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CHAPITRE III : L’ADMINISTRATION ÉCLAIRÉE DES AUGUSTINES : DES

1. Croire sans voir : le destin inconditionnel des Augustines ?

Malgré les règles très strictes du couvent, notamment celle de la clôture perpétuelle, la réalité monastique permet-elle quelques exceptions ? Apparemment oui, car les Augustines peuvent se rendre sur le terrain à certaines occasions pour juger des décisions à prendre par elles-mêmes. Elles visitent parfois un fief dans lequel elles ont investi. Visitent-elles toutes les seigneuries à leur charge ? Il est malheureusement impossible de le savoir. Cependant, il semble que les Augustines de l’Hôtel-Dieu de Québec ne soient pas aussi limitées dans leurs actions qu’on pourrait le penser.

En théorie, selon les Constitutions de la communauté, les hospitalières ne peuvent sortir du cloître sauf dans des cas de force majeure. « Les causes légitimes de sortie sont, péril de mort, fondations nouvelles, changement de maison, et autres nécessitez très urgentes, conformément aux Constitutions Canoniques ; et ce avec l'Obédience du Prélat, ou du Supérieur, et de la Supérieure2. » Dans les faits, il arrive que pour quelques

exceptions de maladies, les religieuses puissent aller se reposer à la campagne, qu’elles

2 Constitutions de la Congregation des religieuses Hospitalieres de la Misericorde de Jesus. De l’Ordre de Sainct Augustin, Réimpression de l’Hôtel-Dieu de Québec (17 janvier 1910), MDCLXVI, p. 44.

puissent aller voir d’autres communautés religieuses ou bien s’occuper d’autres affaires comme celle de l’établissement d’un Hôtel-Dieu à Montréal3.

Le 5 juillet 1712, après avoir été reçues au nombre de douze par les Augustines de l’Hôpital-Général de Québec, les hospitalières de l’Hôtel-Dieu de Québec « voulû[rent] à [leur] tour les régaler chez [elles] quelque temps apres, et Monsieur Serré, qui avoit envie de contenter l’inclinaison qu’elles avoient d’y venir, leur donna, selon ses pouvoirs, la permission de sortir, et même les y accompagna4 ». Les Ursulines peuvent aussi sortir du

couvent avec la permission de leur supérieur. Le 24 novembre 1712, la Mère des Anges, en transfert du couvent de Trois-Rivières vers Québec où elle a été nommée supérieure, s’arrête avec son accompagnateur, le Doyen du chapitre et supérieur Monsieur Glandelet, à l’Hôtel-Dieu de Québec. Il permet aussi à trois autres religieuses du couvent des Ursulines de venir le même jour, puis à douze de plus le lendemain5.

Les religieuses peuvent aussi sortir du couvent en cas de maladie pour aller se faire soigner à l’Hôtel-Dieu de Québec ou y apprendre l’apothicairerie. La mère de Saint Joseph, Ursulines de Trois-Rivières, la mère Geneviève Juchereau Duchesnay de l’Hôpital-Général de Québec et la mère de Saint-Joseph de l’Hôtel-Dieu de Montréal obtiennent ce privilège6.

Outre quelques occasions de se réunir entre religieuses de diverses communautés, les Augustines se déplacent au moins en une occasion pour régler des conflits :

3 Mère Saint-Ignace et Mère Sainte-Hélène, Annales de l’Hôtel-Dieu, op cit., p. 103. 4 Ibid., p. 378.

5 Ibid., p. 378-379. 6 Ibid., p. 391-392.

Le printems de l’année 1712, nous [Augustines de l’Hôtel-Dieu de Québec] nous trouvâmes obligées d’aller voir nos terres de St Sauveur, pour terminer quelques differents dont il s’agissoit pour des chemins. Les Religieuses de l’Hopital Général nous inviterent de passer chez elles, et Monsieur Serré, un prêtre de Monseigneur, qui demeuroit la et qui les conduisoit, se fit un plaisir de nous y bien recevoir7.

Cette situation qui voit des religieuses sortir du cloître pour régler des conflits à propos des chemins est particulière et très intéressante. Elle l’est d’autant plus que les Ursulines de Québec, religieuses cloîtrées elles aussi, dans leur gestion de Sainte-Croix, semblent n’avoir jamais vu leur fief ni même rarement les censitaires8. Plus révélatrice

encore des possibilités de gestion seigneuriale des Augustines de l’Hôtel-Dieu de Québec, une visite dans leur seigneurie de l’Île-aux-Oies nous permet de comprendre qu’elles se sont d’abord fait conseiller pour acheter la seigneurie sans l’avoir vue, en 1713, mais que pour y investir davantage, elles obtiennent la permission de l’évêque de s’y rendre, du 8 au 16 juillet 1714 :

Nous allames a l’Ile aux Oyes avec la permission de Monseigneur l’Evêque, qui jugea qu’il étoit necessaire que nous vission par nous même si cette terre valloit la peine d’y continuer la dépence que nous y avions entrepris par le conseil de nos amis. Le 8e de juillet, fête de la

Dedicace, nous partîmes dans nôtre barque huit religieuses accompagnées de Mr Thiboult, nôtre confesseur. Nous arrivâmes a l’Ile aux Oyes le même jour, en une seule marée, d’un fort beau temps. Le premier coup d’oeüil que nous jettâmes de loin sur cette Ile nous surpris et nous affligea, car elle paroissoit si petite, que nous ne la voyïons que comme petit bouquet de bois. Nous ne dîmes pas alors tout ce que nous en pensions, mais nous crûmes que nous l’avions achettée trop cher, et que bien loin d’y devoir faire de la dépence, nous ne pourrions jamais en retirer le revenu de nôtre argent. Cependant, a mesure que nous en approchions elle grossisoit un peu a nos yeux, et enfin quand nous fûmes au debarquement nous découvrîmes des batures fort étenduës et de grandes prairies que la marée haute nous avoit cachées longtems. […]

Apres nous être un peu reposées, nous visitâmes les environs de la maison [on parle ici de l’ancien manoir des Dupuy], c’est-à-dire les granges, les étables, les fontaines, et le jardin. Nous vîmes revenir des champs un beau troupeau de vaches que nous avions déjà la; l’abondance des paturages fait qu’elles y sont toujours grasses et que leur lait est excellent et le beure qui en vient meilleur que partout ailleurs. […] On nous mena voir ensuite les terres labourables et les prairies dont nous eûmes bien de la peine a trouver le bout. Elles sont a perte de vuë, et le foin y est toujours si épais et si haut que c’est quelque chose d’inconcevable que la quantité qu’on en pourroit faire si on se donnoit la peine de le faucher par tout. Jusque la, le fermier en avoit seulement fait ce qui luy êtoit necessaire pour hyverner le nombre des bêtes dont il avoit soin; le reste pourissoit sans profiter a personne.

7 Ibid., p. 377-378.

Depuis ce tems la, nous permettons a plusieurs de nos amis d’en aller faire leur provision, quand nous avons la nôtre; les uns nous le payent, les autres nous en ont obligation, et nous sommes bien aise de leur faire plaisir; nous nous accomodons aussy avec les habitants des environs, et pour du foin qu’ils vont faire chez nous, ils nous fournissent des planches, des madriez, des pieux et des journées de travail selon leur metier; les uns raccomodent les charuës, les autres recouvrent les bâtiments, d’autres relevent les clôtures, chacun tâche de nous payer de cette façon; ainsy sans rien debourcer nos travaux de la se trouvent faits. […] Nous y vîmes encore des forets fort étenduës de tres beau bois propre pour la construction des vaisseaux, et quoy que Mr Dupuy en ait vendu pour des sommes considerables il en reste une infinité. […] Le gibier vient a cette Iles dans de certaines saisons avec tant d’abondance que l’on y va a la chasse de Quebec et que l’on en rapport des bateaux chargez. […] Nous reconnûmes des lors, et nous le voyons tous les jours, que nous ne pourrions en acheter une meilleure et que, sans cette acquisition, nous aurions aujourdhuy bien de la peine a vivre9.

Véritable surprise que d’entendre les récits de religieuses cloîtrées qui sortent du couvent pour constater le fruit de leurs investissements. Dommage toutefois que ces sorties des Augustines hors des murs du couvent ne concernent pas la seigneurie de Saint- Augustin. Les annales de l’Hôtel-Dieu de Québec n’allant malheureusement pas au-delà de 1716 et celles de l’Hôtel-Dieu du précieux sang de 1755-1774 n’en parlant point10, nous

n’avons pas d’informations concernant de possibles voyages des religieuses dans la seigneurie de Maur. Nous avons aussi consulté les correspondances des sœurs avec les évêques Saint-Vallier11, Dosquet12 et Pontbriand13, les mémoires14, les notes et mémoires15

et les correspondances des premières mères16, mais elles ne parlent pas de seigneuries, mais

des événements marquants de la colonie ou encore d’affaires courantes de la communauté comme les réunions, les élections, etc. À la lumière des informations transmises par la mère

9 Mère Saint-Ignace et Mère Sainte-Hélène, Annales de l’Hôtel-Dieu, op cit., p. 393-395.

10 AMA, Fonds de l’Hôtel-Dieu de Québec, F1A5,1 : 1sur2, Annales de l’Hôtel-Dieu du précieux sang de

1755-1774, 81 pages.

11 AMA, Fonds de l’Hôtel-Dieu de Québec, T. 3, C. 200, Correspondance Monseigneur de Saint-Vallier. 12 AMA, Fonds de l’Hôtel-Dieu de Québec, T. 3, C. 202, Correspondance Monseigneur Dosquet.

13 AMA, Fonds de l’Hôtel-Dieu de Québec, T. 3, C. 204-205, Monseigneur de Pontbriand, Correspondance. 14 AMA, Fonds de l’Hôtel-Dieu de Québec, T. 2, C. 90, Mémoires, État de la situation de l’Hôtel-Dieu, 1705-

1750.

15 AMA, Fonds de l’Hôtel-Dieu de Québec, T. 2, C. 92, Notes et mémoires 1751-1784.

16 AMA, Fonds de l’Hôtel-Dieu de Québec, T. 21, C. 10, 15, Correspondance de nos premières mères, Mère

de l’Enfant-Jésus, 1747-1753 et 1749-1755. et Ibid., T. 21, C. 5, Correspondance de nos premières mères, Mère de Sainte-Hélène et de l’Enfant-Jésus, Mère Marie-Jeanne de Sainte-Agnès, 1727-1772.

de Saint-Ignace et la mère de Sainte-Hélène, nous pensons qu’elles n’ont jamais eu l’occasion de visiter la seigneurie de Saint-Augustin de Maur17. De plus, en 1735, moment

le plus probable pour une telle visite, elles engagent un procureur, l’abbé Joseph-André- Mathurin Jacrau, curé de la paroisse de l’Ancienne-Lorette de 1727 à 1737, pour superviser la confection du plan comme en témoigne une lettre qu’il envoie à la mère supérieure le 14 avril 173518, ce qui appuie l’hypothèse qu’elles n’aient pas vu Saint-Augustin de leurs

yeux. Tout de même, la visite à l’île-aux-Oies permet de relativiser les limites du cloître. Les postes de mère supérieure, d’hospitalière et de dépositaire des pauvres comportent de nets avantages sur ceux des autres religieuses en termes de pouvoir. Les religieuses élues (pour tous les postes) ou nommées (pour celui de dépositaire des pauvres), s’occupent des affaires temporelles et spirituelles, ce qui les place parmi les femmes indispensables de la communauté auxquelles on doit un grand respect. Cependant, il ne faut pas idéaliser leurs possibilités. Colleen Gray met d’ailleurs en garde contre cette idéalisation du pouvoir des religieuses sous le Régime français, même pour le poste prestigieux de supérieure. L’exemple des religieuses de la Congrégation Notre-Dame de Montréal montre bien que ce pouvoir est mitigé, diffus, négocié et toujours soumis à des intermédiaires et supérieurs masculins pour les affaires économiques et spirituelles19.

Les Augustines sont, elles aussi, en plus d’être constamment sous le couvert de toute la communauté par les réunions hebdomadaires du Chapitre20, soumises entièrement

17 Le Monastère des Augustines dispose d’un kilomètre de documents, ce qui fait qu’il y a probablement des

sources pertinentes qui nous ont échappées n’ayant pas pu tout consulter.

18 AMA, Fonds de l’Hôtel-Dieu de Québec, papiers de la seigneurie de Saint-Augustin, F5D4,4/10 : 1, Lettre

de l’abbé Jacrau à la mère supérieure de l’Hôtel-Dieu de Québec, 14 avril 1735.

19 Colleen Gray, The Congrégation de Notre-Dame, Superiors, And the Paradox of Power, 1693-1796,

Montréal et Kingston, McGill et Queen’s University Press, 2007, p. 60-61, 141-142.

à leur supérieur masculin nommé l’Ordinaire21 et à l’évêque de Québec qui a tous les

pouvoirs en matière religieuse, dans le couvent et dans la colonie. Il nomme la dépositaire, le confesseur, il vérifie les comptes quand il le souhaite, il peut retirer aux religieuses la gestion du bien des pauvres en tout temps22, tout comme il peut séparer la communauté

pour la faire s’occuper d’une autre œuvre comme c’est le cas lors de la fondation de l’Hôpital-Général de Québec23. Enfin, les sorties des Augustines hors du cloître sont des

exceptions que n’accordent pas facilement le supérieur et l’évêque. Qui plus est, elles doivent être obligatoirement accompagnées d’un prêtre24. Étant donné qu’elles ne peuvent

pas sortir, les possibilités de gestion des Augustines sont donc limitées en comparaison des celles des autres seigneurs, notamment les seigneurs ecclésiastiques masculins qui peuvent nommer des procureurs parmi leurs propres membres. Les Jésuites, par exemple, nomment comme procureur le père François Vaillant pour administrer la seigneurie de La Prairie en 169425, et le Séminaire de Québec, le père Dalmas pour dresser un état des lieux de l’île

Jésus en 167426.