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La culture phénicienne occidentale durant la période romaine, entre ruptures et continuités

AMPHORES TARDO-PUNIQUES

II.1.3. Problématiques terminologiques autour du mobilier tardo-punique

II.1.3.3. La culture phénicienne occidentale durant la période romaine, entre ruptures et continuités

On ne peut nier l’existence d’une forme de continuité de la culture phénicienne occidentale durant l’époque romaine. Observable dans divers répertoires matériels (Bendala Galán, 2002 ; Bendala Galán, 2001), cette continuité est évidente dans l’émergence de certaines formes amphoriques, entre l’époque tardo-républicaine et le Haut-Empire. Mais les problématiques liées à leur désignation et définition restaient toujours difficiles à appréhender. Le constat partagé quant aux incohérences de l’adjectif néo-punique dans la caractérisation de ces phénomènes a amené à la formation d’autres terminologies. Citons tout d’abord la désignation de phase « punico-romaine ». Cette expression a parfois été utilisée dans la bibliographie française pour désigner des contextes compris entre la fin du 3ème et la fin du 1er siècle avant J.-C. On retrouve ce terme dans une première publication de J. Alexandropoulos et J. Gran-Aymerich (1987, p. 526). La difficile attribution des niveaux associés à cette période (ni Romains, ni Puniques mais un peu des deux) est présentée comme une justification de

Production, diffusion et consommation des amphores tardo-puniques en Méditerranée Occidentale

77 cette appellation. On pourrait considérer de tels contextes comme des environnements archéologiques « mixtes » (Denti, 2016, p. 15-17), le Cercle du Détroit de l’époque tardo-républicaine pouvant être défini comme un espace marqué par la coexistence de comportements et de savoir-faire auparavant différenciés.

La forte présence d’un mobilier phénicien occidental, dans des niveaux chronologiquement romains, a amené ces deux auteurs à tenter de trouver des désignations plus adaptées. La notion de phase punico-romaine est relativement simple et les relations chrono-culturels sont évidentes. Elle pourrait s’avérer congruente pour la caractérisation de certains phénomènes. Mais en l’état, l’emploi de cette terminologie nous placerait à l’écart des thématiques de recherche actuelles concernant le Cercle du Détroit. Il importe de souligner qu’elle pourrait s’avérer la plus adaptée, si l’on pouvait parvenir à définir avec davantage de précision les phénomènes qui ont marqué les populations phéniciennes occidentales durant les périodes romaines. Un tel résultat est encore prématuré pour l’instant, mais il ouvre des perspectives de recherches qui pourraient s’avérer très intéressantes à l’avenir.

C’est en partant du constat de l’incompatibilité de l’adjectif néo-punique que A. Campus a publié une monographie sur les populations phéniciennes occidentales durant la période romaine (Campus, 2012, p. 1). Comme le remarque cet auteur : « […] on arrive à la conclusion qu’il soit réducteur de parler de culture néo-punique, notion qui ne rend pas justice à l’interaction complexe des divers éléments qui furent les protagonistes de cette phase » (Campus, 2012, p. 407). Ce chercheur revient avec intérêt sur les nombreuses dimensions qui furent modifiées suite à l’incorporation des populations et territoires carthaginois par Rome. Que ce soit dans le fonctionnement institutionnel ou dans un apport de populations étrangères, la domination romaine a nécessairement engendré une transformation des environnements dans lesquels ces populations évoluaient. Afin de pouvoir mieux appréhender ces changements, A. Campus propose d’isoler le moment de leur déroulement via l’élaboration d’une terminologie à valeur de paradigme : le post-punique.

Nous partageons l’essentiel des observations exposées par A. Campus dans cette publication. Néanmoins, on pourrait émettre certaines réserves quant à la valeur historique du concept proposé. Considérons toute d’abord le cadre chronologique présenté pour cette phase « post-punique ». Cette dernière est envisagée avec une chronologie comprise entre le 2ème siècle avant J.-C. et le 4ème siècle de notre ère. Une telle périodisation pour ce phénomène de continuité n’est pas nécessairement en adéquation avec les données archéologiques de certaines communautés phéniciennes occidentales, notamment en Ibérie.

Du point de vu de l’analyse matérielle, ce cadre temporel semble trop large pour définir le mobilier amphorique romain à caractère punicisant, tel celui qui fut produit dans le secteur du détroit de

78 Gibraltar durant la période romaine59. La cité de Gadir, par exemple, voit la disparition complète d’éléments phéniciens occidentaux dès le 1er après J.-C. Mais l’un des principaux problèmes dans la définition de cette notion de post-punique pourrait provenir des sources empiriques envisagées. La constitution de ce concept repose essentiellement sur les données épigraphiques et textuelles. L’auteur en vient donc à produire une conception d’ordre chrono-culturel, à partir d’un échantillon restreint de la production matérielle des anciennes populations proches de Carthage. Nous considérons comme plus pertinent d’envisager une pluralité des sources empiriques, pour tenter de mieux définir un phénomène historique d’une telle ampleur.

En outre, la notion de post-punique traduit une définition générale, sans limitations chrono-culturelles. La culture phénicienne occidentale a eu une vaste influence sur les populations nord-africaines (Lassère, 2015, p. 30-62). Certains traits et pratiques introduits par cette culture ont persisté pendant plusieurs siècles. On en retrouve divers témoignages durant le Bas-Empire, comme l’a indiqué A. Campus. Mais cette influence s’est également poursuivie après la chute de l’Empire d’Occident. Dans ces conditions, l’absence de limitations chrono-culturelles à la désignation de post-punique amènerait à l’appliquer également aux situations postérieures à l’Antiquité romaine.

C’est le signalement d’une continuité d’éléments phéniciens occidentaux durant la période romaine qui nous intéresse. Ce phénomène de continuité a eu une longue postérité, corrélée au maintien des descendants de ces populations dans le secteur. Leur devenir et leur intégration dans le monde romain implique de nombreuses interrogations. Néanmoins, les marqueurs matériels de cette continuité disparaissent progressivement au cours du Haut-Empire. Le cadre chrono-culturel d’une caractérisation en post-punique semble donc ne pas répondre complètement aux problématiques de notre objet d’étude.

Il pourrait être opportun d’établir une identification précise et bien définie des phénomènes socio-culturels qui ont marqué les populations phéniciennes occidentales, tant carthaginoises que du Cercle du Détroit. Mais cette désignation devrait se fonder sur l’étude conjointe de plusieurs sources d’informations, qu’il s’agisse de données relatives à l’épigraphie, mais qui concerneraient également la technique, l’iconographie, les modes de consommation ou encore les institutions. L’ensemble de ces aspects, et bien d’autres encore, devraient être envisagés conjointement afin d’établir une inférence historique sur une persistance culturelle ou ses évolutions60. C’est donc un bien vaste travail, qui nécessiterait la réalisation d’une discussion collective entre les divers acteurs de la recherche sur ces thématiques. Elle dépasse, en tout cas, le cadre de l’identification d’un mobilier amphorique spécifique qui nous concerne ici.

59 Plus généralement, on pourrait également considérer que ce cadre chronologique soit trop large pour analyser les variations typo-morphologiques des amphores romaines à caractère punicisant. Comme pour d’autres terminologies, la notion de post-punique semble trop vague et présente des risques important de confusion.

60 Un point de vu similaire est défendu par P. Van Dommelen dans ces travaux sur « l’hybridation » culturel du monde punique justement (Van Dommelen 2005 ; Van Dommelen 2006, pp. 135-139).

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79 II.1.3.4. L’adjectif tardo-punique, origine et particularités.

Le terme de « tardo-punique » n’est pas le dernier à avoir été élaboré pour la caractérisation d’un mobilier à caractère punicisant, mais d’époque romaine. Cet adjectif partage le même cadre chronologique que les notions présentées auparavant. Cependant, un point important concerne l’utilisation précoce de cette terminologie dans la désignation de certaines formes amphoriques (Lusuardi Siena, 1977). Tout comme la notion de néo-punique, celle de tardo-punique est à rapprocher de conceptions propres à la linguistique et à l’épigraphie. Mais, à l’inverse du néo-punique, le tardo-punique serait véritablement un langage et non uniquement un système graphique (Zamora López, 2012, p. 127)61. On pourrait parler d’une langue tardo-punique en tant qu’évolution de l’idiome punique suite à la conquête romaine. Cette terminologie est une convention et l’idiome concerné est également dénommé « punique tardif » ou « punique vulgaire ». Mais s’agissant d’une véritable langue, on doit souligner que l’on peut observer des inscriptions, en langage punique ou tardo-punique, écrites en graphie néo-punique. Cette remarque permet de prendre toute la mesure de la complexité terminologique qui entoure la continuité de la culture phénicienne occidentale durant les périodes romaines. Mais elle démontre également l’éventuel intérêt d’une désignation en tardo-punique. Ce langage répond à des critères linguistiques spécifiques62.

Depuis son apparition, la notion de tardo-punique a pris une valeur chrono-culturelle significative, notamment dans la bibliographie italienne. La terminologie tardo puniche et ses variantes sont utilisées régulièrement, principalement pour l’étude archéologique de la Sardaigne et de la Sicile (D’Andrea, 2014, p. 23-24 ; D’Andrea et Giardino, 2013, p. 1-3). Citons, par exemple, les travaux de M. Botto et de son équipe sur le territoire de la cité antique de Nora (Botto, Finocchi, Melis et Rendeli, 2003, p. 177-181) ou encore les études d’A. Stiglitz sur les contextes funéraires sardes (Stiglitz, 2005, p. 725-726 ; Ledda, 2009, p. 12-14). En Espagne, ce sens chrono-culturel est également présent. À titre d’exemple, on pourrait citer les travaux d’A. Sáez Romero sur les contextes productifs gaditains (Sáez Romero, 2004), ou ceux de J. A. Martín Ruiz et d’A. Pérez-Malumbres sur les contextes funéraires de Malaga (Martín Ruiz et Pérez-Malumbres Landa, 1999). Dans le cas de ces contributions, on note que le terme concerne autant des niveaux préromains que romains. Ces deux usages amènent à en apprécier deux valeurs chronologiques. La première concerne la désignation des contextes de la fin de

61 La langue tardo-punique a par contre été isolée plus récemment que l’écriture néo-punique. L’existence de cette langue punique tardive fut proposée par J. Friedrich au milieu du 20ème siècle (Friedrich, 1953).

62 Peu de spécialistes ont publié sur la question et il n’existe pas réellement d’ouvrages dédiés au langage tardo-punique. Cependant, les caractéristiques de la langue ont été précisées dans diverses notices, notamment par rapport à sa construction phonétique spécifique (Amadassi Guzzo, 2005 ; Zamora López, 2010a). La langue tardo-punique correspond à de nouvelles prononciations et à l’apparition de nouveaux vocables. Elle possède des structures syntaxiques distinctes de celles du punique (Brugnatelli, 1982, p. 24-26). Certaines de ces structures semblent être d’inspiration latine, la langue tardo-punique pouvant définie, très schématiquement, comme un mélange des structures langagières latines et puniques.

80 la période punique, faisant suite au développement du contrôle carthaginois dans le Cercle du Détroit. La seconde pour déterminer des contextes encore caractérisés par une influence phénicienne occidentale durant la période romaine.

Cette terminologie de tardo-punique s’avère valide dans la désignation des amphores qui nous occupe. Mais elle pose objectivement question. Le terme introduit ainsi la conception d’un matériel punique tardif. Ce n’est à proprement parler ce que l’on devrait envisager pour notre objet d’étude, les conteneurs étudiés dans le cadre de notre recherche de doctorat étant apparus durant la période romaine. En l’absence d’une définition précise, on pourrait déjà reprendre les diverses occurrences du terme pour en examiner la sémiologie.

Si l’adjectif néo-punique est encore employé pour les amphores punicisantes de Tunisie, de Lybie et d’Italie, la notion de tardo-punique l’a remplacé dès la fin des années 1980 pour le cas des productions hispaniques63. Cette préférence n’est pas généralisée et on peut encore observer des occurrences du qualificatif néo-punique. Chronologiquement, l’adjectif tardo-punique semble être plus particulièrement attaché à des types amphoriques dont la fabrication commence ou se poursuit durant la période romaine. Les conteneurs ainsi désignés correspondent à des formes dont la production débute vers le 4ème siècle avant J.-C., mais également à des morphologies appartenant exclusivement à la période romaine, comme le type T-7.4.3.3 (Sáez Romero, 2008a ; Ramón Torres, 2008). Il faudrait signaler que le terme est ponctuellement appliqué pour des productions de l’île d’Ibiza durant l’époque tardo-républicaine (Ramón Torres, 2008, p.86)64. Enfin, il faut signaler que cette expressions est utilisée pour des productions romaines provenant de Tunisie et de Lybie, en association avec une identification des conteneurs comme étant de tradition punique (Franceschi, 2009, p. 740).

Un examen de l’utilisation du terme tardo-punique démontre l’existence de plusieurs ambiguïtés récurrentes. Tout d’abord, on note que le terme est employé dans un cadre chronologique délimitant strictement une période punique avant 146 av. J.-C. et une période romaine après cette date (D’Andrea, 2014, p. 23). Cette division induit des confusions puisqu’elle occulte toute l’histoire des Phéniciens de Sicile et du Cercle du Détroit, lesquels sont devenus romains avant cette date. De plus, cette division induit une limitation de l’histoire phénicienne occidentale à la seule Carthage.

Dans le cas des amphores, cette terminologie désigne autant un mobilier punique qui continue à être fabriqué durant la période romaine que des formes chronologiquement romaines à caractère punique. Cette ambiguïté s’observe également dans l’interprétation historique de divers contextes archéologiques, avec une utilisation plurielle pour des ensembles archéologiques puniques tardifs et pour les premiers niveaux de la période romaine. Comme pour les autres notions étudiées, l’absence

63 Notons avec intérêt que Joan Ramón Torres n’utilise pas l’adjectif tardo-punique dans ses remarques concernant la circulation des amphores africaines à caractère punique de l’époque romaine (Ramón Torres, 2008).

64 Cependant, dans le cas d’Ibiza, Ramón Torres lui-même remarque la difficulté à désigner ces conteneurs de par la situation politique obscure de l’île durant l’époque tardo-républicaine (Ramón Torres, 2008, p. 81-84).

Production, diffusion et consommation des amphores tardo-puniques en Méditerranée Occidentale

81 d’une définition précise, permettant de délimiter avec précision un cadre et des conditions d’étude, pourrait être la principale source de ces multiples confusions. La possibilité de définir précisément les phénomènes historiques à considérer, une précision qui aboutirait nécessairement à une différenciation terminologique, serait alors à envisager.

II.1.4. Une définition du mobilier tardo-punique pour l’analyse d’une continuité de la