• Aucun résultat trouvé

Un compromis indispensable au maintien de la présidence du Ministre de la Justice

Conclusion du chapitre

Paragraphe 1. Un compromis indispensable au maintien de la présidence du Ministre de la Justice

Il existait deux projets assez différents quant à la création du Tribunal des conflits 423.

(Sous-paragraphe 1). L’un, celui du gouvernement, résolument conservateur, l’autre, celui de l’Assemblée, visant à éviter la répétition des erreurs de 1848. Ce fut finalement un compromis entre ces deux projets qui fut adopté (Sous-paragraphe 2).

Sous-paragraphe 1. Les projets du gouvernement et de l’Assemblée

Il existait deux projets pour la nouvelle création du Tribunal des conflits en 1872. 424.

Celui du gouvernement et celui de la commission de l’Assemblée. La question de la présidence du Tribunal des conflits est très sensible lors de sa réinstauration. C’est sur ce point que se focalise tous les débats relatifs au Tribunal des conflits. Les autres questions relatives à son organisation seront des façons de se positionner par rapport à cette présidence, en essayant principalement d’en limiter la portée. L’expérience de 1849 a en effet rendu l’Assemblée très hostile à la présidence par un homme politique.

1. Le projet du gouvernement et les arguments en faveur de la présidence du Ministre de la Justice

Le projet du gouvernement est entièrement articulé autour de l’idée d’un retour 425.

au système de 1849, c’est-à-dire d’un organe fondamentalement pensé comme un corps administratif. Le gouvernement ne veut pas abandonner ses prérogatives. Il apporte un argument au soutien de cette prétention. Il avance que, puisque les conseillers d’Etat sont

166

élus par l’Assemblée, ces derniers ne représentent ni les intérêts de l’administration, ni ceux de la justice administrative au Tribunal des conflits. Il plaide donc en faveur de la présidence du ministre.

Ainsi, la présidence du ministre serait nécessaire afin que l’administration soit 426.

représentée au Tribunal. Cet argument est critiquable à deux égards. D’une part, il ne justifie pas la présidence du Tribunal par le Garde des Sceaux mais simplement la présence d’un représentant du pouvoir exécutif. D’autre part, malgré le mode de désignation de ses membres (qui changera d’ailleurs dès 1875), le Conseil d’Etat est redevenu un véritable organe administratif. Ainsi, les intérêts de l’administration sont déjà représentés au Tribunal des conflits.

L’argument principal au soutien de cette présidence est la nature « mixte » du 427.

Ministre de la justice. C’est-à-dire l’idée selon laquelle il serait le trait d’union, le lien entre l’autorité administrative et l’autorité judiciaire. Cette idée repose sur une prémisse fondamentale. Le ministre ne peut être un tel élément de liaison que si l’on opère une distinction claire entre administration et gouvernement. Si gouvernement et administration sont vus comme une entité unique, il en découle mécaniquement un parti-pris du ministre.

Cependant, même en admettant que le Ministre soit une entité que sa mission 428.

permette d’isoler suffisamment de l’administration pour qu’il ne protège pas systématiquement ses intérêts, il n’en reste pas moins que les liens d’un ministre avec l’administration sont plus forts - car plus nombreux et plus directs - que ceux qu’il peut avoir avec l’autorité judiciaire. En d’autres termes, même s’il est considéré comme extérieur à l’administration stricto sensu, il reste plus proche de cette dernière que de l’autorité judiciaire. Il ne peut donc que demeurer une suspicion de partialité à l’encontre du ministre en faveur des intérêts de l’administration et au détriment de ceux de l’autorité judiciaire. Et l’expérience de 1849 joue largement en faveur de cette suspicion.

C’est d’ailleurs le sentiment qui prédomine à l’Assemblée, ce que le projet de la 429.

167

de l’administration. De la même façon, on y considère que les conseillers d’Etat représentent les intérêts de l’administration.

2. Les arguments contre la Présidence du Ministre de la Justice

Plusieurs arguments sont donc avancés contre la présidence du Tribunal des 430.

conflits par le Garde des Sceaux et viennent préciser la méfiance à l’encontre du projet du gouvernement.

a. Le déséquilibre général en faveur du pouvoir exécutif

Le premier argument, le plus général, est la peur de la domination du pouvoir 431.

exécutif sur le Tribunal des conflits. En d’autres termes, la menace d’une réitération de l’expérience du Tribunal de 1848 qui n’a fait que répéter la jurisprudence du Conseil d’Etat - certes en la précisant parfois - favorable aux intérêts de l’administration. Cette menace est pour la commission d’autant plus grande que le Conseil d’Etat est redevenu un organe administratif, plus proche du pouvoir exécutif que de l’Assemblée.

b. La politisation du Tribunal des conflits

Le deuxième argument utilisé par la commission contre la présidence du ministre 432.

est l’instabilité qu’entraînerait l’occupation de ce poste par un homme politique. La commission avance en effet le risque de voir les changements fréquents dus aux aléas consubstantiels aux nominations politiques se répercuter sur la jurisprudence du Tribunal des conflits. Il y a un caractère quelque peu contradictoire d’un tel argument avec le précédent. Si le Ministre est accusé de favoriser structurellement l’administration en raison de sa fonction, on ne voit pas pourquoi la jurisprudence changerait en fonction des ministres.

Pour autant, on peut imaginer que le changement de ministre puisse avoir une 433.

répercussion sur les décisions du Tribunal dans la mesure où l’on admettrait que le ministre a sur elle une influence déterminante. L’argument selon lequel un changement fréquent de ministre pourrait avoir des conséquences sur la mission du Tribunal n’est donc

168

pas à écarter totalement. Il semble plus juste de critiquer la présidence sous cet angle non pas sur le terrain de la prépondérance de l’administration mais plutôt sur celui du bon fonctionnement du Tribunal. Un ministre peut développer certaines pratiques, accorder plus ou moins d’indépendance aux autres membres par exemple, en intervenant plus ou moins souvent. Un changement fréquent pourrait donc nuire au bon déroulement des missions du Tribunal. L’argument, sans être fallacieux s’il est orienté vers la question du fonctionnement plutôt que vers celle de l’équilibre des forces au sein du tribunal, reste néanmoins de bien faible portée. Il dénote d’avantage à l’égard du ministre d’une défiance qui cherche à se nourrir de toutes les failles possibles que d’un vrai problème de fond.

c. L’incompétence d’un personnage politique pour des questions juridiques

La présidence du Ministre a aussi été critiquée par la commission en raison de 434.

l’incompétence du personnage politique à traiter des questions juridiques exigeant une certaine maîtrise du droit. L’argument se rapproche du précédent dans la mesure où il s’agit non plus de critiquer la prépondérance de l’administration mais les inconvénients de placer un homme politique à la tête d’une institution chargée de trancher des questions juridiques. De la même façon, si l’argument n’est pas faux, il reste d’une portée très limitée.

d. L’absence de distinction entre Gouvernement et administration

L’argument de la commission le plus convaincant à l’encontre de la présidence du 435.

Ministre est finalement celui relatif à la critique de la distinction entre administration et gouvernement. Elle s’articule assez habilement. Lefebvre-Pontalis présente cet argument que « souvent le conflit a une portée politique et il est à craindre que le ministre de la justice fasse prévaloir les volontés du gouvernement plutôt que les droits de la Justice293». Il est avancé que le Ministre de la Justice appartient à un gouvernement, avec lequel il est donc solidaire, et au sein duquel est également présent le Ministre de l’intérieur. Ce dernier

293

169

n’est autre que le supérieur hiérarchique du préfet qui élève le conflit. C’est là encore l’occasion de noter que les discussions autour des Tribunal des conflits s’organise autour du conflit positif uniquement. Le conflit négatif n’apparait jamais dans les débats. De la même façon, le conflit négatif ne connaîtra aucun traitement particulier, le conflit négatif est considéré comme un accident procédural et il suivra la procédure de conflit positif. Dès lors, la commission estime que le Ministre de la Justice sera enclin à favoriser les vues du préfet dans un esprit de cohésion avec son collègue de l’Intérieur. Il s’agit là en réalité d’une autre facette de l’argument du lien entre le gouvernement et l’administration. Non plus directement entre le préfet et et le ministre de la justice mais par le truchement du ministre de l’intérieur.

Quoi qu’il en soit, l’idée est toujours celle d’une partialité du Ministre. Face à 436.

cette menace la commission de l’Assemblée présente un projet radicalement différent pour la composition du Tribunal des conflits.

3. Le projet de l’Assemblée : un Tribunal des conflits composé de neuf membres

Le rapporteur du projet était M. Batbie. Il critiqua le projet du gouvernement, en 437.

disant : « Il est probable que sur plus d’une question, les conseillers d’Etat se porteront d’un côté et que les conseillers à la Cour de cassation iront d’un autre. (…) La voix seule du président fera pencher la balance, la décision ne dépendra que de lui294 ». Il en résulterait pour Batbie un risque de changement fréquent dans la jurisprudence. Le projet prévoit donc neuf membres. Trois issus de la Cour de cassation, trois provenant du Conseil d’Etat et trois membres choisis au sein de l’Assemblée Nationale. La vertu première de ce projet est naturellement l’équilibre apporté par la combinaison entre un nombre impair de membres et leur répartition dans les trois pouvoirs. Les membres du Conseil d’Etat représente en effet, aux yeux de l’Assemblée, le pouvoir exécutif.

294

170

Pour logique qu’elle soit, cette proposition sera rapidement abandonnée. Deux 438.

arguments plaident en effet en sa défaveur. Il apparait tout d’abord aux membres de la commission qu’il est préférable de ne pas mêler des membres de l’Assemblée Nationale à des questions juridiques. Sans qualifier explicitement le Tribunal des conflits d’organe juridictionnel car ce dernier apparaît toujours comme chargé d’une mission de haute administration, la commission perçoit néanmoins la mission du Tribunal des conflits comme liée à la bonne marche de la justice. L’immixtion de la politique à travers la présence de membres issus de l’Assemblée Nationale lui apparait ainsi comme peu naturelle. M. Gastonde critique par exemple la présence des membres de l’Assemblée nationale en ces termes : « Choisira-t-elle les plus capables ? Fera-t-elle abstraction des luttes politiques ?295 ».

Cette évolution est très intéressante puisqu’elle marque la fin de la perception du 439.

Tribunal des conflits comme un organe où les trois pouvoirs doivent être représentés, une idée pourtant bien souvent avancée. Cette évolution des choses peut s’interpréter de deux manières. On peut y voir une position pragmatique consistant à se contenter de mettre en présence uniquement les institutions concernées par la procédure du conflit positif. L’administration qui est protégée par cette procédure, l’autorité judiciaire qui en est la cible et le juge administratif qui peut être considéré comme étant concerné, bien que moins directement, parce qu’il pourra avoir à juger de l’affaire et qu’il est en quelque sorte le garant de la jurisprudence administrative. Le Conseil d’Etat a toujours cette « double casquette » due à la dualité de ses fonctions et au lien indéniable existant entre ces dernières. On peut aussi y voir un rapprochement paradoxal vers une vision plus juridictionnelle du Tribunal des conflits. En effet, dès lors que ce dernier est considéré comme un organe chargé d’une mission de haute administration et de nature gouvernementale, il peut être intéressant d’y insérer des membres du pouvoir législatif dans une perspective d’élaboration consensuelle de la décision. En revanche, si le Tribunal des conflits est un organe de nature juridictionnelle, il est chargé d’appliquer la

295

171

loi. Dès lors, le pouvoir législatif n’a plus besoin d’être représenté, d’avoir voix au chapitre dans une institution qui doit appliquer ses normes.

Quoi qu’il en soit, il apparaît assez clairement que l’idée d’un organe non 440.

juridictionnel est beaucoup moins présente en 1872 qu’elle ne l’était en 1849. En 1849, les débats ont largement porté sur la question de la nature de la décision sur conflit. En 1872, on ne se pose plus la question puisqu’il ne s’agit pas d’inventer un nouvel organe mais seulement de recréer un organe déjà existant en le réformant pour éviter un nouvel échec.

La deuxième raison pour laquelle la commission a abandonné l’idée d’insérer des 441.

membres de l’Assemblée Nationale au Tribunal des conflits est la crainte de favoriser le pouvoir exécutif. En effet, le risque était que des députés de la majorité viennent renforcer les forces du gouvernement qu’ils soutiennent au sein du Tribunal.

Ainsi, l’idée d’une composition faite de neuf membres dont trois issus de 442.

l’Assemblée fut abandonnée. La solution adoptée sera un compromis entre le projet de la commission et celui du gouvernement. L’idée est à présent, avant tout, d’éviter la réitération de la situation de domination de l’exécutif au Tribunal des conflits.

Sous-paragraphe 2. Le compromis entre les projets du gouvernement et de l’Assemblée

Le compromis entre les deux projets va se faire autour d’un but qui est finalement 443.

de rendre la présidence du Garde des Sceaux « inoffensive ». Elle est maintenue par souci de compromis mais elle est en théorie fortement tempérée tout d’abord par la présence d’un vice président et ensuite par l’instauration de membres départiteurs. Batbie, qui était contre la présidence du ministre de la justice, et pour le projet introduisant des membres de l’Assemblée nationale, se rallia finalement à cette présidence en usant de l’argument selon lequel la présence du ministre de la Justice permettrait de « donner le relief qui est inhérent à cette grande fonction296 ». Il se rallie à cette position le 23 mai. Cette proposition prévoit

296

172

un vice-président élu par les membres du Tribunal des conflits au scrutin secret et à la majorité absolue. Gastonde dira sur la présidence du ministre : « Il est le chef de la justice administrative et le chef de la justice civile ; il est le trait d’union entre ces deux justices, il est (le) membre du gouvernement et, à ce titre, qui mieux que lui pourrait s’inspirer des nécessités administratives ? D’un autre côté, il est placé à la tête de la magistrature, et plus que personne, il doit s’opposer à tout empiètement illégitime sur les attributions judiciaires297 ».

a. La Vice-présidence du Tribunal des conflits

Il fut décidé que le vice-président serait élu par les membres du Tribunal des 444.

conflits et choisi parmi ces derniers. Cette vice-présidence était un progrès pour deux raisons. D’une part, elle se substitua à la suppléance du président par le ministre de l’Instruction publique qui avait pour défaut de faire intervenir au sein du Tribunal une personnalité totalement extérieure à ses travaux. Cette suppléance ne trouvait en effet sa justification que dans la manœuvre de De Broglie qui avait permis de sauver le Conseil d’Etat en le plaçant sous la tutelle de ce ministère. Il y eu d’ailleurs de nombreuses discussions sur le remplacement du ministre de l’Instruction publique298. On évoqua contre le ministre de l’Instruction publique sa position d’homme lettré trop étranger à la politique. On jugea de même le ministre de la marine incompétent, tout comme le ministre du commerce trop « habitué aux commerçants299 ». Plus curieusement on dit du ministre de l’intérieur qu’il serait trop occupé pour se consacrer pleinement à sa mission de suppléance de la présidence du Tribunal des conflits. Le ministre des travaux publics - de façon plus pertinente - fut considéré comme trop souvent concerné par les affaires donnant lieu à un conflit d’attribution, montrant ainsi que la Présidence du Ministre de la Justice se basait bien sur sa particularité en tant que ministre.

297

André Petit, La présidence du Tribunal des conflits, Paris, A. Rousseau, 1909, p. 21 298

André Petit, La présidence du Tribunal des conflits, Paris, A. Rousseau, 1909, p. 19 299

173

D’autre part, le mode désignation du vice-président évitait que ce dernier soit 445.

choisi par le ministre de la Justice lui-même. Un tel choix pouvait être critiqué car on pouvait soupçonner le ministre de choisir son remplaçant en fonction des intérêts de l’administration. Le vice-président élu assurant la suppléance ne pouvait éveiller de tels soupçons. Par ailleurs, l’institution d’un vice-président visait également à limiter les interventions du ministre.

b. Les éléments départiteurs

À côté de la vice-présidence, il fut instauré un système qui voyait le Tribunal des 446.

conflits non plus composé de quatre membres du Conseil d’Etat et de quatre membres de la Cour de cassation, mais de trois membres de ces deux corps, élisant chacun de leur côté un membre supplémentaire. Ce dernier fut considéré comme l’élément départiteur. C’était le point d’équilibre fondamental supposé empêcher la prédominance de l’exécutif au sein du Tribunal, et que ce dernier ne fasse systématiquement prévaloir les intérêts de l’administration sur ceux de l’autorité judiciaire.