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Avant 1848 : vers le développement des garanties juridictionnelles

LA PROTECTION DE L’ADMINISTRATION ET LA CREATION DU TRIBUNAL DES CONFLITS

Paragraphe 1. Avant 1848 : vers le développement des garanties juridictionnelles

Des garanties juridictionnelles se développent peu à peu et viennent encadrer le 159.

conflit d’attribution, directement ou indirectement. Elles sont dues à un contexte institutionnel très défavorable, voire menaçant, vis-à-vis de la justice administrative et du conflit (Sous Paragraphe 1). Face à ce contexte, la justice administrative évolue pour survivre. Cette situation amène des avancées matérielles du droit administratif et donc de la répartition des compétences entre les autorités judiciaire et administrative (Sous Paragraphe 2).

Sous paragraphe 1. Un contexte menaçant pour le conflit

En 1814 déjà, Louis XVIII avait hésité à supprimer le Conseil d’Etat. C’est 160.

notamment Henrion de Pansey qui permit que l’institution soit maintenue, arguant de la spécialisation du Conseil d’Etat et de l’efficacité en résultant pour la bonne marche de l’administration et de son contentieux. La période de la Restauration fut néanmoins mouvementée pour l’institution, il connut des épurations massives, des démissions et les auditeurs étaient par exemple considérés comme de « simples stagiaires75 ». Il s’agissait en effet de remanier une institution utile mais ayant des liens historiques trop forts avec l’Empire. Sous le règne de Charles X, ce sont les milieux libéraux qui critiquent le Conseil d’Etat, le qualifiant de « créature ministérielle76 ». La crise de 1828 renforce ce sentiment de dépendance à l’égard des ministres.

De même, le règne de Louis Philippe est marqué par une défiance envers 161.

l’institution. Son existence même est de nouveau menacée, et c’est cette fois De Broglie77, l’adversaire d’hier, qui défend le Conseil d’Etat en invoquant de nouveau son efficacité, notamment dans la conduite des affaires de l’administration. Force est de constater qu’à

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Grégoire Bigot, Introduction historique au droit administratif depuis 1789, Paris, PUF, 2002, p. 84 76

Grégoire Bigot, Introduction historique au droit administratif depuis 1789, Paris, PUF, 2002, p. 85 77

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chaque fois que ses opposants ont essayé de supprimer le Conseil d’Etat, ils se sont trouvés confrontés à la grande difficulté de s’en priver.

C’est à cette époque, en 1831, que De Broglie propose, en ce qui concerne le 162.

contentieux administratif, que la compétence soit maintenue au Conseil d’Etat à condition que des réformes soient opérées. On note ainsi le parallèle entre la justice administrative et le conflit d’attribution. Tous deux furent l’objet de vives critiques à cette période mais furent maintenus à la condition d’être réformés. Le conflit a déjà été réglementé et limité sous le régime précédent par l’ordonnance du 1er Juin 1828 et la justice administrative va connaître à son tour de profondes modifications sous l’effet des ordonnances de 1831. Les ordonnances de 1831, entre autres, introduisirent la possibilité pour les avocats des parties de faire des observations orales, imposèrent la publicité des audiences et créèrent un ministère public auprès de la justice administrative, représenté par un commissaire du Roi. Ces changements procéduraux ont naturellement affecté le conflit d’attribution. En témoigne parfaitement le fait que la première décision du Conseil rendue après une audience publique le fut à propos d’un conflit d’attribution.

Le Conseil d’Etat, menacé dans son existence s’est recentré sur le contentieux 163.

administratif et a entrepris de développer une jurisprudence d’encadrement de l’action administrative. Il s’écartait ainsi peu à peu de l’accusation de proximité trop grande avec les ministres et l’administration. Les commissaires du Roi se révélèrent très indépendant et développèrent un corpus jurisprudentiel en faveur de la soumission de l’administration au droit. C’est une époque très faste dans la construction du droit administratif.

De Broglie contribue largement au maintien du Conseil d’Etat en acceptant le 164.

ministère de l’Instruction publique et des cultes - poste de moindre importance qui n’est a priori pas à la hauteur de sa réputation - mais en demandant qu’y soit rattaché la Présidence du Conseil d’Etat, ce qui évite sa suppression et le transfert voulu par Dupont de l’Eure (vieux libéral très influent, ministre de la Justice) aux tribunaux judiciaires. Les

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réformes de 1831 (deux ordonnances78) et le travail des commissaires du gouvernement (issus de ces réformes) de soumission de l’action administrative à la légalité vont permettre le maintien de la justice administrative. Elle doit donner des gages au régime libéral. Cela commence d’ailleurs par une épuration. Le conflit est directement affecté par cette période de défiance à l’égard de la justice administrative. Il est en effet envisagé de le remettre à l’autorité judiciaire, c’est-à-dire de le faire disparaître en tant que procédure de protection de l’administration.

De Broglie explique ses projets pour le Conseil d’Etat qu’il vient de sauver et 165.

qu’il est chargé de réformer en présidant la commission de réforme (« j’y étais de tout coeur79 » dira-t-il de sa participation à cette commission) : « mais pour en venir à mes fins de tout cela (c’est-à-dire de son projet très ambitieux pour le Conseil d’Etat à l’image du Conseil privé en Angleterre, un Conseil d’Etat « oeil et bras de l’autorité suprême »), ou du moins pour en frayer la voie, il fallait avant tout déblayer le terrain; il fallait restituer à la justice ordinaire tout ce dont le Conseil d’Etat de l’Empire et celui de la Restauration l’avait dépouillé, coup sur coup et comme à l’envi, sous le vain prétexte de contentieux administratif; poser à nouveau sur cette matière les vrais principes, tels que je les avais expliqués moi-même quelques années auparavant, et faire pour la première fois de ces principes une application intelligente et sévère80 ». Il poursuit ainsi : « Il me fallait, par là, réduire à son minimum toute occasion de conflits entre l’administration et la justice, et restituer le peu qui en pourrait subsister à l’arbitrage de la Cour de cassation (!). Il me fallait enfin rayer et biffer de nos institutions cet article 75 de la constitution de l’an VIII qui en est l’opprobre et la dérision, rendre à la justice son cours légitime à l’égard des fonctionnaires publics81 ».

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préciser 79

De Broglie, Souvenirs, Paris 1886, t. IV, pp 96 et s., cité par Le Conseil d’État. Son histoire à travers les

documents d’époque. 1799-1974, préc., p. 316-317.

80 Ibid. 81

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Le conflit est donc directement menacé. D’une part, de Broglie - personnage 166.

central du nouveau régime - entend établir un véritable corpus de règles de répartition des compétences facilement identifiables. D’autre part, il veut confier les possibilités de divergences restantes à la Cour de cassation. Son projet ne fut pas suivi mais le conflit allait devoir tendre vers l’établissement de ces règles.

Le projet de de Broglie n’est pas repris. Lui est préféré l’ajout de garanties 167.

juridictionnelles. C’est là le mouvement général de la période 1830-1845. Les réforme structurelles sont finalement rares, en revanche des garanties procédurales ou des avancées matérielles émergent et se développent. Cette situation est bien illustrée par les discussions sur la réforme du Conseil d’Etat. Elle est en débat pendant douze années où les projets de lois se succèdent sans jamais aboutir. La juridiction administrative n’est pas en danger mais elle n’est pas non plus parfaitement établie.

Sous-paragraphe 2. Une réaction face à ce contexte affectant le conflit d’attribution

La réaction de la justice administrative à ce climat d’hostilité est très efficace. Le 168.

Conseil d’Etat se recentre sur sa mission contentieuse et montre qu’il est capable de soumettre l’administration au droit. Le travail des commissaires du gouvernement est inédit et exemplaire et il l’a été sous l’effet de la seule volonté de ces derniers. L’institution avait en effet été créée pour donner un avocat à l’administration. Les occupants de ces fonctions ont transformé leur mission pour devenir de véritables des avocats de la loi, ou en tout cas d’un intérêt administratif supérieur à celui de la défense d’un acte administratif particulier - des avocats de l’intérêt général. C’est aussi le moment des premières heures du recours pour excès de pouvoir.

Sous la monarchie de Juillet en effet, le Conseil d’Etat est très peu utilisé en 169.

matière législative et de façon très réduite en matière administrative. Peu de lois d’intérêt national sont soumises au Conseil. Il est d’avantage sur les lois concernant des intérêts locaux car, selon Vivien, « les chambres, qui les votent en masse, ne leur accordent qu’une

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attention très secondaire82 ». Vivien explique encore que « le (…) Conseil d’Etat n’était jamais consulté sur le projets d’initiative parlementaire, il ne l’était que très rarement sur ceux du Gouvernement, si rarement qu’on peut dire que cette partie de ses attributions était en quelque sorte tombée en désuétude83 ».

En ce qui concerne les activités contentieuses du Conseil, elles se sont 170.

développées en raison notamment de ses attributions locales et du développement de l’action administrative dans certaines matières, en particulier les travaux publics. Les réformes procédurales ont peut-être également joué un rôle attractif pour les plaideurs. Cormenin s’étonne ainsi du changement lors de son retour au Conseil d’Etat, « dans ma jeunesse, se remémore-t-il, (…) nous ne nous occupions que des émigrés, des biens nationaux, des domaines engagés, de la dette publique et des déchéances à opposer aux créanciers de l’Etat ; aujourd’hui l’on ne parle plus que de travaux publics, de chemins de fer, de chemins vicinaux, de cours d’eau, de contributions directes et d’élections84 ».

Le contentieux administratif ne connait pas de modifications majeures, ni sur le 171.

fond, ni sur la procédure après les réformes de 1831. Cependant, une nouveauté qui deviendra une procédure essentielle du droit administratif est créée à cette époque, le recours pour excès de pouvoir. D’abord pensé comme une procédure purement administrative, il est néanmoins traité par le comité du contentieux, sous l’autorité du Roi, au titre de la loi des 7-14 octobre 1790.

C’est aussi l’époque de l’apparition des prédécesseurs des commissaires du 172.

gouvernement. Sont en effet créés par l’ordonnance du 12 mars 1831, des ministères publics devant le Conseil d’Etat qui ont pour mission de défendre les intérêts de l’administration. Leur rôle est sans ambiguïté lors de leur création, en témoigne ce qu’en dit Cormenin : « l’institution du ministère public est très secourable pour l’Etat dont les

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Le Conseil d’État. Son histoire à travers les documents d’époque. 1799-1974, Paris, Éditions du Centre National de la Recherche Scientifique, 1974, p. 343 citant Vivien

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Le Conseil d’État. Son histoire à travers les documents d’époque. 1799-1974, préc., p. 345 84

Cité par Aucoc, cité dans Le Conseil d’État. Son histoire à travers les documents d’époque. 1799-1974, préc., p. 356

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commissaires sont spécialement chargés de faire ressortir et de soutenir l’intérêt »85. Cependant qu’elle avait été conçue pour défendre l’administration, l’institution des commissaires du gouvernement se modifia dès son commencement. Les commissaires du gouvernement rendirent en effet leurs conclusions en toute indépendance. Dès 1832 peut- on ainsi relever une affaire en date du 9 janvier dans laquelle le ministère public conclue contre l’administration. L’idée de « commissaire de la loi » apparait alors.

Les commissaires du gouvernement ne se comportent pas comme des avocats. 173.

Deux raisons les poussent à développer un sens de l’indépendance vis-à-vis de la position défendue par l’administration dans chaque affaire. L’administration n’est d’abord pas un défendeur comme les autres. Elle agit dans l’intérêt général et il ne serait tout simplement pas conforme à sa mission qu’on la défende sans prendre ne compte cet intérêt général. C’est donc un motif structurel, lié à la mission de défense de l’administration elle-même. Si la défense d’un particulier exige d’insister sur les torts de la partie adverse et d’ignorer ou d’atténuer celles de son client, la défense de l’administration ne saurait logiquement s’aligner sur cette logique. Elle s’articule nécessairement autour d’une interprétation de la notion d’intérêt général. Ensuite, le contexte est sensible. Le Conseil d’Etat a été sauvé des menaces de disparition issues de longues années de sévères critiques à son encontre durant la seconde restauration. Par ailleurs, ses missions de conseil du législateur ou du gouvernement sont extrêmement réduites. Il se recentre donc sur le contentieux administratif. En développant une jurisprudence libérale car exigeante du point de vue du respect de la légalité, il assoit sa position dans le nouveau régime. Ainsi, les commissaires du gouvernement situe parfaitement la position du juge administratif. Un administrateur qui contrôle sévèrement les agissements de l’administration grâce à son extériorité vis-à- vis des décisions prises et soumises à son contrôle. Il est un juge parce qu’il est extérieur à l’action, parce qu’il intervient postérieurement aux faits, mais pas parce qu’il est impartial. L’impartialité est remplacée par l’intérêt général et il participe à son interprétation.

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Le Conseil d’État. Son histoire à travers les documents d’époque. 1799-1974, préc., p. 354 citant Cormenin, Droit administratif, 1840, p. 59

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