• Aucun résultat trouvé

La critique adressée au système de service public : L’héritage d’un service public chargé d’une empreinte technico-marchande

A partir de ces mécanismes de délégation de service public, le paysage actuel se dessine peu à peu et l’on peut déjà établir une dichotomie dans les responsabilités qui incombent aux différents acteurs de la distribution d’eau potable. Le principe de libre administration des collectivités territoriales reconnue à valeur constitutionnelle permet une grande liberté de choix du mode de délégation comme nous avons pu le voir.

Ces systèmes de gestion à échelle locale obligent à un rapprochement des communes avec le secteur privé, ce qui vient définitivement inscrire le contexte actuel du système d’accès à l’eau dans une relation étroite entre le secteur public et celui du privé. Les exemples de délégation ne manquent pas depuis les contrats déjà établis au XIXe siècle comme celui de la Générale des Eaux ou encore la Lyonnaise des Eaux. Face au choix qui s’impose aux communes, il est donc question de confier la distribution de l’eau mais également, dans la grande majorité des cas, la maintenance du réseau ainsi que les investissements à réaliser en vue de son bon fonctionnement au long terme. Il s’agit bien là de l’ensemble de l’infrastructure nécessaire à l’adduction, la distribution ainsi que le traitement et l’assainissement de l’eau.

Comme le souligne Jean-François Lachaume, Professeur de droit à l’Université de Poitiers : « la collectivité territoriale doit prêter attention à plusieurs éléments : la nécessité de réaliser des investissements plus ou moins coûteux, la répartition des risques inhérents à la gestion du service, le degré d’implication que souhaite avoir la collectivité dans la gestion du service, la maîtrise du savoir-faire, la maitrise des coûts du service et du tarif ».22.

Autant de facteurs à prendre en compte dans la complexité que révèle la bonne conduite du service public et de l’infrastructure dont il dépend. Marie Tsanga-Tabi résume cet

22, J.F Lachaume, Droits des services publics, Paris, Lexis Nexis, 2012, p.231

26

ensemble par l’emploi du terme « réseau »23. Ce réseau, selon l’auteur est désormais le fruit de multiplies jeux d’investissements, notamment durant la période des trente glorieuses durant laquelle le subventionnement public battait son plein. Par des effets d’économies d’échelle, les services publics locaux ont alors pu fournir l’accès à l’eau à des prix historiquement bas via la réduction des coûts marginaux24. La conséquence d’une telle gestion résulte en un système performant pour la distribution d’eau potable et l’assainissement qui façonne alors une sorte de culture autour de la délégation de ce service envers lequel peu de collectivités doutent. Néanmoins, le fait d’externaliser un savoir-faire et a fortiori une expertise relative à un service, dont tout le monde dépend, permet l’installation d’une tradition de la délégation dans laquelle les communes semblent s’effacer au profit d’enjeux gérés par des

« professionnels ». Ce qui par ailleurs renvoi à une autre définition du réseau que propose Georges Ribeill : « Le réseau, ce système où interfèrent étroitement à double sens les hommes et les techniques dans un complexe spécialisé mais coordonné de tâches et de finalités, cela dans un parfait synchronisme ». Nous pouvons déduire de cette observation de l’auteur que ce système de fonctionnement du service prend peu à peu des aspects techniques, complexes, justifiés par la maitrise que les prestataires développent au fur et à mesures de leurs activités.

Il s’agit là de l’émergence de toute une nouvelle conception du service public de l’eau et de l’assainissement, qui va dès lors véritablement conditionner les modalités d’accès à l’eau par une logique économique semblable à celle de l’industrie. Comme d’autres services publics, l’électricité ou le téléphone par exemple, la prise en main du réseau au cours d’une période économique fleurissante a permis l’investissement et le déploiement d’infrastructures importantes. Cet essor a pour résultant la constitution d’un monopole naturel25 sur le réseau, de par le caractère essentiel, non stockable de l’eau et par les coûts élevés fixes qui s’imposent aux acteurs qui se le partagent. Le service public d’eau pouvait donc non seulement pourvoir à la fourniture mais anticiper les besoins d’un accès plus significatif par la rationalisation chiffrée des besoins c’est l’avènement de la « citadelle technique »26, d’un réseau capable de mesurer, réguler les besoins de manière précise et comptable. La desserte

23 M. Tsanga Tabi, Chapitre 7, L’irruption du social dans le mangement des réseaux d’eau : organisation de la solidarité et nouvelles frontières du service public d’eau. Dans : Gabriel Bouleau, éd., Des tuyaux et des hommes : Les réseaux d’eau en France, Versailles, Editions Quae , pp. 135-152, p. 136

24 Ibid, p. 135

25 V. Valero, Les écarts de prix de l’eau en France entre les secteurs privé et public, Revue économique, Vol 66, N. 6, 2015, pp. 1045-1066, p. 1050

26 M. Tsanga Tabi, Chapitre 7, L’irruption du social dans le mangement des réseaux d’eau : organisation de la solidarité et nouvelles frontières du service public d’eau. Dans : Gabriel Bouleau, éd., Des tuyaux et des hommes : Les réseaux d’eau en France Versailles, Editions Quae ,pp. 135-152 p.136

27

individualisée chez l’habitant permet dans les années 1970 un accès à l’eau pour la population française à hauteur de 98%27.

Les entreprises en charge du réseau et de la distribution ont donc permis une amélioration de l’efficacité de gestion, mais n’ont pas pour autant contribué à un maintien voire une diminution des prix. Comme nous venons de l’introduire, l’accès à l’eau et à l’assainissement va dépendre des offres de prestations que les gestionnaires privés de l’eau proposent et les prix qui les accompagnent reflètent également une image d’expertise allant en se renforçant au fil du temps. Le fait de confier le soin du bon fonctionnement de ces services à ces gestionnaires est une pratique inscrite dans le temps peu contestée, alors que moins d’

un tiers des français dépendait d’un prestataire privé en 1954, il a été estimé en 2003 que ce cela concernait 80% de la population28. Le comportement de ces entreprises sur le long terme semble révéler une insertion dans ce qui pourrait s’apparenter à un marché public de l’eau via le système des contrats administratifs de partenariats public/privé. Ce réseau, comme nous avons pu l’observer, est donc un espace public sur lequel concourent ces acteurs et comme tout monopole naturel, l’entrée sur le marché coûte cher. Ceci a pour effet la pérennisation des entreprises déjà insérées dans ces partenariats. A titre d’exemple, les trois grandes entreprises responsables des services d’eau et d’assainissement en France sont La Saur, Suez et Veolia29.

Si l’acquisition d’un monopole n’est pas permise sur le marché global que constitue alors ce service, une certaine mise en concurrence se constate tout de même au niveau local.

Ces observations sur la place qu’occupent ces entreprises sur le réseau et la dimension marchande qui caractérise le mode de gestion majoritaire nous amènent à mettre en lumière certains défis qui se posent à la délégation du service public d’eau et d’assainissement.

Face au système actuel de gestion du service qui se réfère à des logiques d’investissements privés, se pose la question du financement. Les communes font naturellement face à des contraintes d’entretien que le secteur privé sait gérer dans ses investissements et opte ainsi sur une vision à long terme. Ainsi, au vu du retard dans l’entretien du réseau, de certaines carences dans la connaissance des besoins d’infrastructures et les coûts que cela engendre, les communes seraient parfois dissuadées d’une meilleure prise

27 Ibid, p.136

28 Ibid, p.137.

29 V. Valero, Les écarts de prix de l’eau en France entre les secteurs privé et public, Revue économique, Vol 66, N. 6, 2015, pp. 1045-1066, p.1050.

28

en main du réseau par asymétrie de connaissance30. De plus, la littérature au sujet des partenariats public/privé fait état d’une autre raison qui serait la longueur des contrats de délégation par rapport à la durée des mandats des élus des communes qui favoriserait un report 31 de la problématique des services d’eau contre les besoins que posent d’autres services publics.

Ensuite, la qualité du service public dépend de prestations que les gestionnaires privés ont su mettre à profit dans leurs activités, ce qui a pour effet une hausse des attentes des usagers qui souscrivent à un abonnement et attendent de droit un accès de qualité et quantité à l’eau. Ce phénomène serait selon l’auteure Marie Tsanga-Tabi le résultat de cette gestion rationnelle et spécialisée de cette « citadelle technique », qui au fil du temps a favorisé une exigence du consommateur qui devient dès lors un « abonné-client »32. Le prix de l’eau est donc un enjeu majeur pour les entreprises du secteur qui ont connaissance des coûts de maintenance et de fourniture de l’eau. Celles-ci sont confrontées à des choix d’investissements tout en ayant un but lucratif, ce qui résulte en une augmentation des charges, ressentie par la suite dans le prix de l’eau. De ce fait, les normes de qualités, de quantités fixées par les lois de 1954 et 1992 et autres normes de contrôle spécifiques de la qualité de l’eau, détachent d’une certaine façon l’eau comme ressource essentielle et objet d’un service public, de son usager. Le modèle selon lequel « l’eau paye l’eau » ne peut pas être exact. Il s’agit là d’un point crucial à cette étude car l’accès à l’eau semble ici se distinguer du droit à l’eau. Par le biais des lois et réglementations autour des responsabilités et compétences des acteurs du service, par les normes relatives à la qualité et les principes de délégation public/privé, nait une doctrine du droit de l’accès à l’eau. Le droit à l’accès à l’eau va dès lors représenter la manière dont l’eau doit être accessible à tous dans sa pleine dimension, qui par déduction semble trouver des limites conséquentes dans la rationalité technique hérité du présent modèle de distribution.

30 Ibid, p. 1052.

31 M. Audette-Chapdelaine, B. Tremblay, J.P. Dupré, Les partenariats public-privé dans le secteur des services d’eau. Revue française d’administration publique, Vol. 130, No 2, 2009, pp. 233-248, p.

32M. Tsanga Tabi, Chapitre 7, L’irruption du social dans le mangement des réseaux d’eau : organisation de la solidarité et nouvelles frontières du service public d’eau. Dans : Gabriel Bouleau, éd., Des tuyaux et des hommes : Les réseaux d’eau en France Versailles, Editions Quae, pp. 135-152. p. 137.

29