• Aucun résultat trouvé

La réaction de décarboxylation des β-lactones en alcènes a été postulée en 1880107 par

Erlenmeyer, pour la formation du styrène à partir d’une solution alcaline d’acide β-bromo-β-phénylpropionique, puis observée dès 1883 par Einhorn,1 et a ensuite été le sujet de

nombreuses études mécanistiques.

En 1966, Banitt69 rappelle cette instabilité des β-lactones et étudie la stéréochimie de la décarboxylation en synthétisant les β-lactones trans et cis issues des deux stéréoisomères de l’acide α-méthyl-β-hydroxy-β-(p-chlorophényl)propionique. Chacune de ces β-lactones a été placée dans une solution tampon (pH = 6,2) et chauffée à 25 °C ou à 100 °C conduisant à environ 80% de l’alcène, les 20% restant correspondant à l’hydrolyse de la lactone (attaque au carbonyle) (Schéma 12).

Schéma 12 : étude de la stéréochimie de la décarboxylation de β-lactones cis et trans.

Cette étude a montré que la réaction était stérérospécifique avec rétention de configuration, en accord, dans le cas d’une β-lactone cis, avec le passage par la paire d’ions intime proposée par Bartlett et Liang.108 Lors de l’étude de la décarboxylation de la β-isovalérolactone dans l’eau, ces auteurs ont montré que l’eau ne servait pas de réactif mais jouait le rôle de solvant ionisant, permettant la formation d’un intermédiaire de type zwitterionique qui serait ensuite stabilisé par la perte de CO2, donnant l’alcène attendu (Schéma 13).

Schéma 13 : mécanisme de décarboxylation proposé par Bartlett et Liang.

107

Erlenmeyer, E. Ber. Dtsch. Chem. Ges. 1880, 13, 303. 108

Afin d’expliquer la rétention de configuration observée lors de la décarboxylation, Mulzer109 propose que les interactions électrostatiques 1-4 (favorables) limitent la rotation autour de la liaison C3-C4, augmentant la barrière d’énergie et favorisant ainsi la rétention de configuration. Ces interactions sont plus fortes que les interactions stériques (éclipse de liaisons) qui, elles, favoriseraient la rotation (Schéma 14).

Schéma 14 : schéma expliquant la conservation de la stéréochimie lors de la décarboxylation. Cependant, en présence de 1% d’acide trifluoroacétique, Mulzer110 montre que l’oléfine (E) peut être obtenue à partir de la β-lactone cis, et ce, avec un taux de conversion important. En présence d’acide, les interactions électrostatiques 1-4 sont fortement diminuées et les interactions stériques deviennent prédominantes, entraînant la rotation autour de la liaison C3-C4(Schéma 15).

Schéma 15 : mécanisme de décarboxylation en présence d’acide.

Ainsi, à partir de la β-lactone cis, sans acide dans le milieu, l’alcène (Z) sera obtenu majoritairement alors qu’en présence d’acide, l’alcène (E) sera majoritaire.

En 1969, James et Wellington111 étudient la décomposition thermique de la β-propiolactone par chromatographie en phase gazeuse, confirmant que la réaction de décarboxylation est du premier ordre (ce qui avait été montré en 1958 sur la β-isovalérolactone par suivi de la formation de CO2),108 conduisant à la formation d’éthylène et de CO2 comme seuls produits. Le mécanisme était supposé concerté112 jusqu’en 1979-80 avec un état de transition cyclique I-021 ou un diradical I-022 ou encore un intermédiaire polarisé I-023, mais comme la stéréochimie est conservée, l’intermédiaire diradical I-022 doit être écarté (Figure 10). De plus, Wellington111 montre que l’ajout d’oxyde

109

Mulzer, J.; et al. Tetrahedron Lett. 1980, 21, 751. 110

Mulzer, J.; et al. J. Chem. Soc., Chem. Commun. 1981, 891. 111 James, T. L.; et al. J. Am. Chem. Soc. 1969, 91, 7743. 112 (a)

Mageswaran, S.; et al. J. Chem. Soc., Perkin Trans. 1 1976, 884 ; (b) Imai, T.; et al. J. Org. Chem. 1979, 44, 3574 ; (c) Krabbenhoft, H. O. J. Org. Chem. 1978, 43, 1305 ; (d) Imai, T.; et al. J. Org. Chem. 1980, 45, 2354.

nitrique lors de la décarboxylation thermique de la 2-oxétanone n’influence pas la réaction, écartant ainsi définitivement la possibilité d’un mécanisme radicalaire, ce qui est en accord avec des études théoriques en phase gazeuse qui proposent un mécanisme concerté, asynchrone, via un intermédiaire de type I-021,113 et écartent un mécanisme radicalaire.114

Figure 10 : intermédiaires potentiels pour la réaction de décarboxylation.

En s’appuyant sur des études cinétiques par suivi RMN 1H de la décarboxylation thermique des 2-oxétanones, Mulzer115 montre que le mécanisme ne peut pas être concerté puisque, dans ce cas, la β-lactone cis devrait décarboxyler plus vite que la trans par décompression stérique, or le contraire est observé. Il propose donc un mécanisme par étape, passant par un intermédiaire zwitterionique type I-024.109,110,116 Cette proposition est appuyée par une étude sur l’influence du solvant : plus le solvant est polaire, plus la décarboxylation est facilitée.117

En 1972, Brady118 montre que tout substituant électronégatif en C4 inhibe fortement la décarboxylation en comparant le temps nécessaire pour obtenir 50% de conversion avec différents groupements présents sur la 2-oxétanone (dont des groupements halogénés), il met ainsi en évidence la présence d’une charge positive en C4 lors de la décarboxylation. En 1979, Nishida112b étudie l’influence des substituants en C3 et C4. Pour ce faire, il effectue une étude cinétique de décarboxylation de différentes 2-oxétanones subtituées en C3 ou C4 par des groupements aryle, mettant en évidence que ceux-ci exercent une forte influence sur le taux de formation de l’alcène lorsqu’ils sont en C4. Une β-lactone avec un groupement aryle substitué par un élément électrodonneur décarboxylera plus vite que si l’élément est électroattracteur. Il est donc important d’avoir en C4 un groupement électrodonneur capable de stabiliser l’intermédiaire zwitterionique I-024 pour favoriser la décarboxylation. Ceci a été confirmé par Krabbenhoft112c et Adam119 puis, en 1980, Nishida112d généralise les résultats précédents en étudiant le comportement

thermodynamique de différentes 3-alkyl-4-phényl-2-oxétanones, mettant en évidence que la β-lactone moins substituée est la plus réactive et que plus l’encombrement des substituants est

important plus la décarboxylation est lente (plus précisément voir Figure 11, (a))mais en justifiant ces résultats par un mécanisme de décarboxylation concerté, contraire à ses conclusions précédentes. En 1980, Mulzer109 montre que la nature des substituants en C3 n’a pas d’influence nette sur la décarboxylation (Figure 11, (b)).

113

Minato, T.; et al. J. Org. Chem. 1983, 48, 1479. 114 Moyano, A.; et al. J. Org. Chem. 1989, 54, 573. 115

Mulzer, J.; et al. J. Am. Chem. Soc. 1980, 102, 3620. 116

Mulzer, J.; et al. Angew. Chem., Int. Ed. Engl. 1980, 19, 465. 117 Isaacs, N. S.; et al. Tetrahedron Lett. 1983, 24, 2897. 118

Brady, W. T.; et al. J. Org. Chem. 1972, 37, 3536. 119

Figure 11 : vitesse de décarboxylation dans le décane en présence d’une quantité équimolaire de TMEDA (éliminant la présence d’acide dans le milieu) à 150 °C mesurée par suivi UV (a), résumé de

l’influence des substituants (b).

Cependant, Dolbier120 a montré que les α,α-difluoro β-lactones décarboxylent en solution entre 150 °C et 180 °C. En étudiant le mécanisme de décarboxylation de I-025 aussi bien expérimentalement que par les calculs, il a mis en évidence qu’en phase gazeuse, le mécanisme serait plutôt du type concerté asynchrone et non polaire alors qu’en solution on aurait un mécanisme polaire impliquant un intermédiaire zwitterionique. Dans tous les cas, la décarboxylation de ce type de composés est ralentie par la présence des atomes de fluor en α du carbonyle qui augmentent l’énergie de dissociation des liaisons C-C et déstabilisent les charges positives en β, ralentissant ainsi la décarboxylation par rapport à celle du produit I-026 (Schéma 16). De plus, en 1997, une étude théorique prenant en compte les effets de solvant est aussi en faveur d’un mécanisme concerté (en phase gaseuse et en solution), où les substituants donneurs en C4 favorisent la réaction, avec cependant une limite : avec des aromatiques en C4, le mécanisme pourrait être zwitterionique. Les auteurs parlent donc de «cas limite» entre un mécanisme concerté et un processus par étapes pour les décarboxylations en solution.121

Schéma 16 : étude du mécanisme de décarboxylation de I-025 selon le milieu.

Pour résumer, la réaction de décarboxylation des β-lactones, en solution, est du premier ordre, stéréospécifique, passant probablement par un intermédiaire zwitterionique, mais ceci reste un sujet de discussion. Il a été montré que, lorsque cet intermédiaire est stabilisé par des substituants électrodonneurs en C4, la décarboxylation est facilitée, alors que la nature des substituants en C3 a peu d’influence. Enfin, à substituants équivalents, la β-lactone trans décarboxyle plus vite que la cis.

120(a)

Dolbier, W. R.; et al. J. Org. Chem. 1995, 60, 5378 ; (b) Ocampo, R.; et al. J. Org. Chem. 1997, 62, 109. 121

Danheiser65a met au point une autre technique de décarboxylation, toujours avec rétention de configuration, utilisant un gel de silice : si l’alcène attendu a une température d’ébullition supérieure ou égale à 250 °C, la β-lactone est chauffée à reflux du benzène ou du cyclohexane avec une masse équivalente de silice ; pour les alcènes de température d’ébullition inférieure à 200 °C, une distillation au four à boules à 80-110 °C de la lactone avec 10% en poids de silice, sous pression réduite, permet d’obtenir l’alcène désiré. Une plus petite quantité de silice permet de diminuer la quantité d’eau libérée lors de la distillation. Il n’est pas possible d’utiliser une silice anhydre car elle peut catalyser l’isomérisation de l’alcène dans certain cas. Cette méthode reste stéréospécifique, la silice jouant le rôle de catalyseur et permet d’abaisser la température de réaction. La première décarboxylation avec de la silice a été faite en 1979 par l’équipe d’Adam,122 dans le tétrachlorométhane à 30 °C.

Ces méthodes de formation d’oléfines à partir de β-lactones ont trouvé des applications dans la synthèse de polyènes de stabilité limitée,123 d’allylamines et d’allylsulfures (montrant la limite de la stéréosélectivité dans certains cas de gêne stérique),124 ainsi que dans celle d’esters disubstitués γ,δ-insaturés125 ou encore dans la synthèse d’allènes in situ.126 La décarboxylation des β-lactones a donc été un moyen de synthétiser des alcènes trisubstitués trans/cis (réaction faite à reflux de la collidine : environ 170 °C),57c des alcènes cycliques (chauffage de la β-lactone à 260 °C),127 puis a été appliquée à la synthèse d’alcènes di-, tri- et tétrasubstitués à 140-180 °C à sec,60,128 et a encore été utilisée récemment (sans catalyseur, au reflux du DMF)129 afin d’obtenir l’alcène avec la configuration souhaitée.

La décarboxylation de β-lactone en alcène présente une alternative intéressante à la réaction de Wittig puisqu’elle ne nécessite qu’une étape de synthèse de plus, le thioester est moins coûteux que la triphénylphosphine et les sous-produits formés dans ces étapes (thiophénol et CO2) sont plus faciles à éliminer que l’oxyde de triphénylphosphine. Enfin, cette réaction est stéréospécifique.65a