Partie 1 – Construction des conditions d’acquisition du titre
et les écrits des juristes entre 1789 et 1914 démontrent en effet que c’est l’existence
d’un « peuple distinct » qui est primordiale pour la définition des sujets du droit
international – à tel point que l’ « État souverain » est identifié à ce groupement humain.
L’État, lit-on ainsi dans l’arrêt Texas v. White, « décrit un peuple ou une communauté
d’individus ». L’existence « d’un corps de personnes libres, unies pour leur avantage
commun » est ainsi considérée comme le critère premier de la définition d’une entité
sujet du droit international
163. Dans l’arrêt précité, rendu en 1905 par une Cour fédérale
et d’après lequel la Nation Creek devait être considérée comme souveraine à l’intérieur
de ses frontières, on lit encore que ce droit au territoire est un « droit naturel de ce
peuple »
164. Robbins, le sénateur de l’État de Rhode Island, rappelle pour sa part que
« le pouvoir de faire des traités », tel qu’il a été prévu par la constitution, « est un
pouvoir général, qui peut être exercé à la discrétion de l’exécutif avec toute Nation ou
tout peuple compétent pour conclure un traité »
165. Le « droit des gens », insiste le
Gouverneur du Tennessee à la fin du XVIIIe siècle, ne reconnaît à « aucun peuple », le
droit de s’approprier plus de terres qu’il n’en a besoin
166. Si Jefferson recourt à une
définition qui fait de la « société » l’entité sujette du droit des gens – « les devoirs
moraux qui existent entre individus à l’état de nature ne cessent pas à l’état de société »
écrit-il alors qu’il définit le « droit des gens », « et l’ensemble des devoirs de tous les
individus composant la société constitue les devoirs de cette dernière envers les autres »,
si bien que « les devoirs qui s’imposaient aux individus entre eux s’imposent de
même de société à société »
167- la définition générale des sujets du droit des gens
demeure la même et repose d’abord sur l’existence d’une « communauté humaine ».
163 State of Texas v. White (1868), 74 U.S. 700 : « The word "State" describes sometimes a people or
community of individuals united more or less closely in political relations, inhabiting temporarily or permanently the same country; often it denotes only the country, or territorial region, inhabited by such a community; not unfrequently, it is applied to the government under which the people live; at other times, it represents the combined idea of people, territory, and government ».
164 Buster and Jones v. Wright, CCA 8th Cir., 135 Fed. 947 (1905).
165 ROBBINS, (A.), « Speech to the Senate of the United States, Apr.21, 1830 » in Speeches on the
Passage of the Bill…, précité, p.74 : « The power to make treaties, as given by the Constitution, is a
general power, and may be exercised, at the Executive discretion, with any Nation or people competent to make treaties (…) » (c’est nous qui soulignons).
166 Cité par BANNER, (S.), How the indians…, précité, p.159 : « by the law of Nations, it is agreed that
no people shall be entitled to more land than they can cultivate » (c’est nous qui soulignons). Sur l’argument de la culture de la terre, voir infra, Titre 2, Chapitre 1, Section 1.
167 In BERGH, (A.E.), (ed.), The Writings of Thomas Jefferson…, précité, vol.3, p.228 : « The moral
duties which exist between individual and individual in a state of nature, accompany them into a state of society, and the aggregate of all the duties of all the individuals composing the society constitutes the duties of the society towards any other ; so that between society and society the same moral duties exist as did between the individual composing them ».
Ainsi est-il admis que le « droit des gens » ne saurait avoir d’application qu’entre
des « peuples distincts », le droit régissant les rapports entre un gouvernement et son
peuple ne pouvant être qualifié comme tel. En effet, si une grande partie de la doctrine
et de la jurisprudence américaines, jusque dans les années 1850 environ, définit le droit
des gens, dans la continuité du jus naturalisme vattelien, comme un droit obligeant les
peuples et dans leurs relations extérieures, et pour leur propre organisation
168, le « droit
des gens » positif se distingue du droit interne à un même peuple. Marshall l’avait déjà
affirmé dans l’arrêt Worcester v. Georgia : « le terme de ‘’Nation’’, qui est si
fréquemment appliqué [aux Indiens], signifie ‘’un peuple distinct des autres’’ », et la
conséquence directe de cette qualification, c’est que « les lois de Géorgie » ne peuvent
s’appliquer à ce peuple
169- et que les traités conclus entre le gouvernement fédéral et les
différentes Nations indiennes sont des traités conclus entre des parties juridiquement
capables
170.
Dire cela cependant, ce n’est pas encore dire à quoi la notion de « peuple »
renvoie précisément. Ce qui importe alors, c’est d’interroger la définition exacte du
« peuple », et son application pratique. Modelée sur la définition vattelienne des sujets
du droit des gens, l’approche américaine repose, en théorie tout au moins, sur une
conception artificialiste
171.
168 En effet, comme le rappelle bien la Pr. Jouannet, « le droit des gens de Vattel constitue le système
juridique de la société des Nations et à ce titre, représente à n’en point douter la première expression, presque exemplaire tant elle varie à l’heure actuelle, de la définition matérielle encore courante du droit international. Mais il est clair également que persiste chez Vattel une signification particulière de l’objet
du droit des gens que traduit littéralement, comme chez ses devanciers pufendorfiens, l’expression elle- même de droit des gens. Il s’agit du droit des États, non pas exclusivement au sens d’un droit entre les États, mais de tous leurs droits et devoirs, que ceux-ci soient à usage interne ou externe » : JOUANNET,
(E.), Emer de Vattel…, précité, p.413 (c’est nous qui soulignons).
169 Worcester v. Georgia (1832), 31 U.S. 515, 519 : « The very term "Nation," so generally applied to
them, means "a people distinct from others. » et 31 U.S. 515, 520 : « The Cherokee Nation, then, is a distinct community (…) in which the laws of Georgia can have no force, and which the citizens of Georgia have no right to enter but with the assent of the Cherokees themselves, or in conformity with treaties and with the acts of Congress » (c’est nous qui soulignons).
170 Id., 31 U.S. 515, 519 : « The Constitution, by declaring treaties already made, as well as those to be
made, to be the supreme law of the land, has adopted and sanctioned the previous treaties with the Indian Nations, and consequently admits their rank among the powers who are capable of making treaties »
171 La pratique des États-Unis ne concorde pas complètement, sur ce point notamment, avec les
Thibaut FLEURY | Thèse de Doctorat | Juin 2011 Partie 1 – Construction des conditions d’acquisition du titre