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Des acteurs collectifs globalement éloignés des travailleurs détachés

5. Nordine habite en Meurthe-et-Moselle tout proche du Luxembourg Agé de 27 ans, pacsé, sans enfant, il est cariste de profession (niveau CASES 3) Il est venu à l’intérim très

6.2. Représentations et place des travailleurs détachés dans les entreprises La dernière partie du travail d’enquête porte sur la manière dont les travailleurs détachés sont

6.2.1. Des acteurs collectifs globalement éloignés des travailleurs détachés

L’un des premiers résultats de l’enquête tend à attester de l’écart existant entre les principales organisations syndicales représentatives et les travailleurs détachés. Ceux-ci sont au minimum mis à distance des objectifs syndicaux.

Les difficultés pour obtenir des entretiens avec des responsables syndicaux sur cette question traduisent bien cette distance1. Le travail en détachement est un sujet sensible. La situation des

travailleurs détachés est complexe et demeure assez largement méconnue. Les organisations syndicales paraissent dans l’impossibilité de dresser un état des lieux des réalités des détachements professionnels sur les territoires (en termes de volume, de durée des missions, de niveau de qualification, etc.). Mais elles n’en demeurent pas moins actives.

En l’absence de garantie formelle quant à la représentation collective des travailleurs détachés (directive 96/71) et à leurs liens, les actions des syndicats concernant les travailleurs extérieurs paraissent a priori limitées. On ne peut pas ne pas faire le rapprochement aux difficultés de l’action syndicale concernant l’intérim et les intérimaires (Belkacem, Kornig, Michon et Nosbonne, 2014a ou 2014b).

De plus, comme le rappelle le rapport du CESE (2015, p. 95), les actions de soutien engagées sont souvent entravées par les directions d’entreprise, notamment lorsque l’accès aux lieux de travail et de vie des travailleurs détachés leur est refusé. Les récentes évolutions législatives2 et

jurisprudentielles3 permettent aux syndicats d’agir, y compris par un recours au droit, au nom des

travailleurs détachés.

Mais les interventions syndicales se font au « cas par cas », en fonction des situations rencontrées ou rapportées. L’exemple de l’action en justice intentée par la CGT à la suite des constatations effectuées sur le site du chantier de l’EPR de Flamanville en est une illustration. Les actions pérennes et structurées sont toujours délicates à mettre en œuvre compte tenu des réalités du travail en détachement. Les organisations syndicales sont contraintes d’agir ponctuellement, soit sur la base d’informations émanant de délégués syndicaux élus sur les lieux de travail, soit à la suite d’une démarche entreprise par les travailleurs détachés eux-mêmes.

1 A titre d’illustration, l’un des responsables syndicaux que nous avons interrogé nous a déclaré avoir « été

surpris d’être sollicité pour un entretien sur ce sujet », tandis qu’un autre nous a exprimé son souhait d’annuler l’entretien qu’il nous avait accordé après avoir pris connaissance des principales thématiques que nous souhaitions aborder avec lui.

2 Loi du 10 juillet 2014.

92 Cela étant, même en Lorraine, région fortement utilisatrice de travailleurs détachés, le responsable UD CGT-FO reconnaît: « Pour être honnête, c’est peut-être une erreur, on ne recherche pas l’information de manière prioritaire. (…) On n’a pas, dans nos objectifs, dans nos priorités, d’aller dans les boites, dans tel secteur et de voir la situation de tels salariés détachés et de voir comment on recrute. Il n’y a pas ça, très concrètement. Maintenant, si on avait des retours d’informations régulièrement, peut-être que ça nous interpellerait ? ». En appui de cet argument, ce même

responsable estime également que la baisse du taux de syndicalisation aurait un effet significatif sur la présence syndicale dans les entreprises, y compris celles recourant à des travailleurs détachés : « Globalement, et toutes organisations syndicales confondues, il y a nettement plus

d’entreprises où on n’est pas présent que d’entreprises où on est présent. Peut-être effectivement que, dans les entreprises où il y a des organisations syndicales, la question [du détachement] se pose moins ou les employeurs font plus attention à la manière dont ça fonctionne ».

Au cours de nos entretiens, les deux responsables syndicaux sont revenus sur plusieurs des situations auxquelles ils ont été confrontés ces dernières années. Dans trois de ces situations sur quatre, ce sont les travailleurs détachés qui ont sollicité directement un appui auprès des unions départementales. A cet égard, il est intéressant de questionner l’attitude des représentants élus d’entreprise qui, par leur présence sur les lieux de travail, pourraient à la fois être les premiers interlocuteurs des travailleurs détachés et à l’origine d’une remontée d’informations indispensable à toute intervention structurée. Le responsable CGT-FO ne dit pas autre chose lorsqu’il estime que « le seul retour que l’on peut avoir si un problème se pose dans une entreprise,

c’est d’avoir une section dans l’entreprise. (…). En même temps pour être honnête, dans le département, je n’ai jamais véritablement été confronté à des questions, à des problèmes de salariés en détachement. Et pourtant, il y en a ! ».

Au regard des informations à notre disposition, deux registres de justification peuvent être avancés pour expliquer la posture des syndicalistes. Celle-ci peut ainsi être justifiée d’une part par une incapacité objective à approcher et à défendre les travailleurs détachés (a) ou, à l’inverse, relever de choix assumés (b).

a) On le sait, approcher les travailleurs détachés n’est pas toujours chose aisée. Outre les formes d’empêchements qui peuvent se manifester de la part des employeurs, d’autres barrières objectives à la représentation de ces travailleurs se manifestent fréquemment.

 Tout d’abord, à l’instar des travailleurs intérimaires, les occasions pour établir des formes de socialisation collectives demeurent limitées. Dans une très large majorité des cas, les travailleurs détachés sont recrutés pour des missions ponctuelles et de courtes durées. Ils sont ainsi perçus par les salariés des entreprises utilisatrices

93 comme une main-d’œuvre temporaire et/ou fréquemment renouvelée. Par ailleurs, la barrière de la langue peut constituer un frein supplémentaire au rapprochement entre travailleurs détachés et travailleurs autochtones.

 Ensuite, l’organisation même du travail peut peser négativement sur le travail des représentants syndicaux. C’est le cas notamment dans le secteur du BTP lorsque par exemple, les travailleurs détachés sont affectés à un chantier parallèle à celui où travaillent les salariés standards. Les travailleurs détachés sont parfois regroupés et éloignés (sciemment ?) dès la fin du travail, sans possibilités réelles d’échanges en dehors des horaires de travail. Enfin, les représentants syndicaux des salariés sont confrontés aux craintes des travailleurs détachés, qui, comme de nombreux travailleurs précaires, craignent d’approcher les représentants syndicaux, de se plaindre ou seulement de se laisser approcher par peur de sanctions ou de représailles.

b) A contrario, le fait de ne pas considérer la situation des travailleurs détachés dans les entreprises peut relever d’une position assumée.

 Celle-ci peut d’une part être motivée par des stratégies spécifiques qui conduisent les organisations syndicales à prioriser leurs actions en se recentrant sur le noyau dur des travailleurs. Traditionnellement, les acteurs collectifs ont tendance à défendre les travailleurs stables et pérennisés des entreprises. On retrouve d’ailleurs un phénomène similaire dès lors que l’on s’intéresse à la défense des travailleurs non standards et notamment des intérimaires qui sont souvent perçus par les représentants du personnel des entreprises où ils effectuent leurs missions comme une main-d’œuvre temporaire et finalement éloignée des problématiques auxquels sont confrontés les travailleurs permanents. Cette dimension apparait avec d’autant plus de force lorsque l’entreprise est traversée par des difficultés conjoncturelles ou structurelles, susceptibles d’affecter le niveau d’emploi ou les conditions de travail.  D’autre part, les délégués syndicaux d’entreprise peuvent aussi ignorer

volontairement la situation des travailleurs détachés. Les raisons sont ici plus difficiles à assumer politiquement. Les détachés sont souvent perçus comme une forme de concurrence venue de l’extérieur. Ce phénomène ne parait pas marginal comme nous l’a confirmé le responsable CGT qui, à l’occasion de notre entretien, a fustigé l’attitude de certains salariés mais aussi de délégués syndicaux. Selon ce dernier, les salariés « sous-traités » et a fortiori les travailleurs détachés seraient volontairement stigmatisés, mis à l’écart, non considérés et ainsi régulièrement discriminés. A propos de sa propre organisation syndicale, il nous confie que les

94 syndicalistes CGT qui travaillent et côtoient les travailleurs détachés au quotidien ne font pas remonter les informations. Ils en oublieraient même les principes de base de toute socialisation au travail en choisissant de ne pas accompagner, de ne pas « guider » des travailleurs détachés en difficulté : « C’est toujours le salarié [détaché]

qui vient à la structure. Ce n’est pas le salarié français qui fait le premier pas, l’emmène au syndicat, lui dit à quoi il a droit, etc. Dans l’entreprise – j’y suis depuis plus de trente ans –, dès le départ, la sous-traitance a commencé en 1986, on nous a expliqué que « c’est eux qui viennent piquer notre boulot ! ». (…). J’ai entendu des militants avoir des réflexions et dire « Oui, ils viennent piquer notre travail ! ». Alors que le travail est là, et il y a une mise en concurrence des salariés. (…) Oui, pour moi, ça c’est tabou, le sujet du détachement ». Pour ce dernier, les salariés « sous-traitants » et a fortiori les salariés

détachés seraient ainsi stigmatisés et exclus des collectifs.

Globalement il ressort des entretiens réalisés que dans la plupart des cas, les travailleurs détachés renoncent à se défendre face à des employeurs recourant à des pratiques illégales Toutefois, certaines actions syndicales tentent de se monter pour défendre ces travailleurs, à la marge, de façon ponctuelle.

6.2.2. Des actions syndicales « au cas par cas » et souvent empêchées : la condition des travailleurs