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Décalage entre les différentes perceptions, stabilité chez soi et déclin chez l’autre

Chapitre 4 : Banlieue et actualisation, des perceptions hétérogènes et polysémiques

4.3. Décalage entre les différentes perceptions, stabilité chez soi et déclin chez l’autre

Les perceptions des personnes interviewées sur leur quartier et les quartiers environnants soulignent un important décalage quant à la vision du territoire d’étude. Les participant(e)s habitent des endroits différents et ont leurs propres définitions des limites de leur quartier parfois calquées sur les limites historiques officielles (Laval-des-Rapides, Pont-Viau) ou des limites physiques et symboliques éclatant le territoire en plusieurs quartiers et sous-quartiers. Les discussions entourant l’état et les caractéristiques des différentes entités territoriales identifiées ont surgi lors d’une majorité des entretiens semi-dirigés. En effet, les personnes interviewées ont pour la plupart identifié un « ici », leur quartier, et un « là-bas », les quartiers environnants. Dans la plupart des cas, le « ici » de certain(e)s étaient le « là-bas » pour d’autres et vice-versa. La plupart des quartiers mentionnés par les personnes participantes se limitaient à Laval-des-Rapides et Pont-Viau, et parfois Chomedey. Les différents sujets abordés lors des entretiens semi-dirigés ont souvent mené les personnes participantes à préciser la perception de leur quartier et de ceux l’environnant. Le constat qui s’impose est que leur quartier est largement perçu comme étant relativement stable ou en essor tandis que les quartiers environnants sont pour la grande majorité du temps identifiés comme des territoires en déclin. Ce décalage est aisément observable lorsqu’on catégorise les personnes participantes selon les perceptions qu’elles ont partagées durant l’entretien semi-dirigé (Figure 42).

L’essor, la relative stabilité et le déclin n’ont pas nécessairement été identifiés directement par les participant(e)s. Cependant, les thématiques mentionnées ont été facilement combinées aux caractéristiques liées à ces trois processus d’évolution du territoire suburbain. Par exemple, les propos : « Dans mon quartier, il y a beaucoup de pauvreté, beaucoup de crime, il y a beaucoup de… il y a beaucoup beaucoup de problématiques sociales » (Albert [employé municipal] 23 janvier 2016) peuvent être rattachés à une perception négative et à une vision d’un certain déclin du quartier. En contrepartie, lorsqu’Albert affirme : « Pis en même temps, t’as beaucoup de nouvelles familles qui viennent de Montréal avec l’arrivée du métro […] puisque c’est accessible en transport en commun » (Albert [e.m.] 23 janvier 2016), il souligne des aspects positifs davantage associés

à l’essor du quartier de par la venue de nouvelles populations et de nouvelles infrastructures. Les propos jugés neutres sont ceux qui soulignent une très faible modification de l’environnement : « Il y a eu un petit changement là » (Gabrielle [citoyenne] 23 février 2016) ou de constats s’inscrivant dans la stabilité : « C’est pas mal stable le commerce » (Hélène [citoyenne] 10 mars 2016). On remarque que 12 des 14 personnes participantes ont exprimé une perception de leur quartier, pour la plupart neutre ou positive, et très rarement négative. Plusieurs participant(e)s, tant à Laval- des-Rapides qu’à Pont-Viau, mettent de l’avant une perception d’amélioration de leur quartier.

Figure 42 : Perceptions des participant(e)s sur leur quartier et les quartiers environnants

Cet essor semble d’abord tributaire de la hausse des valeurs foncières qui stimule la démolition de vieilles maisons et la construction de nouvelles unités d’habitation de moyenne densité (2 à 4 étages) et la venue de nouveaux commerces qui bonifient l’offre dans le quartier. La perception qu’entretiennent ces participant(e)s sur les autres quartiers contraste puisqu’elle est relativement négative. En effet, 12 personnes sur 14 mentionnent un aspect négatif par rapport à un ou plusieurs quartiers environnants. De ceux-ci, le boulevard des Laurentides est identifié par 8 personnes comme étant une artère commerciale peu attrayante et en déclin. D’ailleurs, la perte de vitalité commerciale, la dégradation du cadre bâti, la criminalité et la pauvreté sont des aspects souvent identifiés dans les quartiers environnants ceux de la personne participante. Le décalage entre la perception du « ici » et du « là-bas » peut être expliqué par le fait que l’individu :

a une histoire, née de l’accumulation des expériences et des perceptions antérieures, de l’apprentissage au sens large […] [qui] affectent la perception : celle-ci est plus ou moins aiguë et se fonde sur une mémoire, des conduites, des codes, des repères, des valeurs acceptées, des croyances, des modes de vie. (Brunet 1974, 191)

Brunet avance que la perception est donc affectée par un filtre qui peut engendrer un « décalage entre le message reçu et le message émis, entre l’image et le réel, peut aller jusqu’à percevoir ce dernier pour l’opposé de ce qu’il est en réalité (illusion), et aboutit du moins à ne le voir que partiellement » (Brunet 1974, 192). Effectivement, on constate qu’autant les résident(e)s de Pont- Viau que Laval-des-Rapides considèrent leur quartier comme stable ou en essor, mais perçoivent l’autre quartier comme en déclin. Il existe donc un décalage entre la perception et la réalité. Le géographe Antoine Bailly cité par Merenne-Schoumaker (1977) propose par ailleurs l’idée que le processus de perception est influencé par des facteurs psychologiques, culturels, sociaux et économiques propres à l’individu ainsi que par les médias de masse. Appliqué à la ville, il en résulte donc que la perception que peut avoir un individu par rapport à un espace est distordue par son bagage culturel, social et économique et par les informations reçues de l’extérieur. Ainsi, « la carte mentale de chaque personne, c’est-à-dire l’ensemble des images que chacun a des lieux, diffère, ne serait-ce que par des détails, de la carte mentale du voisin » (Merenne-Schoumaker 1977). Il importe de mettre l’accent sur ce décalage puisque la perception des personnes interviewées pour leur quartier est sensiblement meilleure que celle qu’elles ont pour les autres quartiers. Par ailleurs, les éléments de déclin identifiés dans les autres quartiers par les participant(e)s sont pour la majorité des éléments soulevés dans la problématique et la mise en contexte (déclin commercial, dégradation du bâti, précarité socio-économique et démolition-reconstruction en hauteur). Il serait plausible de penser que la perception envers les autres quartiers soit davantage axée sur les constats négatifs tandis que la perception sur son propre quartier est plutôt positive, ou du moins qu’elle occulte certains aspects négatifs. Il se pourrait donc que la sensibilité au déclin de son

propre quartier soit moins grande, voire qu’il existe une négation des problèmes qui fragilisent son propre milieu de vie. Dans cette optique, la perspective de voir des initiatives d’actualisation dans le quartier pourra peut-être apparaître inutile, voire nuisible pour l’individu qui considère son milieu de vie stable ou en essor. À l’opposé, certaines visions plus drastiques sont proposées par des participant(e)s lorsqu’il est question des autres quartiers. Un résident du Centre-Sud de Pont-Viau affirme par rapport au boulevard des Laurentides : « Moi, je raserais toute [sic], moi je commencerais au pont pis je raserais quasiment toute » (Gerry [citoy.] 23 février 2016) tandis qu’une résidente au nord-ouest de Pont-Viau, à proximité dudit boulevard, affirme : « Moi, je démolirais tous les appartements décrépis sur [une rue voisine] que le propriétaire s’en occupe pas, pis que c’est délabré. Je construirais des coops ou des HLM pour les gens qui en ont besoin » (Fanny [citoyenne] 23 février 2016). Le décalage est donc dans la perception, mais aussi dans le degré d’acceptabilité des changements qui pourraient s’opérer dans les différents quartiers. Ces changements, qu’ils soient liés à la densification, à la diversification ou à l’adaptation du territoire, soulèvent différents degrés de passion chez les participant(e)s. Étant donné la vision positive qu’entretiennent les personnes participantes envers leur quartier, il est pertinent de se pencher sur le rapport qu’elles entretiennent avec ces types de changements qui visent à actualiser le territoire pour répondre aux besoins actuels et futurs des différentes populations.