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La culture comme héritage et le rôle de la transmission

Dans le document Cyberespaces et médiatisation des cultures (Page 88-92)

Le site Innu Aitun (www.innuaitun.com) a été lancé en 2003. Il a été conçu et réalisé par une équipe de membres innus engagés dans la diffusion de la culture, ainsi que par des membres non-innus impliqués dans la connaissance des savoirs locaux et dans la diffusion de cette culture. Tous ces acteurs avaient des connaissances du monde de l’image ou de l’art (cinéma, télévision, médias et arts plastiques), ce que prouve la forme de la structure du site. Aujourd’hui encore, ce site est l’un des plus dynamiques de notre échantillon, contenant beaucoup d’images en mouvement et des paroles ayant pour mission de transmettre des

savoirs innus pour les Innus. Des capsules vidéo produites entre 1997 et 2005 (154 au total) accompagnent tous les discours écrits. Outre les vidéos, le site comprend une photothèque de 970 images (organisées en 16 albums) que les usagers peuvent compléter avec leurs propres photographies.

Le site est organisé en quatre volets : histoire du peuple innu, outils ancestraux, vie culturelle et événements. Sa page d’accueil présente les cinq sujets majeurs qui se juxtaposent dans le volet « Vie culturelle et outils ancestraux » : « De la parole à la lumière », « Sagesse des anciens », « La vie culturelle », « Histoire millénaire » et « Événements mémorables ». Selon les auteurs, le site n’a d’autres objectifs que d’aider les aînés du peuple innu à transmettre aux jeunes générations leurs savoir-faire, leur culture, leur histoire ; autrement dit, leur fierté. Cet ensemble de connaissances ne relève pas du domaine écrit, mais de connaissances orales récitées, imagées, transmises au long des millénaires d’occupation humaine dans la région que l’on appelle aujourd’hui la « Côte-Nord québécoise ».

En somme, il s’agit dans ce cas précis de la parole innue transmise par les Innus (voyez le texte en ligne, sur le site Innu Aitun, Histoire innue par les Innus), pour les Innus (sous la forme de vidéos). En effet, pour les Innus, il n’est question de donner la parole aux non-autochtones que pour légitimer l’ancestralité territoriale10. Ainsi, les images qui illustrent chacune des pages explorent des thèmes liés à la nature, aux aînés, à l’enfance et à la musique rituelle (plus précisément le tambour)11. Comme beaucoup d’autres sites web autochtones, ces pages révèlent un désir (né d’une forte demande extérieure) de se représenter comme les « Indiens » d’autrefois, ainsi que le besoin de maîtriser les codes de la vie moderne (autogestion économique, sociale et politique). Malgré le processus de sédentarisation vécu depuis cent ans et la diminution du gibier, malgré le remplacement d’une économie basée sur la chasse et le piégeage par le travail salarié, malgré les difficultés sociales liées à une politique gouvernementale d’assimilation, les Innus affirment sur Internet qu’il est possible de maintenir la « tradition »12. Les textes et les images renforcent systématiquement l’idée d’un peuple aux traditions ancrées dans l’ancestralité, concept utilisé plusieurs fois dans les discours textuels et imagés, même si ces traditions ne sont probablement plus suivies comme autrefois.

Aujourd'hui, à la demande de leurs aînés, les Innus font exception avec ce site web. Sans intermédiaire, passant directement de la tradition orale à l’ère du web (donc à la technologie permettant justement la continuité de cette tradition), ils entendent numériser l’innu aitun [note du comité de rédaction : le concept d’innu aitun est défini sur le site Innu Aitun comme l’ensemble des connaissances innues transmises par la tradition orale, source : www.innuaitun.com, consultée le 10 février 2010] au bénéfice de leurs héritiers afin que perdure la tradition, et au bénéfice des autres peuples afin que s’amenuise le fossé séparant les cultures. On assiste donc à la construction d’une auto-image fondée sur deux pôles principaux : sa présence dans la modernité et son caractère figé dans le temps. Or, la critique fréquemment adressée aux autochtones résidant hors du village peut tout aussi bien s’appliquer à certains sites web innus dans la surreprésentation d’un passé lointain et révolu13. Les auteurs transmettent davantage leurs désirs et moins leurs difficultés, leur fierté d’être autochtone et les limites rencontrées dans l’exercice de cette autochtonie. Entre l’expérience et le discours, le désir de la spécificité et celui de la modernité s’établit une distance14. Le site web en tant qu’outil pédagogique se transforme alors en instrument politique participant de la quête identitaire.

Cette image médiatique folklorisante, reprise dans les sites web innus, doit être comprise dans le mouvement des démarches d’affirmation culturelle qui fait plus la promotion d’un essentialisme que d’empreintes culturelles. À l’extrême, afin de mieux se démarquer et de faire ressortir leurs identités, certains groupes vont jusqu’à réinventer une image traditionnelle de leur société. Cette tendance essentialiste est présente dans les discours de plusieurs pages innues, ainsi que dans d’autres sites autochtones. On le retrouve également dans les discours des politiciens canadiens et de différents leaders autochtones qui y recourent afin de faire face à une politique fédérale et provinciale à la tendance assimilatrice (Gélinas 2007). Mais plutôt que d’interpréter ces phénomènes comme des pertes culturelles résultant de processus de mondialisation, ils peuvent être considérés comme des actions des peuples autochtones en tant que sujets politiques au sein d’un mouvement de transformations culturelles. Comme l’ajoute Pierre Beaucage (2009), une nouvelle génération d’intellectuels autochtones travaille désormais à perpétuer la différence culturelle que la mondialisation atténue progressivement. Car si les mouvements actuels de revendications produisent de l’autochtonie, ils ne fonctionnent pas en vase clos sur la seule base d’éléments traditionnels refonctionnalisés. Leurs discours, centrés sur les concepts d’autodétermination et de droits individuels et collectifs, ne peuvent être compris qu’en rapport avec le

discours de l’État et celui des organisations transnationales (à l’instar des ONG et des agences des Nations Unies, Beaucage 2009 : 224).

Bien différents des textes écrits et publiés par d’autres médias (presse ou télévision), qui sont structurés et pensés dans la perspective d’une lecture quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle, les textes présentés sur les sites web sont pensés pour être lus sans compromis du registre temporel, ce qui change considérablement la forme de leur transmission. Le texte d’un site web (différent d’un blogue) doit donc être conçu pour durer plus longtemps. La fabrication du sens repose dans ce cas sur une volonté de produire un signifié indépendant du contexte vécu par son lecteur. Par conséquent, les pages d’accueil et les textes qui introduisent et guident les thèmes explorés à l’intérieur de chaque site doivent s’inscrire dans une logique atemporelle. Il en résulte des textes qui, en général, utilisent un langage hyperbolique et stéréotypé. Comme nous l’avons déjà mentionné, les pages du site Innu Aitun ont été conçues pour la transmission innue, des Innus pour les Innus. Mais parmi les jeunes gens âgés de 15 à 25 ans avec qui j’ai eu l’occasion de discuter, peu connaissaient effectivement le site. Ce type de langage séduit d’ailleurs un tout autre public : des internautes non-autochtones désireux de rencontrer un Autre lointain, une figure inverse (Simard 2003).

Dans la majorité des sites web, exception faite des articles scientifiques, les textes sont signés collectivement et expriment toujours l’esprit du groupe du site. Cette préférence pour l’idée d’un auteur collectif est caractéristique des pages innues. En ce qui concerne les images, elles renforcent deux axes : la question du territoire (images de paysages, de la faune) et la question de la transmission des savoirs traditionnels (images de joueurs de tambours, d’aînés et d’enfants). Lorsqu’il s’agit de parler des croyances (qui expliquent les traditions), le discours textuel, en général, se déroule au passé. Néanmoins, si la tradition est considérée comme appartenant au passé, elle est décrite comme un objet de vénération et de respect. Elle fait partie d’une éthique spirituelle à acquérir vis-à-vis des ancêtres, même si la plupart de ces groupes autochtones comptent des membres catholiques. L’importance accordée aux aînés est proportionnellement aussi imposante que l’absence de problèmes intergénérationnels quotidiens. Si les plus âgés se plaignent ainsi des plus jeunes qui perdent leur intérêt pour les connaissances « traditionnelles », il existe parallèlement de nombreux programmes de revitalisation de la culture innue.

Une autre caractéristique de la forme des pages web innues consiste dans l’interaction entre les différents discours en jeu, autrement dit entre texte, son et image : cet ensemble discursif crée les représentations sociales. Dans le cas de la plupart des pages innues, les documents écrits et audiovisuels faisant référence à un passé révolu démontrent la volonté des auteurs de voir les générations futures se souvenir de valeurs faisant aujourd’hui office de principes éthiques. Les images audiovisuelles jouent un rôle très important dans ce processus visant à renforcer un espace identitaire propre au sein d’un vaste mouvement d’affirmation intégré à la scène mondiale. On assiste par cet intermédiaire virtuel, depuis les dernières années, à une renaissance de la vie culturelle innue par l’intermédiaire d’une création musicale en expansion (principalement masculine) et de l’augmentation des productions littéraires (principalement féminines) diffusées sur le web.

Mais dans le même temps, les Innus, et avec eux les groupes amérindiens minoritaires, revendiquent leur place dans un espace multiculturel. Consécutivement aux importantes inégalités existant entre les forces politiques hors ligne et en ligne, ils parviennent à renforcer leurs propres frontières. Par ailleurs, en fixant les images symboliques d’un passé révolu plutôt que d’un vécu présent, les pages transmettent des valeurs culturelles susceptibles de renforcer l’esprit d’appartenance à une tradition figée non-dynamique conforme à l’image qu’ils souhaitent donner d’eux-mêmes. De nombreux messages rédigés sur les sites doivent être lus dans cette tension insolvable.

Pour comprendre la façon dont les messages sont perçus par le public au sein de cette cyberculture, il devient nécessaire de s’intéresser à un phénomène explosant sur Internet : le besoin de « capital social »15, aussi nommé wuffie, très répandu parmi les internautes et continuellement alimenté par la naissance récente de centaines de réseaux sociaux virtuels.

Dans le document Cyberespaces et médiatisation des cultures (Page 88-92)