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AMPHORES TARDO-PUNIQUES

II.1.3. Problématiques terminologiques autour du mobilier tardo-punique

II.1.3.1. Les confusions de l’expression « amphore de tradition punique »

La discussion historiographique antérieure a permis d’observer l’utilisation régulière du vocable « amphore de tradition punique » pour certains artefacts considérés ici comme tardo-puniques. Une telle identification est relativement ancienne mais elle continue à être utilisée de nos jours (Rizzo, 2014). On retrouve régulièrement cette expression dans la désignation du mobilier amphorique de Tunisie fabriqué durant la période romaine, entre l’époque tardo-républicaine et le Bas-Empire (Bonifay, 2004 ; Van der Werff, 1978). Cette expression en est venue à définir chronologiquement et morphologiquement un ensemble d’amphores partageant un même cadre chronologique. Mais cette détermination s’effectue généralement de manière vague et sans définition conceptuelle, en dehors de la première formulation de Fernand Benoit. Pourtant, à l’origine, cette terminologie a été proposée par ce chercheur afin de considérer une variante d’amphore spécifique. Benoit indique ainsi que :

« La plus courante sur le littoral est le type C, abondant à Carthage, dans le Levant ibérique et sur le littoral du midi de la Gaule. Il doit être différencié en deux groupes, dont le second révèle une influence romaine par l’adjonction d’un col court terminé par une embouchure envasée et d’un pied massif ou manche de préhension [...]. Son type obéit incontestablement à une tradition punique par l’emplacement des anses et la forme générale ». (Benoit, 1961, p. 327).

Il faut insister sur le fait que F. Benoit considérait une seule forme comme étant de tradition punique dans cette contribution. En l’absence de représentations graphiques, et du fait des

72 approfondissements typologiques ultérieures, il est aujourd’hui difficile de savoir quel type était précisément envisagé. La description réalisée et les thématiques abordées invitent à penser qu’il s’agissait de conteneurs de la S-7.0.0.0 de Ramón Torres. Mais il existe d’importantes divergences au sein même de cette série d’amphores, et il est difficile de distinguer laquelle était considérée. Par ailleurs, Fernand Benoit insiste sur l’origine hispanique du mobilier commenté : « on doit leur donner une provenance hispano-punique, mais non italique, et les dater du début de l’occupation de l’Espagne par Scipion » (Ibid., p. 327). Les usages actuels de cette expression – usages qui se rapportent pourtant régulièrement à ce premier commentaire de Benoit – s’avèrent donc bien éloignés des véritables spécifications de ce chercheur.

Il est évident que l’on a donné un caractère normatif à une expression qui tenait davantage d’une spécification quant au caractère punicisant, que d’une véritable définition typologique. L’usage actuel de cette expression tient plutôt de la convention, alors qu’il représentait une manière d’appréhender un mobilier à cette époque non défini. Cependant, les caractères utilisés dans cette détermination s’avèrent très généraux et entrainent davantage de confusions que d’éclaircissements aujourd’hui. Si l’on prend l’aspect cylindrique de la panse comme un marqueur significatif, on observe que ce caractère est présent pour des productions amphoriques jusqu’à l’antiquité tardive. Il semble peu pertinent de définir cet unique trait morphologique comme un trait punique. Chronologiquement, retenir la chute de Carthage comme le terminus ante quem pour ces conteneurs de « tradition punique » revient à considérer les emballages similaires d’Ibérie et de Sicile, produits durant le 3ème et le 2ème siècle avant J.-C., comme des amphores puniques. Ces espaces étaient pourtant politiquement romains à cette période. Que faire également des formes originales – au caractère punique bien marqué puisqu’il s’agit d’imitations de formes carthaginoises – qui apparaissent dans le Cercle du Détroit au début de l’époque romaine ? Les définir comme des amphores romaines de tradition punique occulte la connexion typologique de ce mobilier avec des productions de Tunisie.

L’expression « amphore de tradition punique » est souvent utilisée comme une définition, ce qu’elle n’était pas réellement. Si on lui donne cette valeur, les diverses utilisations ultérieures s’avèrent complètement en dissonance avec les commentaires de F. Benoit. Dans le cas des conteneurs hispaniques d’époque romaine, cette expression n’est plus d’actualité et désigne un matériel qui a depuis été largement étudié et analysé. Il semble plus cohérent de considérer les réflexions de F. Benoit comme des indications conventionnelles, non formatives. Ces indications ont vraisemblablement comblé un vide qui avait été laissé béant par l’archéologie et l’Histoire à l’époque. Mais ce « vide » ne l’est plus réellement, puisqu’il a depuis bénéficié de nombreux approfondissements historiques et des améliorations de la documentation archéologique. Les commentaires de F. Benoit semblent aujourd’hui soit inadaptés, soit trop ambigus, pour pouvoir être utilisés dans une analyse scientifique concernant spécifiquement les conteneurs que l’on va étudier.

Production, diffusion et consommation des amphores tardo-puniques en Méditerranée Occidentale

73 II.1.3.2. L’adjectif néo-punique, origines et usages d’une terminologie ambiguë.

L’adjectif « néo-punique » est actuellement couramment employé pour désigner certaines des amphores que l’on va étudier ici. Ce terme a connu une très large diffusion mais il n’a pas été constitué pour l’archéologie au départ. La terminologie avait initialement été établie en linguistique et en épigraphie (Amadassi Guzzo, 2006). Il s’agissait de définir une écriture marquée par un système cursif, par une simplification des formes syntaxiques et par une phonétique distincte de son antécédente punique. L’allemand Paul Schröder avait proposé ce terme dans un ouvrage publié en 1869 (Bendala Galán, 2012, p. 16-17). Dans sa première définition, cette appellation désignait une forme particulière de l’écriture punique, une nouvelle graphie. Mais les considérations initiales sur cette graphie n’étaient pas réellement associées à des réflexions historiques. Cette terminologie avait été établie en association avec les sources textuelles antiques, lesquelles indiquaient l’usage du langage punique en Afrique jusqu’à la fin de l’antiquité. Citons une remarque d’Augustin d’Hippone, sur la nécessité de parler le punique dans la communication avec les populations des campagnes du nord de l’Afrique (Lepelley, 2005)56.

Puisque les traces de cette écriture étaient au départ uniquement identifiées pour la période romaine, l’histoire et l’archéologie se sont emparées du terme pour désigner des contextes romains marqués par des éléments puniques. Il faut souligner que cette inférence chronologique reposait essentiellement sur l’état du corpus matériel alors disponible. Les données obtenues ces dernières décennies ont montré un usage antérieur de cette écriture et ont amené à une évolution de la définition épigraphique. Comme J. A. Zamora López l’a indiqué (Zamora López, 2012, p. 113-117), l’usage du terme néo-punique en épigraphie répond à des caractéristiques techniques indépendantes du cadre chronologique. De par ses spécificités, l’étude de cette écriture relève d’un champ disciplinaire à part entière, distinct de celui et du langage punique. L’écriture néo-punique est aujourd’hui définie par des critères techniques et un système graphique, objectivement distinguables de l’écriture punique, et non limitée chronologiquement. Les traces épigraphiques en néo-punique relèvent donc autant de la période carthaginoise que de la période romaine (Zamora López, 2012, p. 128-132).

Dès les premiers temps de l’utilisation du terme par l’archéologie, notre discipline lui a donné une valeur chronologique auparavant inédite, laquelle n’était plus connectée avec les conceptions épigraphiques de la notion. On peut signaler que cet adjectif avait été employé très tôt dans ce sens pour désigner des amphores romaines à caractère phénicien occidental (Gauckler, 1902). Mais cet usage était encore marginal. Le réel développement de la notion en archéologie a surtout été associé à l’identification de contextes funéraires. De par l’existence de nombreuses stèles et marques

56 Cette référence pose certaines difficultés d’interprétation car il est difficile d’accepter que le langage punique ait perduré, sans transformations majeures, jusqu’au 5ème siècle après J.-C. La lecture d’un renvoie au langage punique a d’ailleurs été critiqué par de nombreux chercheurs dans les années 1950 (Fernández Ardanaz, 1994)

74 épigraphiques en néo-puniques, appartenant chronologiquement à la période romaine, le mot en est venu à désigner un type d’artefact. J. Baradez a largement contribué à une telle utilisation de cette terminologie. On peut observer des mentions régulières quant au caractère néo-punique de certaines tombes de la nécropole de Tipasa dans les travaux de cet ancien colonel de l’armée française (Baradez, 1959 ; Baradez, 1969). Ce dernier cherchait à caractériser la continuité de certaines formes et traditions puniques dans des sépultures appartenant clairement à l’époque romaine.

Cette association entre le terme de néo-punique et les caractéristiques d’un ensemble funéraire se diffusa rapidement. M. Bendala Galán s’inspira directement des travaux de Baradez pour qualifier la nécropole de Carmona de « néo-punique » (Bendala Galán, 1976, p. 123). À partir de années 1960, on peut observer une utilisation récurrente de l’adjectif « néo-punique » dans la désignation de stèles funéraires, en provenance de sites tunisiens et algériens principalement (Bisi, 1968 ; Février, 1965). Puis, à partir de la fin des années 1970, cet adjectif fut employé plus largement pour désigner une « période » postérieure à l’annexion romaine (Moscati, 1976). La caractérisation du mobilier amphorique par cette terminologie se généralisa rapidement durant les années 1970. Le terme en vint à déterminer spécifiquement certaines morphologies, alors même qu’aucune typologie en ce sens n’avait jamais été établie.

Cette appellation est encore aujourd’hui utilisée pour définir certains assemblages amphoriques, notamment lorsqu’il s’agit de produits provenant de l’Afrique romaine (McCann, 2001 ; Molina Vidal, 2007, p. 208). Dans ce cas, il faudrait surtout prendre en compte les dimensions géographiques et chronologiques qui lui ont été accordées dans la désignation des productions romaines de Tunisie à caractère phénicien occidental. L’archéologie ne disposant pas d’autres terminologies pour ces conteneurs, il s’agissait d’une détermination par défaut qui permettait de les distinguer facilement des amphores d’Ibérie et du détroit de Gibraltar. Le terme de néo-punique a ensuite pris un sens chrono-culturel, servant à désigner une phase mal délimitée par l’histoire et l’archéologie de continuité socio-culturelle. L’expression est toujours employée en épigraphie pour la caractérisation d’un style graphique punique, mais il s’agit d’une désignation non chronologique pour les épigraphistes (Briquel Chatonnet, 2013). Mais son emploi commence à poser des questions épistémologiques lorsqu’on lui accorde une valeur chrono-culturel, alors même qu’il n’en existe toujours pas de définition (Thébert, 1992, p. 1648)57.

Les différentes valeurs de l’expression néo-punique sont à mettre en relation avec des interprétations historiques distinctes. Certaines de ces lectures ont été largement influencées par les phénomènes de décolonisation et par les bouleversements politiques des années 1970-1980. Dans

57 On pourrait s’interroger sur ce recours régulier à la notion de « période néo-punique ». Il semblerait bien que le terme soit utilisé pour désigner facilement un moment complexe, celui du passage de la domination carthaginoise à la domination romaine, que l’histoire et l’archéologie n’ont peut-être pas suffisamment étudié et qui s’avère particulièrement difficile à appréhender.

Production, diffusion et consommation des amphores tardo-puniques en Méditerranée Occidentale

75 l’interprétation des phénomènes historiques de l’Afrique romaine, l’adjectif néo-punique a parfois été employé pour désigner une opposition des populations. L’interprétation de M. Bénabou, concernant une résistance des populations d’Afrique à la culture romaine, a représenté une vision partiellement connotée des phénomènes historiques du Maghreb (Bénabou, 1976). Bien que ces travaux aient savamment mis en lumière les biais colonialistes de l’analyse en histoire romaine, ils étaient également marqués par une lecture strictement contre-colonialiste des faits. Comme si les individus du passé étaient condamnés à rejouer les conflits ravageurs qui ont opposé certains pays européens et africains, entre le 19ème et le 20ème siècle.

Mais la caractérisation en néo-punique se retrouve aujourd’hui plus couramment associée à l’identification d’une continuité d’un mode de vie et des éléments « puniques » après la conquête romaine. Cette thématique d’une persistance de la culture phénicienne occidentale a influé sur la constitution de nouveaux champs de recherche en Espagne (Mora Serrano et Cruz Andreotti, 2012). Elle a été présentée comme un élément « structurel » dans le cas des transformations urbaines, en lien avec l’inertie de cette dimension indépendamment des transformations politiques. M. Bendala Galán revient sur un tel usage de l’adjectif néo-punique pour l’urbanisme antique :

« Les réflexions de Braudel étaient une invitation à contempler les phénomènes néo-puniques de l’époque romaine, du point de vue des villes, non pas comme une résistance ou une contrainte dans une époque qui n’était plus supposément la leur, celle d’une nouvelle conjoncture déterminée par la conquête romaine et l’apparition des conditions d’une incorporation à l’Empire, mais plutôt comme l’expression d’une réalité structurelle : qui tient de l’élément structurel, urbain dans ce cas, qui ne disparait pas avec la conquête, bien qu’il sera réformé lentement et en profondeur. » (Bendala Galán, 2012, p. 22).

Une tout autre valeur historique a également été donnée à l’adjectif néo-punique, celle d’un renouveau de la culture carthaginoise durant l’époque romaine58. Cette interprétation s’est beaucoup développée ces dernières années. L’étude de Zs. Várhelyi sur certains ensembles matériels du nord de l’Afrique, avec sa proposition d’une « culture néo-punique », a beaucoup influencé les conceptions récentes en la matière (Várhelyi, 1998). Dans cette publication, la culture néo-punique est identifiée dans l’association de traits carthaginois et romains au sein d’éléments matériels. Plus récemment encore, le terme en est venu à désigner une « civilisation » (Le Bohec, 2013). Dans cette même contribution, la civilisation néo-punique est identifiée comme ayant connu une existence parallèle à la culture romaine. L’auteur se fonde sur la large présence « d’attributs néo-puniques » dans divers répertoires, entre autres épigraphiques, pour définir l’existence de cette « civilisation ». On doit cependant indiquer que ces éléments néo-puniques ne sont pas exclusifs à la période romaine. C’est d’ailleurs le cas pour les

58 Une telle sémiologie du terme était déjà partiellement présente dans les travaux de Baradez lorsqu’il présente le « style néo-punique ».

76 l’emploi la graphie néo-punique. De plus, il semble difficile d’établir l’existence d’une civilisation entière à partir des données, certes extrêmement riches mais somme toute isolées, de l’agglomération antique de Mactar.

Comme on peut le constater, le terme de néo-punique a été, et continue à être, très largement employé. D’une première définition en linguistique, cette terminologie a connu de multiples réinterprétations en histoire et en archéologie. Cet adjectif a pris un sens chrono-culturel étendu qui n’a pas fait l’objet d’une véritable conceptualisation ou d’une définition. Ces évolutions engendrèrent des contradictions au fil des années. La plus flagrante concerne l’interprétation d’un renouveau de la culture punique durant la période romaine. Dans sa lecture la plus poussée, cette interprétation induit l’existence d’une nouvelle civilisation punique. Néanmoins, si la chute de Carthage n’a pas nécessairement marqué l’arrêt soudain des pratiques et de l’esthétique carthaginoises, il semble peu cohérent de définir une autre « civilisation » punique dans des espaces politiquement dirigés par Rome. Cette remarque ne nie pas l’importante disparité culturelle des territoires romains, tant durant l’époque tardo-républicaine que durant le Haut-Empire. Mais l’interprétation de l’existence de civilisations parallèles à la culture romaine semble induire des incohérences. En l’occurrence, les propositions évoquées traduisent des confusions entre des dynamiques socio-culturelles, localement hétérogènes, et une configuration plus générale, s’agissant de phénomènes qui ont des tendances à l’inertie, en fonction l’intensité des liens avec les centres. Bien que couramment employé, le terme de néo-punique entre en contradiction avec les données empiriques fournies par l’archéologie. L’épigraphie elle-même, pourtant à l’origine de la notion, a beaucoup restreint son champ d’application et a créé d’autres concepts probablement plus adaptés.

II.1.3.3. La culture phénicienne occidentale durant la période romaine, entre ruptures et