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II.2 Incongruence entre vision et proprioception comme méthode d'investigation des

II.2.1 Définitions et aspects historiques

Comme nous l’avons abordé plus haut, une mise en coïncidence des informations visuelles et somatosensorielles semble nécessaire à la calibration cohérente des différentes représentations spatiales de l’effecteur manuel et d’une cible visuelle contenues dans l’espace péri-personnel. Au quotidien, et malgré le besoin d’une constante recalibration (voir supra), la correspondance entre ces deux entrées sensorielles varie très peu, les cartes visuelles et somatosensorielles sont alignées, et nos mouvements sont de ce fait fluides et adaptés. Il existe cependant des situations dans lesquelles les informations visuelles et somatosensorielles véhiculent des informations spatiales incongruentes. Dans ce cas, la correspondance spatiale élaborée entre ces deux canaux sensoriels par le système nerveux central est perdue, entraînant des erreurs lors de l’exécution motrice, et nécessitant une adaptation afin de retrouver une performance motrice « normale » (Harris 1963; Balslev et al. 2004; Redding et al.2005; Bernier

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et al. 2007, 2009). Dans la vie courante, c’est par exemple ce qui se passe lorsque l’on porte des lunettes de correction pour la première fois. La distorsion de l’environnement visuel perçu crée une perte d’alignement entre les représentations spatiales visuelles et somatosensorielles, occasionnant une « gêne », ou un « vertige » ainsi qu’une certaine inaptitude à évaluer l’espace, voire à exécuter précisément des mouvements dirigés vers des cibles. Il est également possible de recréer expérimentalement cette situation d’incongruence en décalant l’environnement visuel perçu des participants, par exemple par l’intermédiaire de miroirs ou de prismes.

Parmi les premiers à avoir utilisé l’incongruence visuo-somesthésique comme paradigme expérimental, nous pouvons retenir Stratton (1896) aux Etats-Unis, et Helmholtz (1909) en Allemagne. Stratton par exemple a utilisé des lunettes prismatiques qui inversaient complètement le champ visuel perçu de ceux qui les portaient. Après les avoir personnellement portées durant 8 jours consécutifs sans interruption, produisant dans un premier temps une altération marquée de ses performances motrices, ce dernier a constaté une nette amélioration du contrôle de ses mouvements à partir du 5ème jour, amélioration qui augmentait ensuite avec la durée de port des lunettes. Avec cette expérience, Stratton a ainsi mis en évidence la capacité adaptative du système nerveux central face à cette situation d’incongruence sensorielle, et jeté les bases de ce qui sera repris plus tard sous le terme d’adaptation prismatique, ce dont nous reparlerons. Suite à ces travaux princeps, un nombre important d’auteurs ont ensuite étudié les conséquences motrices de l’incongruence visuo-somatosensorielle ainsi que les phénomènes d’adaptation associés par l’intermédiaire de déformations diverses du champ visuel telles que des rotations, des grossissements et des réductions. Historiquement, les inversions complètes du champ visuel ont en réalité été surtout utilisées dans les études en psychologie (Dolezal, 1982; Koga, 1988) alors que les études qui se sont intéressées à la compréhension du système sensorimoteur ont préférentiellement employé des grossissements puis des modifications de types angulaires (e.g., voir Rock, 1966; Gauthier et Robinson, 1975; Welch 1979 ; Welch et al., 1993; Cunningham et al., 1994; Brooks et al., 1995; voir aussi Redding et al., 2005 pour une revues ). C’est dans le prolongement de cette dernière lignée d’expériences que nous situons le présent travail de thèse.

Une variante de l’adaptation prismatique a également été largement développée et utilisée dans l’étude des phénomènes d’adaptation sensorimotrice : il s’agit de la tâche du dessin en miroir. Dans cette tâche, les participants ne voient pas leurs mains directement, mais la

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contrôlent par l’intermédiaire d’un retour visuel retransmis par un miroir (Figure II.2). Outre le fait de modifier les rapports entre mouvements et conséquences visuelles de ces mouvements, le dispositif du dessin en miroir modifie la perspective visuelle du mouvement, pouvant aller jusqu’à faire adopter un point de vue allocentré. En l’occurrence, dans un miroir, la main droite est perçue comme une main gauche, du fait du placement des doigts et notamment du pouce.

Une autre variante des deux situations expérimentales que nous venons d’évoquer, plus moderne, consiste à demander aux participants de contrôler un curseur sur un écran par l’intermédiaire d’une interface (Stylet sur tablette graphique, souris, joystick,…), et d’introduire un angle entre le mouvement de la main qui contrôle le curseur et le mouvement du curseur sur l’écran (e.g., Flanagan et al., 1999; Jones et al., 2001; Sainburg et al., 2002; Graydon et al., 2005, Sarlegna et al., 2007). Lors de ces tâches, pour être performant, les participants doivent réajuster leurs commandes motrices afin de contrôler le curseur de manière à répondre aux consignes de la tâche.

Figure II.2 : Situation d’incongruence entre vision et informations somatosensorielles. (A)

Un observateur fait l’expérience d’une déviation angulaire (en °) de son environnement visuel par le port de lunettes prismatiques. Les prismes entraînent un décalage entre la position réelle de la main (ou d’une cible, non représentée) et la position visuellement perçue, cette dernière étant décalée dans le sens de déviation des prismes par rapport à la position réelle. (B) Situation de dessin en miroir. Le participant ne voit pas sa main directement mais au travers d’un miroir placé devant lui. Il a pour consigne de tracer les contours d’une forme (classiquement une étoile) le plus précisément possible. Adapté de Milner, 1965.

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Qu’il s’agisse de prismes, d’un miroir ou d’un dispositif informatique, ces situations présentent l’avantage de décorréler les informations visuelles et proprioceptives, et ainsi d’étudier le fonctionnement cérébral et ses conséquences motrices lorsque les représentations spatiales issues de ces deux modalités ne sont plus alignées. La situation d’incongruence entre les informations visuelles et somatosensorielles est ainsi un excellent paradigme pour étudier l’intégration des différents canaux sensoriels au service du contrôle du mouvement. Il est également à noter que ce paradigme expérimental présente l’immense avantage de permettre une adaptation rapide aux nouvelles conditions environnementales (de quelques secondes à une quinzaine de minutes selon la tâche demandée aux participants), et donc d’étudier les dynamiques comportementales de ces apprentissages. C’est ce que nous détaillerons un peu plus loin.

Nous voulons également souligner qu’il est possible d’introduire une incongruence entre la vision et la proprioception en modifiant le retour somatosensoriel par vibration (e.g., Roll et al., 2009). Cette vibration, par stimulation des fuseaux neuromusculaires est connue pour entraîner une illusion d’étirement du muscle vibré, et par là-même, une illusion de mouvement de l’articulation dans le sens opposé à l’action de ce muscle. Cette illusion de mouvement est à l'origine d'une erreur de perception de la position du bras dans l'espace, entraînant une erreur de pointage en direction d’une cible en l’absence de retour visuel (Redon et al., 1991). Cependant comme nous l’avons présenté, les prismes ou un miroir vont induire un décalage de la scène visuelle (effecteur manuel et cible visuelle compris) alors que les vibrations vont induire une illusion de mouvement. Ces deux paradigmes expérimentaux aboutissent ainsi à des modifications dont les mécanismes sont bien distincts. De plus, la principale limite dans l’utilisation des vibrations se situe dans le fait que l’illusion de mouvement est réduite ou stoppée si l’on fournit au participant un retour visuel du segment corporel qui est vibré (Lackner et Taublieb, 1984; Seizova-Cajic et Azzi, 2011). C’est la raison pour laquelle nous avons choisi dans notre travail de déplacer l’environnement visuel perçu des participants, dans le but d’étudier spécifiquement la manière dont le cerveau traite les informations visuelles et somatosensorielles en situation d’incongruence pendant le contrôle du mouvement.