se doit de posséder sa « campagne » et l’on cherche désormais à dissocier la résidence du maître des dépendances agricoles et du logis du fermier. A cette époque, certains propriétaires se passionnent pour l’agronomie et utilisent leur domaine comme lieu d’expérimentation, tels Michel Lullin de Châteauvieux (1695-1781), qui met au point des modèles de charrue et de semoir, Nicolas de Saussure (1709-1791), qui promeut de nouvelles variétés céréalières, ou Frédéric Guillaume Maurice (1750-1826), qui étudie la question des engrais3.

3 Dominique ZUMKELLER, Le paysan et la terre, agriculture et structure agraire à Genève au XVIIIe siècle, Genève, 1992, pp. 217-225, et Edmond BARDE, Genève d’autrefois, la vie aux champs 1790-1830,Genève, 1947, pp. 41-60.

Fig. 1. Jussy, Les Beillans, route des Beillans 21. Maison XVIIe-XVIIIesiècles, comprenant le logis du fermier au rez-de-chaussée, celui du maître à l’étage, grange, écurie et pressoir (Charles Weber, 2004).

En 1776 est fondée la Société pour l’encouragement des arts et de l’agriculture, dont émane, en 1821, la Classe d’agriculture. Cette dernière s’occupe de tout ce qui a trait à l’agronomie, soit aussi bien de l’outillage que des espèces cultivées, du bétail ou des constructions agricoles. Elle organise des concours et encourage certaines études dont le résultat paraît dans son bulletin ou son rapport annuels. En 1852 par exemple, elle lance un concours pour « le meilleur manuel de constructions rurales, accompagné de plans »4.

Ainsi, les dépendances agricoles de maisons de maître font l’objet d’un soin tout particulier de la part de leurs constructeurs et sont les premières à se distancer clairement de la tradition régionale. Pratiquement toutes les innovations en matière d’architecture rurale apparaissent d’abord dans les grands domaines, qu’il s’agisse de l’introduction de nouveaux maté-riaux, de techniques constructives ou d’aménagements intérieurs. Par la suite, les paysans adoptent la plupart de ces éléments novateurs, avec un certain décalage temporel cependant. Il est clair que seuls les riches propriétaires terriens ont les moyens et la culture nécessaires pour remettre en question l’héritage du passé et tenter des essais qui ne se révèlent pas forcément fructueux, du moins dans l’immédiat. Leur aisance matérielle leur permet en outre de faire appel à des architectes et des artisans qualifiés.

Cet avant-gardisme se retrouve dans l’aspect formel des bâtiments5. En effet, les dépendances agricoles de grands domaines sont des édifices prestigieux dont le décor et l’ordonnance varient suivant les modes de l’époque. Ainsi, les changements stylistiques se perçoivent d’abord dans ce contexte.

Disposition, implantation des bâtiments

On observe une grande variété de dispositions parmi les 900 dépendances de maisons de maître recensées dans la campagne genevoise et il serait utopique de vouloir les énumérer de façon exhaustive, sans compter que bon nombre d’entre elles résultent de plusieurs campagnes de travaux. Ainsi, nous nous contenterons d’indiquer quelques compositions récurrentes, en suivant l’ordre chronologique de leur apparition.

4 Leïla EL-WAKIL, Bâtir la campagne, Genève 1800-1860,tome I, Genève, 1988, pp. 93-95.

5 Thème développé dans Isabelle ROLAND, « Vitruve à la campagne : l’influence des maisons de maître et de leurs dépendances sur les maisons paysannes genevoises (XVIIIe-XIXe siècles) », Art + Architecture en Suisse,2006/2, pp. 20-26.

Jusqu’au XVIIe siècle, les bâtiments s’implantent autour d’une cour fermée par un haut mur, accessible par un portail en arc appareillé, selon une conception médiévale répondant à des contraintes défensives (fig. 2 et 3.1). Les façades principales s’ouvrent vers l’intérieur de la cour, tandis que les murs extérieurs restent pratiquement aveugles.

Dans le dernier quart du XVIIe siècle apparaît, à Genève, une ordonnance que l’on peut qualifier de classique, inspirée des châteaux de plaisance français. La composition devient axiale, symétrique et tripartite, centrée sur la maison de maître située en fond de cour, les dépendances étant disposées de part et d’autre de celle-ci, avec un certain souci de régularité (fig. 3.2). La cour reste fermée, afin d’interdire l’accès à l’inté-rieur de la propriété. Cependant, avec l’adoption de grilles et de clôtures en fer forgé, elle perd son aspect défensif et s’ouvre sur la rue. La maison de maître et ses dépendances, désormais visibles, arborent des façades d’apparat soigneusement composées. En outre, le jardin s’intègre au plan d’ensemble et l’on aménage des allées d’arbres afin de créer des axes et des perspectives en harmonie avec l’architecture des bâtiments.

Fig. 2. Avusy, Champlong, chemin du Cannelet 74 et 76. Ancien château des barons de la Grave, en partie reconstruit en 1626, avec des dépendances agricoles fermant la cour et servant de mur d’enceinte (Charles Weber, 2004).

Fig. 3. Maisons de maître, cour(s) et dépendances, types de dispositions d’après les plans cadastraux (dessin Marta Hans-Moëvi) :

1. Disposition autour d’une cour fermée. Bardonnex, Landecy, domaine Perdriau, état en 1723.

2. Disposition tripartite et symétrique, avec la maison au fond de la cour. Cologny, route de La-Capite 39, état en 1788.

3. Cour d’honneur et cour agricole séparées par une dépendance. Cologny, Le Gerdil, état en 1788.

4. Cours d’honneur et des communs placées côte à côte, avec leur propre accès. Genève, campagne Masset, état en 1788.

5. Séparation claire entre la cour d’honneur et celle des communs. Cologny, Grand-Cologny, état en 1788.

6. Maison de maître dissociée de ses communs, avec un jardin à l’anglaise renforçant la césure entre les deux entités. Genève, La Pastorale, état en 1850.

Habitation Dépendance

1 2

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5 6

Cette composition classique, avec les communs de part et d’autre de la cour, est fréquente à Genève au XVIIIesiècle et perdure au siècle suivant.

Le domaine du Vieux-Plonjon aux Eaux-Vives (Genève), antérieur à 1689, en constitue l’un des premiers exemples6.

Au cours du XVIIIesiècle, une autre tendance s’affirme dans l’agencement des dépendances de grands domaines : on cherche à les dissocier de l’habi-tation du maître, afin d’éviter les désagréments liés aux bruits et aux odeurs de la ferme. Pour cela, outre la distance que l’on établit entre ces deux entités, on crée une seconde cour réservée uniquement à l’exploitation, bien distincte de la cour d’honneur (fig. 3.4). L’un des premiers exemples de cette dissociation s’observe au domaine du Gerdil, à Cologny, transformé peu avant 1711 pour le marchand drapier Gabriel Rilliet-Favre (fig. 3.3)7. Le bâtiment abritant le logis du fermier, la grange et l’écurie marque la séparation entre les deux cours, tout en masquant les activités agricoles.

Cette dépendance présente deux façades principales, l’une tournée vers la maison de maître, l’autre vers la cour de ferme. On peut supposer que les chevaux, animaux nobles par excellence, pouvaient accéder à leur écurie depuis la cour d’honneur, tandis que les vaches empruntaient la voie secondaire.

6 AMSLER, 1999, pp. 52-59.

7 Ibid.,pp. 154-163.

Fig. 4. Meinier, Le Carre, route des Carres 17. Dépendance agricole antérieure à 1641, couverte de tuiles creuses à l’origine (Charles Weber, 2004).

Au Grand-Cologny, élevé en 1714-1715 pour le banquier Jean Robert Tronchin-Calandrini, la maison de maître se distancie clairement des communs, chaque unité possédant sa propre cour et son entrée autonome, sans communication directe entre les deux et sans parallélisme (fig. 3.5)8. Au château de Choully, bâti vers 1720, une rue sépare ces deux entités, comme aux domaines de Beau-Pré à Genthod et Lullin à Vernier9.

Au XIXe siècle, l’éloignement et la dissociation entre la maison de maître et ses dépendances agricoles constituent la norme, seule l’écurie des chevaux et des annexes secondaires, telles que remise, bûcher ou pressoir, étant tolérées à proximité de l’habitation. En outre, avec l’introduction des jardins paysagers dits à l’anglaise, on abandonne les grands axes rectilignes et les effets de symétrie. Dans bien des cas, on supprime la relation visuelle entre la maison et ses communs, comme à La Pastorale, au Petit-Saconnex (Genève), datant des années 1831-1836 (fig. 3.6).

Caractéristiques architecturales

Les activités agricoles des grands domaines sont multiples ; le nombre et l’ampleur de leurs dépendances reflètent cette diversité. Ainsi, en plus du logis de l’exploitant, du jardinier et du personnel, on trouve générale-ment une grange, une écurie pour les chevaux et/ou les bœufs, une ou plusieurs étables, un pressoir, un cellier, une cave, un grenier et une remise, sans compter les fonctions annexes, souvent abritées dans des constructions spécifiques – hangar, porcherie, poulailler, pigeonnier, four... – que nous étudierons plus loin. Quant aux aménagements extérieurs, ils englobent les cours, les fontaines, puits et abreuvoirs, le jardin potager clos, le verger, ainsi que le parc, doté, suivant l’époque, d’une « carpière » ou d’un réservoir d’eau.

En principe, l’emplacement de chaque élément tient compte des orientations et des espaces de circulation nécessaires. Ainsi, l’habitation de l’exploitant s’oriente en direction du sud, de même que les serres et les orangeries, tandis que la cave et le cellier se tournent vers le nord.

Aux XVIeetXVIIesiècles, les dépendances agricoles des grands domaines