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d’une vie authentiquement humaine sur terre

Si notre comptabilité nationale nous mène dans le mur (Jouvenel, 1968 ; Méda, 1999 ; Gadrey, Jany-Catrice, 2005 ; Cassiers, Delay, 2006 ; Stiglitz, 2009), nous devons la refonder plus récentes et notamment le fait que nos manières de produire sont à l’origine de progrès mais aussi de maux et que les actions humaines sont profondément insérées dans une nature qu’elles contribuent à transformer radicalement. La maxime proposée par Hans Jonas peut servir de principe permettant l’adoption d’un nouvel indicateur de progrès.

I.1 Qui est légitime pour élaborer une nouvelle représentation du monde ?

Comment procéder à la refondation de notre comptabilité nationale, c’est-à-dire de l’une de nos principales représentations du monde et de nos activités ? Qui a la légitimité pour le faire ? Sur quels principes devra-t-elle s’appuyer ? Que s’agit-il de représenter : devons-nous rester dans le paradigme antérieur et améliorer la représentation de la production, la manière dont les êtres humains créent des utilités ? Devons-nous au contraire nous focaliser sur les interactions entre homme et nature pour mettre en évidence comment les différentes actions langage, quelle grammaire devons-nous mobiliser pour construire cette comptabilité, pour dessiner l’état du monde désirable et pour tracer les chemins permettant d’y accéder ? Faut-il employer le langage universel qui est aujourd’hui le langage économique ou monétaire ou au contraire prendre au sérieux ce que les physiciens, biologistes et quelques rares économistes matière (Passet, 1979; Georgescu Roegen, 1979; Vivien, 2005 ; Martinez Alier, 2008; ? Et dans ce dernier cas, comment ouvrir entre les différentes représentations des passages, comment jeter des passerelles, comment organiser des traductions de l’un dans l’autre ?

Il existe aujourd’hui une véritable course dans l’élaboration de nouveaux indicateurs de richesse complémentaires ou alternatifs au PIB. Florence Jany-Catrice et Jean Gadrey synthétiques ou non, monétaires ou non - ont été proposés par ceux qui ont pris conscience de l’inadaptation du PIB pour orienter et évaluer les actions humaines. Ne nous y trompons pas : cette compétition est déterminante. C’est une compétition où sont en jeu les cadres d’interprétation du monde et les normes encadrant l’action pour les décennies qui viennent, une compétition pour la détermination des principes qui seront choisis pour orienter les politiques publiques et privées, une compétition dont l’enjeu est donc de rendre légitimes certains comportements, certains usages du monde, certaines actions, au détriment d’autres. Une compétition dont sortiront la nouvelle grammaire et le nouveau Code organisant les rapports des êtres humains entre eux et de ceux-ci avec la Nature et donc les nouvelles normes de l’importance des enjeux le fait que l’Organisation pour la coopération et le développement économique y ait jeté des forces impressionnantes (dans un programme précisément intitulé

Mesurer le progrès, (OCDE, 2007)), que le président français ait voulu (à la surprise générale

de ceux qui s’intéressaient à ces questions) réunir une Commission dont le mandat consistait à européen aient décidé de se doter de tels indicateurs (Parlement européen, 2011).

Mais cette compétition se déroule avec des règles du jeu extrêmement peu claires, entre experts et avec des termes qui ne permettent à l’ensemble de la population ni de prendre Stiglitz a constitué un moment essentiel dans ce processus (Stiglitz, Sen, Fitoussi, 2009). Alors qu’il s’agissait de « refaire les comptes » et d’élaborer une nouvelle manière d’aborder, pour nos sociétés, la question de ce qui compte, c’est en effet une assemblée d’experts, sans aucun représentant de la société civile, ni du Parlement, composée quasi exclusivement d’économistes (masculins de surcroît) qui a travaillé en cénacle clos (Fair, 2009 ; Jany-Catrice, Méda, 2010, 2011).

d’une telle refonte sont fondamentaux. Le rapport de la Commission reconnait les limites du PIB et fait trois grandes propositions : mieux intégrer les inégalités de revenus ; mieux mesurer la qualité de vie et mieux mesurer la soutenabilité. Dans cette troisième partie, la Commission opére un véritable basculement en recommandant de « prendre en compte la richesse en même temps que les revenus et la consommation ». Elle reconnaît que, comme les entreprises, l’économie dans son ensemble doit se doter d’un bilan et que pour ce faire, il nous faut disposer d’états chiffrés complets de son actif (capital physique voire, selon toute probabilité, capital humain, naturel et social) : « ce qui est transféré vers l’avenir doit nécessairement s’exprimer en ter mes de stocks, qu’il s’agisse de capital physique, naturel, humain ou social. Là encore, l’évaluation appropriée de ces stocks joue un rôle crucial » (Stiglitz et al., 2009, p. 15).

Ce renversement complet de perspective prend en partie son origine dans le rapport

Where is the Wealth of the Nations ? Measuring Capital for the First Century de la Banque

richesse. A partir de la prise en compte de l’ensemble des « capitaux », capital productif, capital humain mais aussi capital naturel, il s’agit de comparer les variations annuelles du capital global grâce à la notion d’Epargne Nette ajustée. Cette dernière se calcule comme l’épargne nette d’un pays diminuée de la valeur des dégradations du capital naturel et augmentées de la valeur de l’investissement dans le capital humain (Thiry, 2010 ; Antonin, Mélonio, Timbeau, 2011 ; Harribey, 2010). Les implications de cette représentation sont immenses : elle consiste en effet, d’une part, à donner une valeur monétaire à des éléments qui ne sont pas marchands et ne sont pas destinés à faire l’objet d’un échange sur un marché et à les comptabiliser à cette « valeur d’échange » et d’autre part, à considérer comme substituables, c’est-à-dire parfaitement remplaçables l’un par l’autre, les trois types de capitaux. La vérité d’une telle représentation qui peut paraître séduisante au sens commun peut donc se traduire ainsi : il y capables de produire du progrès technique pour fabriquer l’équivalent du capital naturel. Peu importe que celui-ci soit peu à peu détruit, les êtres humains sont assez intelligents pour

Dans cette conception de la soutenabilité, dite faible, l’utilitarisme est patent : ce qui doit avant toute chose être préservé et notamment transmis aux générations futures, c’est un ce que nous parvenons à générer aujourd’hui (Faucheux et O’ Connor, 2002 ; Milanesi, 2010 ; Vivien, 2005). Si l’économie de l’environnement - la théorie économique néo-classique qui cherche à intégrer la contrainte environnementale dans ses équations – accorde aujourd’hui non en tant que réalité constituée de terrains, de forêts, de ressources, d’espèces, de faune, C’est pour cette raison qu’aujourd’hui se multiplient les rapports décrivant la Nature en termes de « services rendus » de la même manière d’ailleurs que les comptables nationaux

décrivent les activités qui se passent à l’intérieur de la famille comme des services, qui valeur des services rendus par les éco-systèmes et du capital naturel du monde ou de la biodiversité. Celle-ci vaudrait 33 billions de dollars. Les évaluations contingentes, les méthodes multiplient sous le prétexte que les ressources naturelles seraient aujourd’hui pillées parce qu’elles n’auraient pas de valeur. Il faudrait donc leur en donner une et ce processus passerait Nature rend à l’homme. Des économistes proposent même le concept de valeur économique totale, considérée comme la somme des valeurs d’usage (usage direct, usage indirect, option de la disponibilité d’un bien, sans que celui-ci soit destiné à être utilisé). Pour approcher de telles valeurs, on procède par évaluation contingente et on interroge les personnes sur leur consentement à payer (Weber, 2003 ; Milanesi, 2010). Dans cette représentation, la Nature constitue autant de « réservoirs d’utilités » pour l’homme (les fameux magasins de la Nature de Say), l’homme est la mesure de toutes choses.

On comprend mieux l’émergence, face à un tel anthropocentrisme, non seulement de

la deep ecology mais plus généralement d’un ensemble de travaux, économiques et non

économiques, visant, d’une part, à dénier aux êtres humains le droit de mettre la Nature en coupe réglée et d’autre part, à reconnaître à la Nature une valeur, indépendante de l’homme et surtout non réductible à la valeur économique. C’est pour lutter contre l’utilitarisme que le philosophe américain Baird Callicot, introduit en France notamment par Catherine Larrère, a défendu la thèse d’une valeur intrinsèque de la Nature (Larrère et Larrère, 1997 ; Callicot, 1989 ; Afeissa, 2007). La théorie de la valeur intrinsèque ou inhérente permet d’échapper à la valeur naturelle des expériences esthétiques, religieuses ou épistémiques, parce qu’elles ne matériels considérables que procurent le développement et l’exploitation » (Callicot, 1989).

La compétition engagée pour forger de nouveaux indicateurs de richesse et une nouvelle comptabilité s’appuie donc sur des conceptions de la richesse, de la valeur et des rapports entre l’homme et la nature qui ne sont jamais explicités et constituent de véritables « paquets normatifs » passés en contrebande. Comment avancer dans la mise en œuvre d’une nouvelle comptabilité qui pourrait nous permettre de constituer un véritable guide pour nos actions ? Quels principes devons-nous adopter pour parvenir à déterminer « ce qui compte » ? la grammaire, et l’axiomatique légitimes avec lesquels nous pouvons décrire l’état du monde ou de la société désirable à moyen terme (par exemple en 2050) et les objectifs intermédiaires valeurs qui sont légion dès lors qu’il s’agit de dire ce qui compte pour nous ?

La Commission Stiglitz a écrit ce monde futur en langage économique, avec les postulats de l’économie standard actuelle, en proposant une conception de la soutenabilité faible et se fondant sur une représentation de la valeur qui est celle de l’économie de l’environnement. La même année, Juan Martinez Alier, l’un des papes de l’écologie économique, posait la question : « les valeurs écologiques n’ont-elles de valeur que si on les traduit en argent ou ont-elles une valeur propre qui se mesure en unités de biomasse et de biodiversité ? Faut-il argumenter directement en termes de subsistance, santé et bien-être humains ou faut-il traduire ces valeurs en argent ? Que vaut la valeur esthétique d’un paysage non traduite en argent ? Que vaut la vie humaine non traduite en argent ? (…) Qui dispose d’assez de pouvoir social

(Martinez-Alier, 2008). Parallèlement se développait une « éthique de l’environnement » se donnant, comme l’écrit Hicham Stéphane Afeissa (2007) :« un nouvel objet, le monde naturel non humain, jugé digne de considération morale pour lui-même, c’est-à-dire indépendamment intrinsèques ou comme détenteur de droits dont l’existence comme telle commande un certain nombre d’obligations morales et juridiques ». Une grande partie des analyses menées par ce courant vise à démontrer que si certaines valeurs sont issues de l’opération d’évaluation menée par les êtres humains, d’autres existent dans le monde indépendamment de ceux-ci et donc qu’il « est possible d’accepter que quelque chose a de la valeur indépendamment de la valeur que l’homme lui accorde ». Comme l’écrit Afeissa : « en apprenant à reconnaître la valeur de ce à quoi nous n’attachons personnellement aucune valeur, il est possible de découvrir que nous avons encore des devoirs au-delà de nos préférences et de nos préoccupations humaines, ce qui permet de jeter les premières bases d’une éthique de l’environnement (…) susceptible d’avoir une application politique concrète en attaquant de front la tendance des décideurs à traduire toute stratégie environnementale en termes économiques (comme si les intérêts économiques pouvaient à eux seuls épuiser le champ des valeurs humaines) ».

La question de la discipline dont le langage et la grammaire vont être utilisés pour dessiner le monde désiré est donc centrale. Aucune bonne raison ne permet de soutenir que ce langage et cette conception de la valeur devraient être ceux de l’économie standard. Au contraire, nous pouvons déjà conclure du caractère stratégique, politique et pluriel des l’aide des citoyens qui devront aussi nécessairement être impliqués dans la détermination de ce qui compte pour tous.

universelle

Quel principe supérieur, transcendant toutes les limites et tous les cloisonnements disciplinaires serait-il capable de guider l’ensemble du processus : il semble bien que la

maxime édictée par Hans Jonas dans le Principe Responsabilité (1990) puisse constituer la

base minimale sur laquelle nous pouvons nous accorder pour travailler sur la représentation du monde souhaitable : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre ». De cette maxime, nous pouvons déduire plusieurs éléments susceptibles de servir de fondement aux différentes sciences auxquelles il incombe d’imaginer le monde qui vient : une conception de la soutenabilité forte ; le renoncement à une position anthropocentrée ; l’obligation de nous comporter à l’égard de la Nature comme des usufruitiers et non comme des propriétaires ; le devoir de transmettre aux générations futures le patrimoine dont nous avons hérité et qui leur permettra à leur tour de mener une vie décente. Nous devons le conserver et le transmettre à la génération suivante, sans le considérer comme une réserve d’utilités ou un support permettant la fabrication de biens et services mais comme un bien commun dont nous devons organiser la gestion la plus Tout converge donc désormais vers ce patrimoine qu’il incomberait à chaque génération de préserver et de transmettre. Sur le fait qu’il importe de léguer des actifs et pas seulement des Comment décrire ses éléments constitutifs ? En quel langage les décrire ? Bertrand de Jouvenel écrivait en 1968, que le progrès est « l’accroissement successif du patrimoine social, tellement que chaque génération active lègue à la suivante un plus riche actif, tangible et intangible »

(Jouvenel, 1968). S’agit-il uniquement de patrimoine social ? Et quelle méthode adopter pour cerner son périmètre et dénombrer ses composants ? Imaginer la possible disparition de la société et a contrario ce qui est indispensable pour s’inscrire dans la durée permet de distinguer au moins deux composantes : une composante naturelle et une composante sociale. Une société peut périr du fait de la disparition ou de la trop grande dégradation de son capital naturel mais aussi de sa balkanisation et de sa résolution en composants premiers, en agrégats inorganisés d’individus. Il nous faudra alors recenser les facteurs de cohésion sociale permettant de garantir la persistance de celle-ci (Méda, 1999).

Cette conception patrimoniale de la richesse exige, comme le proposait Malthus dans ses

Principes d’économie politique de réaliser un inventaire précis des quantités et des qualités

des patrimoines et des situations qui nous semblent devoir être transmis. Elle exige donc une implication forte des citoyens, aux différentes échelles locales, nationales et mondiales, pour réaliser cet inventaire de ce qui compte pour nous mais pourrait également compter pour les générations suivantes. Dresser un inventaire du patrimoine naturel constitue une tâche immense. Des travaux ont déjà commencé pour la biodiversité, les minerais, les ressources non renouvelables, les forêts, les nappes phréatiques, les stocks de poissons. Il s’agit à la fois de comptabiliser des quantités (des stocks) et des états, des qualités (de l’eau, de l’air…), des niveaux, aux différentes échelles locales, nationales et mondiales de manière à suivre précisément les évolutions. Certaines approches de la soutenabilité forte proposent de considérer un « capital critique » (Faucheux, O’Connor, 2002) : nous devrions pouvoir collectivement nous accorder sur les éléments du patrimoine naturel qui doivent être intouchables ou dont la qualité ne doit pas diminuer (parmi lesquels l’eau, le climat, la biodiversité, les forêts). Le de « santé sociale » ont été développées avec l’appui de chercheurs dans le Nord Pas de Calais (Jany-Catrice, 2008) : élaborées au terme de conférences citoyennes, elles ont mis au cœur de ce qui compte la qualité et la répartition de l’emploi, les conditions de travail, les inégalités de revenus. Il serait tentant d’élaborer aussi des approches intégrant des situations civique » susceptible d’être transmise d’une génération à une autre.

Que faire d’une telle représentation ? Si notre progrès est mesuré non plus par le taux de croissance du PIB ou par l’Epargne nette ajustée mais par les évolutions de notre patrimoine Autrement dit, comment organiser le lien entre cette représentation et notre comptabilité actuelle qui exprime les choses en termes de production et de revenus ? Comment passer de l’un à l’autre ? Je propose que nous considérions cette représentation en termes patrimoniaux comme un indicateur permettant à la fois de décrire le monde souhaité en langage purement une règle que devra respecter la production, donc comme un ensemble de contraintes chiffrées constituant les normes encadrant la production. Il ne s’agit donc pas de substituer une comptabilité à une autre mais plutôt de nous doter d’un nouvel indicateur, qui représentant Cela suppose de donner pour cette période une priorité absolue aux contraintes exprimées en termes physiques et non en termes monétaires, et de construire les étapes de notre

série d’objectifs exprimés en termes de taux d’émissions de GES, de qualité de l’eau et de l’air, déclinés par période pendant que la composante sociale, pourrait décliner de manière identique une série d’objectifs concernant l’accès à l’emploi et à l’éducation, la qualité des

conditions de travail, et l’égalité des revenus (Harribey, 1997 , 1998 ; Gadrey et Jany-Catrice, 2005 ; Méda, 2005 ; Fair, 2009). C’est à partir de cette contrainte que les politiques concrètes écologique et sociale. Le réglage des paramètres de l’indicateur de progrès relèverait d’un et principalement à celles relevant des sciences naturelles : biologistes, climatologues, géographes, agronomes. Une instance de type forum hybride mélangeant représentants des serait susceptible d’agrégation : il concernerait l’ensemble de l’humanité mais serait aussi individualisable par pays et par entreprise ou organisation. Il constituerait donc la règle, la métrique dans laquelle la production, de l’humanité, de chaque pays, de chaque organisation devrait s’intégrer.

Le nouvel indicateur constituerait ainsi notre véritable boussole, ses évolutions mesureraient de véritables progrès ou de véritables dégradations et non l’augmentation des quantités de biens et services appropriés par les individus. Il devrait donc être ce sur quoi nous publics et privés. Ce nouveau cadre comptable organiserait ainsi le devenir-éthique de la production.