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Le développement professionnel des personnes aux prises avec des troubles

2. Recension des écrits

2.1 Le développement professionnel

2.1.3. Le développement professionnel des personnes aux prises avec des troubles

Plusieurs auteurs constatent que les écrits portant spécifiquement sur le développement professionnel des personnes atteintes de troubles mentaux demeurent quasi inexistants (Baron & Salzer, 1999; Caporoso & Kiselica, 2004; Goldberg, 1992). Les quelques écrits recensés adoptent une perspective clinique (Bingham, 1988; Ciardello & Bingham, 1982; Navin & Myers, 1983) et ne reflètent pas la perspective des personnes elles-mêmes. En fait, ces écrits s’attardent à l’apparente immaturité professionnelle de ces personnes. Plusieurs auteurs attribuent la source de l’immaturité professionnelle observée chez cette population à un manque réel d’expériences de travail et d’opportunités (Anthony & Blanch, 1987; Anthony et al., 1988; Bolton, 1988; Farley, Schriner, & Roessler, 1988; Jansen, 1988; Russert & Frey, 1991; Simmons, Selleck, Steele, & Sepetauc, 1993). Ce manque d’expérience se traduit par une pauvre connaissance de ses habiletés, de ses intérêts et de ses valeurs professionnelles, par une capacité réduite d’affronter sa vision de soi-même au monde du travail et par une connaissance limitée de ce dernier (Anthony & Blanch, 1987; Anthony et al., 1988; Russert & Frey, 1991). À la suite d’échecs répétés et d’une incapacité à dissocier leur sentiment de valeur d’une identité associée à la maladie, plusieurs personnes aux prises avec des troubles mentaux graves éprouvent des difficultés à prendre des décisions professionnelles (Ciardello & Bingham, 1982; Jansen, 1988). Pour Marrone et Golowka (1999), les personnes aux prises avec des troubles mentaux sont prêtes à réintégrer le marché de l’emploi, pour autant qu’elles bénéficient de soutien leur permettant de surmonter leur doute face à leur efficacité personnelle.

Dans une perspective davantage psychanalytique, Ciardiello, Klein et Sobkowski (1988) estiment que la consolidation des forces de l’ego des usagers constitue une stratégie

efficace afin de remédier aux déficits existants et de faciliter le processus de développement professionnel. Un développement professionnel harmonieux sous-entend un haut degré d’intégration entre, d’une part, les demandes et les réalités de l’environnement et, d’autre part, les perceptions qu’un individu a de lui-même (Ciardello & Bingham, 1982; Diamond, 1998). Ceci exige un fonctionnement optimal de l’ego, notamment en ce qui concerne la capacité de tester la réalité et l’estime de soi, souvent lacunaire chez la population à l’étude (Ciardello & Bingham, 1982).

Des voix dissonantes se font entendre face à ces affirmations. En effet, les études sur les préférences professionnelles des personnes aux prises avec des troubles mentaux graves dans un programme de soutien à l’emploi, indiquent que la vaste majorité des personnes expriment des préférences claires, réalistes et stables dans le temps. Deux études rapportent qu’aucun des participants n’a émis de préférences bizarres : celles-ci demeurent conformes aux emplois qu’ils exercent ou peuvent exercer. Leurs attentes concernant le salaire ou le nombre d’heures travaillées par semaine, elles aussi, restent réalistes (Becker et al., 1996; Mueser, Becker et al., 2001).

Certains auteurs se font de plus en plus critiques face à une perspective intrapersonnelle du développement professionnel où sont occultés les déterminants économiques, sociaux et culturels du travail (Fabian, 2000). Dans une perspective de réadaptation, Diamond (1998) souligne la pertinence d’accompagner les usagers dans leur processus de choix dans des programmes de réinsertion à l’emploi. D’autres auteurs (Farley, Bolton, & Parkerson, 1992; Farley et al., 1988; Loughead & Black, 1990) préconisent des interventions d’exploration structurées, portant principalement sur les besoins, les intérêts et les aptitudes des usagers, sur les réalités du marché du travail et sur l’établissement d’un but professionnel.

Simmons et ses collaborateurs (1993) suggèrent d’ajuster, selon l’âge des participants, les approches mises en œuvre par les intervenants pour faciliter l’exploration des intérêts professionnels. Alors que des visites en entreprise et de courts stages en milieu d’emploi s’avèrent profitables pour les jeunes adultes, ces auteurs recommandent, dès le mitan de la trentaine, de consolider les capacités résiduelles et l’estime de soi, d’explorer

les intérêts de loisir ainsi que de veiller à une meilleure congruence personne-environnement.

Par ailleurs, certains chercheurs en réadaptation insistent sur le fait que les choix professionnels ne sont pas la résultante d’un processus strictement cognitif, mais plutôt d’un processus d’apprentissage expérientiel (Becker et al., 1996; Szymanski & Hanley- Maxwell, 1996), reposant en grande partie sur des essais et des erreurs (Becker et al., 1996). C’est au contact du marché du travail que les personnes raffinent leurs attentes et leurs choix. L’environnement de travail forge également les compétences professionnelles (Bolton, 1988). Marrone et Golowka (1999) soulignent avec acuité qu’il s’avère illusoire de statuer sur le développement professionnel des personnes, si ces derniers ne peuvent accéder à l’emploi ou à la formation professionnelle. Une exploration de ses rêves, de ses préférences, de ses capacités ainsi qu’une préparation étudiée à l’insertion professionnelle ne prennent leur sens qu’au contact avec un emploi réel et des expériences professionnelles pertinentes. Ces auteurs se montrent forts critiques, quant aux approches et aux programmes qui privilégient la préparation des personnes aux prises avec des incapacités, aux dépens d’une insertion rapide. Toujours selon Marrone et Golowka, plus les personnes retardent l’actualisation de leurs aspirations professionnelles, plus elles risquent de se prendre dans les pièges du manque d’expériences professionnelles, des trajectoires d’emploi chaotiques ou atypiques ou des difficultés à accéder aux mécanismes informels d’accès à l’emploi.

Deux dynamiques caractérisent les trajectoires professionnelles des personnes aux prises avec des troubles mentaux. La première en est une marquée par l’emprise de la maladie, qui se traduit par une alternance d’essais en série, suivie d’une stabilité temporaire, enchaînée d’une autre période d’instabilité. La seconde dynamique se caractérise par une série ininterrompue d’essais, sans que jamais ne s’établisse une carrière (Pietrofesa & Splete, 1975; Srebalus et al., 1982).

Enfin, des travaux récents de Fabian (2000) proposent un cadre conceptuel afin d’expliquer le développement professionnel des personnes aux prises avec troubles mentaux graves, dont la valeur centrale est l’efficacité personnelle. Ce cadre proposent trois

catégories de variables susceptibles d’influencer l’efficacité personnelle au travail, soient : 1) les facteurs individuels tels le sexe, l’âge et l’appartenance ethnique des personnes; 2) les caractéristiques de la maladie telles l’âge lors de l’apparition, la sévérité et la progression de celle-ci; 3) les facteurs environnementaux tels le contexte socio-économique et les antécédents familiaux. Fabian reconnaît l’influence des caractéristiques des tâches, du milieu de travail ainsi que le niveau de soutien disponible sur le processus sans clairement rendre sa proposition opérante. D’une amorce de modèle décrivant le développement professionnel des personnes aux prises avec des troubles mentaux, les travaux subséquents découlant de la proposition de Fabian se concentrent sur l’évaluation et l’amélioration de l’efficacité personnelle face au rendement au travail (Fabian, 2000; Fabian & Waugh, 2001; Waghorn, Chant, & King, 2005). Or, il y a lieu de se questionner sur la prémisse de Fabian et ses collaborateurs. Malgré l’influence de l’efficacité personnelle sur les choix et l’identité professionnelle (Bandura, 1997), le développement professionnel des personnes aux prises avec des troubles mentaux peut-il se réduire à cette variable?