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De la décolonisation à la coopération

Histoire et identité d’une arme d’élite

1. Ancrage historique des Troupes de Marine au sein de l’armée française

1.3. De la décolonisation à la coopération

Tandis qu’en Europe, la fin de la seconde Guerre mondiale est marquée par la chute d’Hitler, de l’autre côté du globe c’est la victoire américaine sur le Japon qui permet à la France de mettre fin à l’occupation de l’Indochine. Toutefois, la paix dans cette colonie est de courte durée car elle est rapidement aux prises avec un nouvel ennemi, le Viêt-Minh, la ligue des organisations révolutionnaires du Viêt-Nam réclamant l’indépendance de ces territoires par des actions sanglantes qui indiquent le début de la chute de l’Empire colonial français. Cette période constitue un second clivage important pour les Troupes de Marine avec l’armée métropolitaine car elles sont confrontées à un patriotisme mis en doute par les Français lassés des conflits armés. Néanmoins, la France doit faire face à ces troubles et elle met en place un corps expéditionnaire qui, aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, n’est pas en état d’intervenir. L’envoi d’autres troupes est alors inévitable. Elles sont notamment issues du 6e

RIC et du RICM dont 1300 hommes perdent la vie. Le sacrifice de ce régiment est reconnu par l’attribution de cinq nouvelles citations et du droit de porter la fourragère de la médaille militaire avec l’olive aux couleurs de la Croix de guerre des TOE (Théâtre des Opérations Extérieures) qui lui valent de conserver son statut de premier rang au sein de l’Armée de Terre. Cette guerre se poursuit avec les campagnes de Cochinchine et du Tonkin. La tournure du conflit indochinois n’est pas en faveur de la France et la défaite de Diên Biên Phu marque le point de départ du processus de paix et d’accession à l’indépendance de ces territoires à l’automne 1953. C’est durant ce conflit que le 6e

RIC perd son statut de régiment et adopte une structure bataillonnaire, avec trois bataillons autonomes formant corps.

Après le contact avec les armées allemandes pendant les conflits européens, cette période indochinoise est un jalon important dans la mise en œuvre des pratiques chantées au sein des Troupes de Marine. En effet, la pratique du chant en ordre serré s’est généralisée à ce moment-là, au sein de l’arme. C’est parce qu’ils ont servi aux côtés de la Légion Étrangère, mobilisée pour renforcer l’arme en vertu de la loi de 1900 stipulant que « le ministre de la guerre peut recourir à la Légion Étrangère […] pour les faire coopérer au service colonial »31

31

Loi de 1900, relative à l’organisation et à la composition des Troupes Coloniales, titre II 8, dans Collection

35 que les marsouins ont adopté plus systématiquement cette pratique. La structure de la Légion Étrangère est, par essence, cosmopolite et les valeurs françaises y sont fortement inculquées. Néanmoins, bon nombre de soldats de la Wehrmacht s’y sont engagés, à l’issue de la défaite hitlérienne. Leur aguerrissement acquis pendant leur service sous les couleurs allemandes a limité leur formation qui a eu pour autre conséquence un maintien de certaines pratiques particulières, notamment en ce qui concerne le chant. C’est alors que les militaires français ont compris qu’en plus d’être une expression patriotique impressionnante pour l’ennemi, comme ils en avaient été les spectateurs lors de l’Occupation, ces chants étaient exploités dans le but de maintenir un certain esprit de corps au sein des unités. En outre, les troupes de la Légion Étrangère étant majoritairement constituées d’Allemands, ces derniers pouvaient mettre en pratique leurs façons de faire et ont ainsi transmis aux marsouins leur répertoire, mais aussi le sens de leur interprétation. Dans une volonté de regroupement face à l’adversité qu’ils vivaient, ces derniers ont ainsi adopté, peu à peu, la pratique du chant en ordre serré.

Après le territoire indochinois, c’est sur le continent africain qu’apparaissent des tensions, dès 1956, en Algérie, où le RICM rejoint Oran le 9 avril pour maintenir l’intégrité du barrage marocain et participer, pendant près de sept ans, aux opérations militaires de maintien de la colonie. Face à la chute de l’Empire, les Troupes Coloniales sont à nouveau désignées sous l’expression « Troupes d’outre-mer » le 15 avril 195832 et le 4e Régiment Interarmes Colonial devient le 6e RIAOM (Régiment d’Infanterie Interarmes d’Outre-Mer). Il reprend les traditions du 6e RIC, dissout en 1955, ainsi que son drapeau. Stationné à Bouar, en Oubangui-Chari, aujourd’hui République Centrafricaine, il intervient au Congo, en Centrafrique, au Gabon et au Tchad. La plupart des États africains deviennent souverains au début des années 1960. Face à la volonté d’indépendance totale des « nouveaux États », la dislocation de l’armée coloniale fut rapide, entraînant « l’interruption du fonctionnement de ses institutions »33, au profit d’accords de défense bilatéraux. Ces événements remettent en cause la raison d’être de ces unités. De nombreux débats apparaissent sur le statut de cette arme, considérée comme « l’élite » de l’Armée de Terre car la seule à avoir des hommes ayant une expérience du combat, mais dont la raison d’être a disparu. Certains voudraient voir les Troupes de Marine mises sur un pied d’égalité avec les autres corps de l’Armée de Terre ; d’autres considèrent que ces unités doivent être dissoutes. D’autres enfin militent pour qu’elles soient maintenues sans changement statutaire. Les marsouins revendiquent alors leur

32 Revue historique de l’armée, vol. 28, p. 266. 33

Site de l’Assemblée Nationale, disponible sur http://www.assemblee-nationale.fr/connaissance/revision9.asp. Cette communauté fut officiellement abrogée le 4 août 1995.

36 spécificité en mettant notamment en avant leur rôle dans les conflits passés et leur expérience opérationnelle34. Leur dénomination étant à nouveau désuète, les Troupes d’Outre-mer redeviennent les Troupes de Marine, par décret, le 4 mai 1961. À l’issue de l’éclatement de l’Empire colonial, les régiments d’Infanterie Coloniale (RIC) sont donc rebaptisés Régiment d’Infanterie de Marine (RIMa). Le RICM devient le « Régiment d’Infanterie-Chars de Marine ». Ainsi, il change de nom tout en conservant son acronyme. Il quitte définitivement le Maroc et rejoint sa nouvelle garnison à Vannes le 23 janvier 1963. Le 6e RIAOM est transféré au Tchad le 9 avril 1965, tout en gardant un détachement à Bangui en République Centrafricaine et à Libreville au Gabon, futur siège principal du 6e BIMa.

Les Troupes de Marine sont constituées en arme par la loi du 12 décembre 1967 (avec une mise en vigueur le 1er janvier 1968) qui porte sur leur réorganisation et sur l’administration de l’armée dans les départements et territoires d’outre-mer. Elles sont, par ces nouvelles dispositions, intégrées à l’Armée de Terre alors qu’elles étaient jusqu’alors en complète autonomie. Ainsi, au-delà du statut de ces militaires, cette réforme est une remise en cause des éléments fondateurs de la loi de 1900. En outre, il y a, au lendemain de la décolonisation, une volonté politique de mettre les dernières colonies dans les mêmes conditions militaires que la métropole. En ce sens, « l’extension aux départements et territoires d’outre-mer des règles d’organisation et d’administration de l’armée applicables en métropole apparaît souhaitable »35 aux yeux de l’institution militaire. Bien que la proposition de fondre les différents régiments des Troupes de Marine dans les armes métropolitaines ait été faite, elle n’a pas été retenue, pour deux raisons. Tout d’abord, il apparaît que ces régiments « englobent en réalité la gamme complète des spécialités requises dans une armée moderne : blindé, transmission, éléments de transport et de soutien logistique »36. De surcroît, le Parlement reconnaît la vocation première de l’arme qui est de servir les intérêts de la France en outre-mer et à l’étranger et « il a été jugé utile de conserver à ces troupes leur vocation traditionnelle »37. Bien que ce projet de loi ait été adopté, l’opposition ne l’approuve

34 Ces débats sont toujours actuels et ont pris une place considérable depuis la professionnalisation des Armées

en 1997. Les marsouins cultivent leurs différences et se disent toujours « colo » (coloniaux), considérant les « métro » (métropolitains) comme étant moins opérationnels. L’expression « colo » était utilisée pour désigner les marsouins à l’époque où les Troupes de Marine étaient Troupes Coloniales. Elle est restée dans leur vocabulaire. L’expression « métro » désigne les soldats des autres corps de l’Armée de Terre, initialement destinés à intervenir uniquement sur les théâtres européens. Malgré un élargissement des missions de ces régiments, leur dénomination est également restée dans le vocabulaire militaire.

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Journal officiel de la République française, Débats parlementaires, Assemblée nationale, compte rendu intégral des séances, constitution du 4 octobre 1958, 3e législature, première session ordinaire de 1967-1968, 82e séance, 1e séance du mardi 12 décembre 1967, p. 5792.

36

Ibid.

37 pas et Pierre Villon s’insurge, voyant là une volonté de maintenir une action coloniale maquillée en conservant « une troupe spéciale qui a moins pour tâche de défendre les territoires et départements d’outre-mer contre un éventuel ennemi extérieur que de protéger par la force les intérêts des colonialistes »38. Il plaide alors en faveur d’une dissolution de ces unités et condamne le maintien de la présence militaire française dans les anciennes colonies.

Malgré ce débat, les Troupes de Marine continuent à œuvrer aux quatre coins du monde, en vertu des accords bilatéraux de défense. C’est dans ce contexte que le 6e RIAOM participe à de nombreux combats au Tchad avant d’être rapatrié en France, fin octobre 1975, puis d’être de nouveau dissous le 10 novembre 1975. Le 1er

décembre 1975, son détachement à Libreville cesse lui aussi d’exister et devient le noyau dur du 6e

BIMa constitué sur place le même jour. Le 13 décembre, le bataillon hérite du drapeau du 6e RIAOM et présente déjà une dimension interarmes et interarmées, avec plus ou moins la même structure qu’aujourd’hui. Il a depuis participé à de nombreuses opérations au Zaïre, en Angola, au Togo, au Rwanda, au Tchad, en Centrafrique, en Côte-d’Ivoire, au Gabon, ou encore au Congo-Brazzaville. Parallèlement, il assure sa fonction de formation des armées locales, de coopération et d’instruction à la vie et au combat en jungle et en zone lagunaire. Le 6e

BIMa, basé à Libreville, est aujourd’hui, avec le 5e RIAOM39 basé à Djibouti et le 43e BIMa stationné à Abidjan, l’une des principales plates-formes des forces françaises en Afrique.

Subissant la lourde menace de dissolution complète, les Troupes de Marine ont cherché à mettre en avant leurs qualités opérationnelles pour perdurer. C’est alors que les pratiques chantées initiées depuis la guerre d’Indochine se sont renforcées et qu’une grande partie du répertoire de chants de marche interprétés lors des défilés s’est constituée. Confrontés à des situations difficiles, et à la menace qui a pesé sur leur existence, les marsouins ont cherché à revendiquer une identité fondée sur leurs capacités guerrières, notamment au travers de leur répertoire de « chants de marche »40. Initialement maintenues uniquement pour honorer les accords de défense bilatéraux, les forces françaises à l’étranger ont vu leurs missions élargies aux États non marqués par la colonisation du fait de l’engagement militaire de la France dans des missions sous mandat de l’ONU. Par ailleurs, l’instabilité politique des pays africains implique l’application fréquente de ces accords. Ces deux composantes entraînent une augmentation des besoins en unités professionnelles qui sont compensés par l’ouverture des activités à l’étranger aux autres armes, telles que les

38 Pierre Villon-Ginsburger, Député dans la troisième circonscription de l’Allier. Journal officiel de la

République française, op. cit., p. 5792-5793.

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Ce régiment n’a pas changé de dénomination après la loi de 1967.

38 Chasseurs, devenues professionnelles en 1997.

En plus d’être le fruit d’une volonté de s’affirmer, l’adoption progressive de la pratique du chant militaire en ordre serré a également été possible grâce à une décroissance des fanfares institutionnellement imposée à cette époque, pour des raisons budgétaires. Cette disparition des musiques instrumentales dans les garnisons a contribué au renforcement des pratiques chantées lors des défilés du fait du manque de soutien à la marche qu’occasionnait leur disparition. C’est par l’association de cet ensemble de circonstances que le chant en ordre serré s’est véritablement imposé dans les régiments des Troupes de Marine, par ailleurs, déjà habitués à chanter en missions, où la présence de fanfares a toujours été anecdotique. En ce sens, les marsouins ont simplement systématisé leurs pratiques du chant en ordre serré et s’en sont, dans le même temps, servi pour se distinguer des régiments métropolitains. En effet, en tant que seule arme professionnelle de l’Armée de Terre avant la suspension du service militaire par la réforme entamée en 1997, les Troupes de Marine ont une connaissance du combat contemporain que n’ont pas les autres soldats français, excepté les légionnaires, dont le statut est encore différent. Chanter en marchant en ordre serré est alors un marquage supplémentaire de leur spécificité et contribue à les affirmer comme « arme d’élite ». Peu à peu, le chant a été utilisé comme un symbole de performance militaire et représente encore une démonstration de force et de patriotisme à part entière. Il conviendra donc, dans les chapitres suivants, de montrer en quoi ce répertoire vocal peut avoir une telle signification.

Ce bref rappel historique montre que, malgré une histoire qui débute au XVIIe siècle,

les Troupes de Marine se sont réellement constituées et organisées à partir du Second Empire et de la IIIe République. Bien qu’une partie de leur répertoire se soit constitué peu à peu, dès leur création, c’est lors des campagnes de décolonisation, alors qu’elles étaient menacées de dissolution, que les Troupes de Marine se sont démarquées par une nouvelle pratique chantée, empruntée aux troupes allemandes, le chant en ordre serré. Ce dernier s’est ensuite plus ou moins généralisé dans l’Armée de Terre. Ainsi, le répertoire chanté de l’arme est multiple et les différents types de chants sont associés à des contextes d’interprétation particuliers qu’il conviendra de développer. Avant cela, il importe de s’attarder sur l’organisation de l’arme afin de mieux définir la place qui est donnée à ces répertoires vocaux.

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