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3.1- La critique de l’urbanisme fonctionnaliste et le retour du paysage

Dans le document L'espace ouvert pour une nouvelle urbanité (Page 51-54)

Le changement vient tout d’abord du constat d’un échec. Une pensée critique se développe, surtout dans la deuxième moitié du siècle. Comme d’autres auteurs (Choay 1965, Blanc 1995), nous utilisons les références de Jane Jacob et Lewis Mumford car leur critique s’accompagne de positionnements quant au rôle et à la place de l’espace ouvert dans la ville contemporaine ; une ville qui ne cherche pas à se diluer dans la campagne et la nature mais qui affirme clairement son urbanité. Tous deux accusent l’urbanisme fonctionnaliste d’avoir vidé l’espace en creux de sa fonction sociale. « Nous avons appris que les espaces libres ont également un rôle social, trop souvent négligé au profit de leur seule fonction hygiénique » (Mumford 1960 dans Choay 1965, p. 360).

J. Jacobs milite pour une revitalisation de la ville, pour plus d’urbanité : il s’agit de favoriser la diversité et la rencontre de l’autre. Cela passe par l’affirmation de la ville comme lieu de vie. « Il est stupide de nier le fait que nous, Américains, sommes un peuple citadin, vivant dans une économie citadine : dans la mesure où nous le nions, nous nous exposons effectivement à sacrifier toute la campagne authentique qui entoure les métropoles » (Jacobs 1961 dans Choay 1965, p. 379)29. La rue est essentielle. Pour elle le panorama de l’espace ouvert est contraire à l’urbanité : les urbanistes partent « de cette idée a priori que les habitants des villes recherchent la vue du vide, l’ordre et le calme. Rien n’est moins vrai. Une rue vivante possède toujours à la fois des usagers et des observateurs » (p. 369), la disparition de la rue « est l’idée la plus funeste et la plus destructive de l’urbanisme orthodoxe » (p. 37). Toutefois, cette vitalité de l’espace public ne se décrète pas, elle ne peut être le seul produit d’une volonté d’aménagement. Ainsi, « Les parcs peuvent être et sont effectivement un grand attrait supplémentaire dans les quartiers que le public trouve déjà attrayants à cause d’une grande variété d’autres usages. En revanche, ils ne font que rendre plus déprimants les quartiers dépourvus de séduction : ils en accentuent l’ennui, l’insécurité et le vide » (p. 375). Contrairement à la rue ouverte aux yeux de tous, les parcs permettent le retrait, la cachette, ils sont donc propices aux pratiques transgressives, à la délinquance juvénile. En fait le parc qui a un sens est celui qui joue correctement sa fonction d’espace public. Les parcs urbains « servent à lier entre elles, par l’usage d’un agrément commun, diverses fonctions avoisinantes, et par là même, contribuent encore à la diversité de l’environnement » (p. 375). Le parc ainsi considéré n’est pas un élément de nature dans la ville mais plutôt un élément de la ville elle-même, il fait partie d’un tout. « Une cité ne se fait pas de pièces et de morceaux, comme un édifice à ossature métallique […]. La structure d’une ville se résout en un mélange de fonctions, et nous ne nous approchons jamais plus près de ses secrets structurels que lorsque nous nous occupons des conditions qui engendrent sa diversité » (p. 378).

Dans un article publié en 1960 traitant du Paysage naturel et paysage urbain (Landscape et

townscape), L. Mumford plaide non pas pour une cité-jardin, mais pour une « civilisation du

jardin ». L’espace ouvert indifférencié des banlieues de faible densité des villes américaines traduit « la désintégration sociale et civique que l’on trouve dans des villes comme Los Angeles » (Mumford 1960 dans Choay 1965, p. 361)30. En même temps ces banlieues sont le résultat d’une recherche constante d’espace et de vert, mais qui ne suffisent jamais aux citadins. Ceux-ci investissent les temps des week-ends des zones touristiques plus lointaines, bois, rivages lacustres ou marins, qui subissent un « envahissement qui leur retire leur valeur récréative : la voiture y transporte non pas les habitants d’une seule ville, mais les populations d’une région entière » (p. 362). Un mouvement de fuite permanent qui se réalise au détriment des espaces naturels et de la « pleine campagne ». L. Mumford propose alors de « commencer par reprendre possession du paysage et par le restructurer dans son ensemble » (p. 362). La « matrice verte » doit pousser plus loin l’idée de ceinture verte. Il ne s’agit pas d’un parc mais de l’espace aux usages ruraux de toute une région qui est destinée à l’accueil des citadins : « Ainsi pour les loisirs de weed-end, c’est l’ensemble du paysage régional qui joue le rôle de parc paysager » (p. 363). La publicisation de cet espace est rendue possible par une législation rigoureuse, un règlement de zoning et un abattement d’impôts appropriés. Il revient alors à l’architecte paysagiste de « structurer l’ensemble du paysage de façon à en intégrer tous les éléments dans un programme de loisirs » (p. 363). Son travail consistera « à concevoir des

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Jacobs J. (1961), The Death and Life of Great American Cities, New-York, Random House.

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pistes pour piétons, des terrains de pique-nique, à aménager, pour les piétons, les berges de rivières, les bords de mer et les clairières, de façon à permettre l’accès du public à l’intérieur de chaque partie du paysage rural, sans en perturber le fonctionnement et l’économie quotidiens. On doit imaginer des bandes continues de terrains publics, serpentant à travers l’ensemble du paysage et le rendant accessible à la fois aux riverains et aux touristes. » (p. 363).

Dans la proposition de Mumford, deux aspects apparaissent particulièrement importants au regard de l’espace ouvert. Le premier concerne la référence au paysage bien que l’expression « matrice verte » puisse rappeler la nature support de l’urbanisme fonctionnaliste. L’idée est de concevoir le paysage régional rural comme une terre d’accueil des citadins, mais aussi d’organiser leur venue : « on préserverait la valeur récréative, à condition que le système de routes et autoroutes et les services récréatifs soient conçus en vue de disperser la population des visiteurs transitoires » (p. 363). Ce paysage n’est pas réduit au panorama. Il est d’abord entretenu par des usages ruraux, une économie spécifique. Ensuite le travail des paysagistes est d’en révéler la diversité, les sites, les contours et de les rendre accessibles aux promeneurs. C’est donc à un paysage diversifié et pratiqué auquel fait référence Mumford.

Le deuxième aspect est l’explicite processus de publicisation de l’espace ouvert. Celui-ci correspond finalement à l’ensemble d’une région. Il intègre totalement le fonctionnement de la cité. Sa préservation et le maintien de son économie relèvent de l’intérêt général, il devient donc un bien commun. Son accessibilité n’est pas totale mais conditionnelle, résultat de compromis avec les intérêts privés. L’architecte paysagiste, un professionnel de la ville, est responsable d’en dessiner les contours. L’espace ouvert quitte les interstices de la ville pour s’étendre à la campagne. L’ouverture passe du panorama au territoire. Le changement d’échelle annonce la confusion entre la planification urbaine et la planification régionale. À quelle échelle doit-on penser l’organisation de cette grande ville ?

Très souvent pour les urbanistes, « la nature n’est qu’un cadre, un emplacement, une localisation et en aucun cas une force agissante du procès de reproduction urbaine, s’intégrant dans l’activité humaine de production et d’habiter » (Blanc 1995, p. 135). Le positionnement de J. Jacobs et de L. Mumford est d’intégrer l’espace ouvert à la vie sociale et à l’urbanité. Il devient partie prenante du tout, il doit participer à la diversité de la ville. Ils insistent sur l’importance de la fonction sociale qui devient incontournable dans une société où le temps de loisir est essentiel. Pour L. Mumford c’est également un retour du paysage et du rôle du paysagiste dans la composition de la ville. Mais là encore on voit bien que les termes sont différents de ceux du 19e siècle. L’art paysager doit s’adapter au « grand paysage » qui devient celui du territoire. « Le paysage n’est pas seulement un face à face avec la ville, un panorama quand on est en ville, une silhouette quand on la regarde, mais la réincorporation de la nature et du sol comme composants de la façon de faire la ville. […] Inventorier l’apport d’une localisation physique ici plutôt que là, s’en servir pour articuler les quartiers de la ville est tout autre chose que construire la ville dans la verdure. » (Thiberge 2002, p. 147). Le paysage confère à l’espace ouvert sa matérialité perdue. Le site oublié, sauf par quelques urbanistes dont Marcel Poète (1866-1950), redevient un point de référence. On voit se dessiner dans la proposition de Mumford les principes de l’urbanisme paysager convoqué pour corriger les erreurs de l’architecte et de l’urbaniste (Paquot 1999). Reverdir, sans doute, mais en y intégrant de la qualité, de la diversité, de la subjectivité, de la sensibilité. Mumford dépasse déjà la dimension de l’art paysager pour aborder la question de la gestion du paysage. Celle-ci oblige en effet à « chercher de nouvelles pratiques, associant puissance publique et initiatives privées

autour d’un projet, défini non pas par sa forme mais par ses processus » (Thiberge 2002). Nous avons là les bases du renouveau de la profession de paysagiste (cf. partie 2).

Renouer avec le paysage ne suscite pas une transformation fondamentale dans la manière d’aborder le rapport ville-nature. On assiste d’ailleurs à une sorte de résurgence des modèles culturalistes que l’on adopte au goût du jour. F.L. Olmsted et J.C.N. Forestier refont surface dans les trames vertes et les systèmes de parc. Le changement profond vient, à partir des années 1960 et 1970, de la montée en puissance des préoccupations environnementales qui touchent l’ensemble de la planète, et donc en premier lieu les espaces où se concentre la majorité de la population : les agglomérations urbaines. Ils conduisent à affirmer la place d’une nature physique et non plus seulement artistique, philosophique, idéelle, dans la ville.

Dans le document L'espace ouvert pour une nouvelle urbanité (Page 51-54)