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Le sociologue, philosophe Edgar Morin (1994) définit une discipline comme « une catégorie organisationnelle au sein de la connaissance scientifique ; elle y institue la division et la spécialisation du travail et elle répond à la diversité des domaines que recouvrent les sciences. Bien qu'englobée dans un ensemble scientifique plus vaste, une discipline tend naturellement à l'autonomie, par la délimitation de ses frontières, le langage qu'elle se constitue, les techniques qu'elle est amenée à élaborer ou à utiliser, et éventuellement par les théories qui lui sont propres». Le même auteur nous rappelle2 que « l'histoire des sciences n'est pas seulement celle de la constitution et de la prolifération des disciplines, mais en même temps celle de ruptures des frontières disciplinaires, d'empiètements d'un problème d'une discipline sur une autre, de circulation de concepts, de formation de disciplines hybrides qui vont finir par s'autonomiser ; enfin c'est aussi l'histoire de la formation de complexes où différentes disciplines vont s'agréger et s'agglutiner ». Même si la Science se définit à travers ses disciplines, deux démarches lui sont inévitablement liées : la pluridisciplinarité et l'interdisciplinarité3.

La première est la rencontre autour d'un thème commun entre chercheurs, enseignants de disciplines distinctes mais où chacun conserve la spécificité de ses concepts et méthodes. Il s'agit d'approches parallèles tendant à un but commun par addition des contributions spécifiques. La seconde suppose un dialogue et l'échange de connaissances, d'analyses, de méthodes entre deux ou plusieurs disciplines. Elle implique qu'il y ait des interactions et un enrichissement mutuel entre plusieurs spécialistes. L'interdisciplinarité est aussi le principe que l'on retrouve comme fondateur des sciences cognitives. « Même si l’interdisciplinarité permet de mieux appréhender un sujet dans sa « réalité globale », elle comporte le risque de l’approximation conceptuelle, de la confusion des concepts voire de l’illusion de l’embrassement de tous les savoirs » (Morin, 1994).

Le travail de recherche conduit dans le cadre de cette thèse se situe à l’intersection de différents domaines disciplinaires : les Sciences de l’Information Géographique et la Géomatique, les Sciences Cognitives, la Didactique des sciences et les Géosciences

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Articuler les disciplines, communication au colloque « Interdisciplinarité » organisé en 1990 par le CNRS.

3 Il y en a une 3° : La transdisciplinarité désigne un savoir qui parcourt diverses sciences sans se soucier des frontières.

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Appliquées. Dans ce sens, elle assume à la fois l’ambition et le risque d’être pluridisciplinaire et interdisciplinaire.

Quelques précisions sont apportées ci-après sur la nature du rôle de chacune des disciplines concernées par cette thèse : géomatique, psychologie cognitive, didactique et géosciences.

4.1 Le rôle de la géomatique

Notre thèse s’inscrit dans le domaine de la Géomatique. La Géomatique est une discipline de recherche orientée vers la représentation, la modélisation, l'intégration, l'analyse et la visualisation de données géographiques. Les domaines d'application de cette discipline sont très variés : aménagement et planification des territoires, systèmes et services de mobilité, espaces géographiques complexes et dynamiques (RIG, 1260-5875, 2013). La géomatique est une activité scientifique dont le SIG est le produit (Joliveau, 2004). Il n’est pas de notre ressort d’apporter, dans l’univers des définitions formulées au sujet des SIG, une énième proposition, banale ou redondante. Pour cela nous prenons les parti pris d’adhérer à celle proposée par T. Joliveau (2004) : « un SIG doit être simultanément envisagé à la fois comme un instrument technique, un outil intellectuel, une production organisationnelle et une construction sociale ». « Il peut être envisagé come un empilement en couches de niveaux différents, reliés par des protocoles ». (voir Figure 2) Cette configuration répond à notre situation d’étude qui implique des secteurs académiques et professionnels, les Géosciences Appliquées et l’Ingénierie de l’Environnement, où l’usage des SIG doit s’adapter à des objectifs et des priorités différentes : cela implique des choix en termes de données, de traitements ou de méthodes. Or, indépendamment de la hiérarchie des composants, selon le modèle en couches, « chaque couche constitue une condition nécessaire à l’avancement du processus ». La réponse à une question donnée « ne peut avoir lieu que si elles fonctionnent et communiquent toutes ensemble ». C’est ce fondement que nous adoptons dans notre démarche d’enseignement des SIG.

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Figure 2 SIG : Schéma de modèle en couches proposé par T.Joliveau (HDR, 2004).

Notre situation d’étude concerne l’intégration des SIG dans l’enseignement supérieur de disciplines ‘techniques’ destinées à résoudre des problématiques de terrain. La notion de SIG en tant que support technologique et méthodologique à la solution de projets environnementaux reste donc importante. Pour cela, nous retenons aussi que « un SIG est toujours un outil technologique et informationnel visant à donner des éléments de réponse à un problème ayant une dimension spatiale dans un contexte organisationnel précis » (Joliveau, 2004).

Dans l’univers des thématiques traitées par et avec les SIG, nous nous sommes intéressés aux mécanismes cognitifs liés à leur usage. Nous étudions donc les usagers confrontés à la réalisation d’une tâche nécessitant un SIG.

4.2 Le rôle de la psychologie cognitive

L’objet de notre étude est l’identification des raisonnements d’utilisateurs novices et d’experts dans le cadre d’une (activité) tâche précise de cartographie réalisée avec les SIG. Par conséquent, la deuxième discipline de notre recherche est celle de la Psychologie Cognitive. La psychologie cognitive est la sous-discipline de la psychologie qui se focalise sur la cognition. Le terme « cognition » est un terme contemporain synonyme d’« intelligence

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», de « pensée ». La cognition est cette faculté mobilisée dans de nombreuses activités, comme la perception (des objets, des formes, des couleurs…), les sensations (gustatives, olfactives…), les actions, la mémorisation et le rappel d’informations, la résolution de problèmes, le raisonnement (inductif et déductif), la prise de décision et le jugement, la compréhension et la production du langage, etc. Les psychologues cognitivistes cherchent à déterminer par quels mécanismes nous réalisons toutes ces tâches auxquelles nous sommes confrontés. « Ceci signifie que ce qui importe au psychologue cognitiviste, c’est de dresser la liste précise des opérations mentales élémentaires (i.e., processus) décrivant comment un sujet accomplit une tâche cognitive. Les processus, et les mécanismes par lesquels ils sont déclenchés et exécutés, doivent pouvoir être définis précisément. […] L’approche de la psychologie cognitive est une approche scientifique. Ceci signifie que le psychologue étudie la cognition comme le biologiste étudie une autre fonction du vivant. Le psychologue cognitiviste découvre les mécanismes cognitifs en mettant au point des expériences. Ces expériences ont lieu en laboratoire ou sur le terrain. Pour découvrir les processus cognitifs, les psychologues cognitivistes contemporains utilisent toutes les méthodes qui leur permettront d’expliquer les performances d’un sujet dans une tâche par la suite des processus cognitifs mis en œuvre.[…] Pour découvrir cette suite de processus, le psychologue cognitiviste manipule la structure de l’environnement et des tâches (consignes, caractéristiques des stimuli) et analyse les conséquences de ces manipulations sur les performances des sujets. Divers indices de ces comportements sont mesurés par le psychologue (le temps de réaction, le pourcentage d’erreurs, les protocoles verbaux, etc.). […] Il existe trois types d’observation en psychologie cognitive : l’observation naturelle (collectant les informations telles qu’elles se présentent au chercheur), l’observation corrélationnelle (consistant à mettre en relation différentes variables) et l’observation expérimentale (permettant la manipulation et le contrôle de facteurs pour expliquer les phénomènes). Les psychologues cognitivistes analysent la cognition humaine dans le cadre de la théorie du traitement de l’information. Ils conçoivent ainsi le système cognitif humain comme un système de traitement de l’information » (synthèse d’un extrait de Psychologie Cognitive, P. Lemaire, Ed. DeBoeck, 2006).

Notre intérêt dans le domaine de la psycho-cognition est double : d’une part nous allons explorer les cadres théoriques de cette science pour mieux comprendre les mécanismes qui régissent les raisonnements, plus précisément nous nous appuierons sur les théories cognitivistes adoptées et intégrées aux Sciences de l’Information Géographique ; d’autre part

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nous adoptons les démarches expérimentales issues de ce domaine scientifique pour conduire nos expériences.

Identifier les éléments des mécanismes cognitifs mobilisés dans une activité précise, nous permet de mieux connaitre l’activité et de mieux penser à comment l’enseigner, ce qui représente notre objectif général.

4.3 Le rôle de la didactique

Nous nous tournons vers la discipline qui prend en charge les problématiques d’enseignement et d’apprentissage quand elles sont étudiées du point de vue des savoirs de la discipline enseignée : la Didactique. Afin de préciser les liens qui nous unissent à cette science, nous donnons ci-après quelques lignes extraites d’un article de Gérard Vergnaud (2012), psychologue et didacticien, élève de Jean Piaget. L’approche de Gérard Vergnaud sur l’enseignement (des mathématiques) qui se fonde sur la relation entre concept (à enseigner) et situation et qui permet de faire le lien entre champs professionnels et champs conceptuels (ARDM, 2013), conforte notre intention d’allier psychologie et didactique dans notre recherche.

Dans son article « A quoi sert la didactique ? » publié en janvier 2012 dans la Revue Sciences Humaines, Vergnaud nous explique que « la didactique étudie chacune des étapes de l'acte d'apprentissage et met en évidence l'importance du rôle de l'enseignant, comme médiateur entre l'élève et le savoir […]. De l'épistémologie des disciplines aux avancées de la psychologie cognitive, c'est l'ensemble du processus construisant le rapport au savoir qui est analysé. […] La didactique ne s'oppose pas à la pédagogie, elle va simplement au-delà, par un souci plus grand d'analyse du contenu des activités mises en jeu dans l'apprentissage, notamment des opérations de pensée que ces activités impliquent. C'est pourquoi cette discipline s'appuie d'une part sur la psychologie du développement cognitif, et d'autre part sur l'épistémologie des disciplines, indispensable à l'analyse du contenu des connaissances […]. La didactique est d'une certaine manière une provocation, puisqu'il faut souvent déstabiliser les croyances des élèves qui reposent sur l'intuition, c'est-à-dire sur une lecture et une interprétation insuffisamment critique de l'expérience. Provoquer l'enfant dans ses conceptions, c'est l'obliger à s'adapter à des phénomènes imprévus et même imprévisibles. « La connaissance est adaptation », nous a enseigné Piaget. Mais s'adapter, c'est rencontrer le

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nouveau ; et c'est l'un des actes principaux de médiation de l'enseignant que d'aménager cette rencontre des élèves avec le nouveau. Surgit alors une question théorique capitale. A quoi s'adapte-t-on ? Et qu'est-ce qui s'adapte ? La meilleure réponse aujourd'hui, à la lumière des recherches en didactique et des recherches sur le développement des compétences dans le travail, est que nous nous adaptons à des situations et que ce sont les formes d'organisation de notre activité qui sont l'instrument et le résultat de cette adaptation. Ces formes d'organisation, appelées schèmes par les psychologues et notamment Piaget, concernent en fait tous les registres de l'activité : les gestes (ordinaires, sportifs,…) , les formes de raisonnement et de prise d'information impliquées dans la résolution de problèmes scientifiques et techniques, les formes d'énonciation orale et les formes d'interaction sociale et affective.[…] Si l'école veut offrir aux élèves des situations qui leur permettent d'exercer des schèmes déjà formés, d'en élargir la portée et d'en préciser les limites, et en même temps de développer des schèmes nouveaux, alors la première qualité professionnelle de l'enseignant consiste à choisir à bon escient les situations d'enseignement, au regard de l'épistémologie de la discipline concernée et de la psychologie de l'apprentissage et du développement ».

Les cadres théoriques de Vergnaud nous serons précieux pour analyser l’activité géomatique de cartographie d’aptitude, selon une approche par schème organisationnel qui permet de définir, pour chaque étape de l’activité, les concepts mobilisés, les représentations utilisées et les caractéristiques de la situation. Aussi l’approche de Vergnaud nous aidera à modéliser une situation d’apprentissage cohérente. La conception d’une situation cohérente est d’autant plus importante que notre recherche s’intéresse à des utilisateurs (les étudiants) novices en SIG et sans un véritable bagage conceptuel et méthodologique issu de la Géographie et/ou de l’Informatique, ce qui pourrait les aider à mieux appréhender l’outil SIG. Cette condition soulèvera les questions relatives aux concepts (et aux schémas) déjà formés, à élargir, à développer, à déclencher chez une population de haut niveau intellectuel, qui s’initie à cette pratique nouvelle. En effet, l’objet de notre étude ainsi que l’objectif didactique se concrétisent dans un domaine d’application, celui des Géosciences. Nos étudiants qui se forment à cette discipline seront qualifiés de ‘non-spécialistes’ en géomantique.

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4.4 Le rôle des Géosciences

La situation d’enseignement que nous allons concevoir sera une application de la Géomatique en Géosciences. Les Géosciences ou Sciences de la Terre regroupent les sciences dont l'objet est l'étude de la Terre (lithosphère, hydrosphère et atmosphère) et de son environnement spatial.

Bien que la construction de la connaissance se soit faite autrefois par de supports autres que ceux informatiques, l’apport de ces derniers à la connaissance géologique, dans un processus qui va de l’acquisition de la donnée sur le terrain à la modélisation de l’espace géologique et des phénomènes qui s’y déroulent, nous parait aujourd’hui flagrant. Nous aborderons ce sujet en termes d’évolution de compétences et non d’impact cognitif : nous ne menons pas une comparaison entre des résultats cognitifs issus de l’observation d’une activité géo scientifique (type cartographie ou analyse spatiale) conduite sans les SIG et une activité conduite avec. Toutefois, l’analyse de l’évolution des pratiques, induite par l’introduction des SIG dans les métiers, permet d’identifier des indicateurs « cognitifs », comme, par exemple, la capacité des scientifiques et professionnels à traiter de masses de données de plus en plus considérables ou à extraire de l’information d’environnements visuels complexes, qui se sont développés grâce au support informatique.

L’avancée des applications SIG dans les géosciences appliquées est indéniable, soit d’un point de vue des filières métiers (ex. : l’Hydrogéologie, la Géophysique appliquée, les Minéraux industriels) que d’un point de vue des compétences requises (Balzarini et Al., 2011). Les données géologiques sont croisées avec des données environnementales et socio-économiques. Cette évolution impose au géologue de s’ouvrir à de nouvelles disciplines, parfois même d’acquérir une double compétence en maitrise des systèmes d’informations, permettant :

> la génération d’informations nouvelles résultant du croisement et de la modélisation de données et informations de sources diverses et indépendantes ;

> la réduction de l’incertitude géologique, notamment liée au gain de précision apporté par le référencement spatial, et les contraintes géométriques et sémantiques ;

> l’accès à des moyens d’analyse de la donnée et de traitement de l’information de plus en plus performants, mettant en œuvre des puissances de calcul et de combinaison inégalables

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par les méthodes analogiques, et inconcevables il y a encore quelques année (Revue Géosciences, 2007).

Paradoxalement, sur le plan pragmatique de l’enseignement des SIG dans les filières universitaires des géosciences, l’intégration de cette discipline reste marginale. Ce constat (Balzarini et Al., 2011) constitue l’élément déclencheur de notre questionnement, comme nous l’avons évoqué dans la « Problématique ».