• Aucun résultat trouvé

Le corpus et les sources

Meillet (), La méthode comparative en linguistique historique

Nous proposons donc une approche “holistique”, qui intègre à la fois, en amont, l’examen des sources, et en aval, leur formalisation phonologique. Ces deux aspects nous paraissent indissociables : l’interprétation des variantes est informée par la comparaison avec les langues vivantes, et les acquis de la phono- logie moderne ; inversement, l’analyse phonologique est nulle et non avenue si elle ne tient pas compte de toutes les données disponibles, et surtout, dans le cas d’une langue ancienne, de leurs limites. Le revers de cette position est que cha- cun des deux aspects est perfectible. Le grec est une langue étudiée depuis l’an- tiquité elle-même, et fait l’objet d’une abondante littérature ; nous nous sommes efforcée de prendre en compte les études pertinentes pour notre sujet, mais beau- coup d’autres qui auraient pu l’éclairer ont été laissées de côté. Inversement, nos analyses phonologiques laissent plusieurs problèmes ouverts, sur lesquels nous espérons progresser dans des recherches futures.

Cette étude espère intéresser aussi bien les phonologues que les hellénistes. Dans ce but, elle a été écrite de manière à être accessible aux deux publics. En particulier, tous les mots grecs ont été transcrits, selon des conventions qui sont détaillées dans la section sur les conventions de transcription p.xxv. Des réfé- rences sont proposées lorsque l’explication d’un terme nous entraînerait trop loin de notre sujet.

 Le corpus et les sources

. Le “grec ancien”

Notre objet d’étude est le dialecte d’Athènes, l’attique, à l’époque classique, c’est-à-dire dans une période délimitée par les historiens entre  (mort du der- nier tyran) ou  (fin des guerres médiques) et  av. J.-C., à la mort d’Alexandre le Grand. Le choix de ce dialecte et de cette époque est motivé par la qualité et la quantité des sources : ces deux siècles voient le florissement de la démo- cratie athénienne, et une multiplication des textes administratifs et privés ; l’âge d’or de l’Athènes classique, reconnu dès l’antiquité, a assuré la transmission d’un large corpus littéraire. Pour cette raison, c’est aussi le dialecte le mieux étudié. Les grammaires de Schwyzer (), Lejeune () et Threatte () ont été systématiquement consultées.

Le dialecte attique appartient à la branche ionienne-attique, par rapport à laquelle il présente quelques innovations (la simplification de ss géminé, par exemple) et quelques archaïsmes (en particulier la préservation de h). Notre étude n’est cependant strictement pas limitée à ce dialecte et à cette époque. Les at- testations épigraphiques de rʰ- initial, par exemple, n’apparaissent qu’en dehors

Introduction

d’Athènes : il faut tenir compte des autres variétés de grec de l’époque classique. La comparaison dialectale permet en outre, par la reconstruction interne, de pro- poser une chronologie relative des changements phonologiques, et d’approcher l’évolution historique des processus. Les autres dialectes sont donc ponctuelle- ment mentionnés, à l’aide des grammaires déjà citées et des grammaires dialec- tales.

Les données diachroniques complètent et informent celles de l’époque clas- sique. Nous nous sommes appuyée en particulier sur des périodes plus anciennes du grec, le grec mycénien et le grec archaïque. Par ailleurs, certaines de nos sources, comme les grammairiens et les emprunts du latin au grec, ne sont at- testées ou datables qu’à partir du ᵉ ou du ᵉ s. av. J.-C. Ces différentes étapes de l’histoire de la langue grecque, depuis son ancêtre indo-européen, correspondent aux époques suivantes.

• indo-européen

• grec commun (ou proto-grec)

• grec mycénien : attesté vers les ᵉ-ᵉ s. • grec archaïque : à partir du ᵉ s. environ • grec classique :  –  av. J.-C. ; • grec hellénistique :  –  av. J.-C. ;

• grec de la période romaine :  av. J.-C. – vers  ap. J.-C. • grec byzantin : du ᵉ s. à  (chute de Constantinople) • grec moderne : de  à nos jours.

Le “grec commun” correspond à un stade hypothétique où plusieurs innova- tions communes aux différents dialectes se sont déjà produites, qui distinguent le grec des autres langues indo-européennes, mais où les innovations distinguant les familles dialectales ne se sont pas encore imposées.

Le grec mycénien est un dialecte grec, attesté en Crète et dans le Péloponnèse aux alentours du ᵉ-ᵉ s. av. J.-C. Il présente des traits uniques, ce qui laisse supposer qu’il n’est l’ancêtre d’aucun dialecte classique. Il sert toutefois de repère chronologique pour évaluer la date de certains changements. Il est noté par un syllabaire, le “linéaire B”, et l’essentiel de nos textes consiste en des tablettes d’argile à but administratif. Outre des études ponctuelles, nous nous sommes appuyée en particulier sur la grammaire de Bernabé et Luján ().

. Le corpus et les sources

À l’époque archaïque la population grecque s’étend, les cités se mettent en place ; l’alphabet grec et ses variantes régionales se développent. De cette pé- riode relève en particulier la poésie homérique, même si l’élaboration des chants présente des archaïsmes apparemment plus anciens. Une référence majeure sur Homère est la grammaire de Chantraine ().

À partir de la conquête macédonienne se développe, aux périodes hellénis- tiques et romaine, la langue commune ou κοινή koi ̯nε̄ˊ. Elle se fonde sur une base principalement attique, à l’exception de certains traits trop spécifiques à ce dia- lecte. Le grec byzantin et le grec moderne, enfin, ne seront que ponctuellement mentionnés.

. Les sources de la reconstruction

Pour reconstruire la prononciation du grec ancien, nous nous sommes ap- puyée sur cinq types de sources.

. le corpus littéraire, et en particulier les textes métriques . le corpus épigraphique

. les emprunts

. les descriptions anciennes de la langue, et notamment les grammairiens grecs

. la reconstruction indo-européenne et interne au grec.

.. Le corpus littéraire

Le corpus littéraire, c’est-à-dire les textes de Xénophon, Platon, Aristophane, etc., est notre source principale pour la connaissance du grec ancien. Son uti- lité pour la phonologie est cependant relative. Le canon orthographique de ces textes est postérieur à l’époque classique ; c’est le fruit d’une longue évolution, et l’usage des éditeurs modernes n’en reflète qu’une variante. Par exemple, les géminées initiales ont été dans un premier temps notées par le redoublement de la consonne, puis abandonnées ; ou encore, on trouve dans les manuscrits grecs des rhos intérieurs géminés avec le signe de l’aspiration, mais cette convention n’a pas été retenue dans les éditions. Cette orthographe est également standardi- sée, et ne reflète pas tous les changements conditionnés. Par exemple, l’occlusive finale de la préposition ἐκ ek marquant l’origine est notée comme une occlusive sourde devant toute consonne, et ignore les assimilations de trait laryngal.

En outre, les textes nous sont parvenus de manière indirecte, à travers la copie et la transmission des manuscrits. Ils ont pu dans ce processus subir des

Introduction

interpolations ou des omissions. En particulier, l’aspiration initiale, h, est notée à partir du ᵉ s. av. J.-C. par un signe diacritique, dont l’emploi reste rare pendant plusieurs siècles ; des confusions sont attendues. Le processus de réécriture est particulièrement complexe dans le cas de la poésie homérique : la langue d’Ho- mère, déjà ancienne à l’époque classique, mêle des formes de plusieurs dialectes, et montre les traces d’un processus d’élaboration complexe.

Les textes métriques représentent dans ce corpus un cas particulier. La scan- sion permet en effet de retrouver la trace d’une consonne perdue, à travers une irrégularité métrique ou une adaptation du mot au mètre. Elle permet également de détecter des sons non notés dans les conventions orthographiques ; nous y aurons recours en particulier pour les géminées initiales.

Les éditions littéraires ont été consultées dans le corpusTLG, et ponctuelle- ment dans des éditions spécifiques.

.. Le corpus épigraphique

Les textes du corpus épigraphique présentent deux avantages sur le corpus littéraire : ils sont authentiquement classiques, et présentent des variations ortho- graphiques instructives. Threatte (: -) distingue deux types de textes : les documents publics (décrets, listes de victimes de guerre, inventaires, calen- driers et lois sacrés) et les documents privés (sépultures, tessons, dipinti sur les vases). Bien que l’orthographe des documents publics, et en particulier des dé- crets, soit plus standardisée que celle des documents privés, tous les documents présentent un degré de variation, qui va décroissant au cours de la période clas- sique. Par exemple, la consonne finale de la préposition ἐκ ek, marquant l’origine, peut être notée γ g devant les occlusives voisées et les sonantes au ᵉ s. ; la gra- phie invariable avec occlusive sourde s’impose cependant dans la plupart des contextes au cours du ᵉ s. Cet effet de standardisation s’observe surtout, comme on peut s’y attendre, sur les textes officiels sur pierre. L’attestation d’une va- riation dans les décrets est donc particulièrement significative. Les textes privés sont plus susceptibles de révéler des graphies phonétiques. La difficulté est alors de distinguer ces dernières des graphies aberrantes, produites par des locuteurs semi-lettrés. Enfin, une autre source d’erreur possible est l’interférence de biais techniques : comme le soulignent Devine et Stephens (: -), “[w]riting is a slower activity than speaking”. Par exemple, c’est peut-être une épellation lente, syllabe par syllabe, qui explique les répétitions relativement fréquentes de la sifflante en position coda dans les inscriptions (<μετεσστιν> <metesstin> pour μέτεστιν métestin ; Devine et Stephens,: ). Le processus même de trans- position sur pierre risque donc de modifier le texte commandé. Ce dernier est lui-même vraisemblablement noté en écriture cursive sur papyrus et susceptible,

. Le corpus et les sources

de son côté, de noter des traits spécifiques au discours rapide.³

Un phénomène majeur de l’épigraphie classique est la diffusion, au tournant des ᵉ et ᵉ s., de l’alphabet ionien d’Asie dans la majorité des cités grecques ; cet alphabet se substitue aux variantes locales, les alphabets “épichoriques”. L’alpha- bet ionien est d’abord attesté à Athènes dans les inscriptions privées, avant d’être adopté officiellement par la cité en -. Une caractéristique majeure de cet alphabet pour la question qui nous occupe est qu’il ne possède pas de signe pour h : l’aspiration disparaît des textes jusqu’aux grammairiens grecs.

Notre source principale est la grammaire des inscriptions attiques de Threatte (,). Nous avons également utilisé la base de données en ligne du Packard Humanities Institute (PHI).

.. Les emprunts

Le troisième type de source utile pour reconstruire les sons du grec ancien est les emprunts. Il est rarement possible d’exploiter les emprunts faits par le grec à d’autres langues : ces langues sont souvent moins bien connues que le grec, voire pas identifiées du tout (par exemple pour ῥώψ rʰɔ̄ˊps “broussailles”, “éventuellement terme de substrat”DELGs.v.). Les mots d’origine étrangère que l’on peut identifier avec certitude sont souvent tardifs, et transmis via la Bible ; les mots d’emprunt latins figurent parmi les plus précoces, au ᵉ s. av. J.-C.

On est mieux renseigné sur les emprunts faits au grec par d’autres langues ; parmi elles, le latin est la mieux connue et l’une des plus précoces. Les contacts entre les Grecs et les Romains commencent dès le ᵉ s. ; les emprunts ne sont cependant pas toujours datables. Ce témoignage est donc dans tous les cas pos- térieur à la période classique et se rapporte plus au grec de koinè. Nos références principales sur les emprunts grecs en latin sont Biville (,) et Purnelle ().

.. Les grammairiens grecs

Nous avons peu de descriptions explicites de la langue grecque datant de l’époque classique. Platon évoque les qualités de plusieurs sons dans le Cratyle, et Aristote au ᵉ s. évoque brièvement l’analyse grammaticale des sons et des syllabes. L’essentiel de nos sources est cependant postérieur à l’époque classique. Denys d’Halicarnasse, dans son traité de composition stylistique,⁴donne à la fin du ers. av. J.-C. une description précise de chacun des “éléments” grecs, c’est-à-

dire des sons correspondant aux lettres de l’alphabet.

³ Cf. Hodot (: -).

 Introduction

En dehors de ces cas précis, le corpus des grammairiens grecs recouvre une réalité très hétérogène. On considère que l’activité grammaticale grecque à pro- prement parler prend son essor à l’ouverture de la Bibliothèque et du Musée d’Alexandrie, au ᵉ s. av. J.-C. (Dickey, : ) ; nos sources les plus tardives, en aval, s’étendent jusqu’au Moyen-Âge et parfois jusqu’à la Renaissance. Ce que nous savons du grand théoricien des “prosodies” Hérodien, au ᵉ s. ap. J.-C., repose ainsi sur deux épitomes d’attribution incertaine et vraisemblablement re- maniés ; son chapitre sur les esprits n’est rapporté que dans un manuscrit d’un seul de ces épitomes, et dans une interpolation datée du ᵉ s.⁵Aucun des gram- mairiens n’a comme langue maternelle le grec classique, ni a fortiori le grec ar- chaïque, et la distance par rapport à ces langues qui restent leur objet d’étude se creuse siècle après siècle ; il est légitime de s’interroger sur la validité des ju- gements phonétiques par exemple d’un Eustathe, à Thessalonique, au ᵉ s. Ce sont pourtant les auteurs les plus tardifs qui sont les mieux conservés, et c’est le plus souvent à travers eux que nous parviennent les rares échos de travaux plus anciens ; ainsi le grammairien Tryphon, en activité à Rome au ᵉʳ s. av. J.-C., ne nous est-il connu qu’à travers des citations postérieures ou, au mieux, des traités manifestement remaniés (Dickey,  : ). Il est donc très difficile, lorsqu’on étudie les grammairiens, de tenir compte de la profondeur chronologique.

Le corpus des grammairiens a été consulté sur le TLG, et vérifié dans la me- sure du possible dans les éditions recommandées par Dickey (). La majorité d’entre eux sont publiés dans les volumes des Grammatici Graeci (GG).

.. Les données comparatistes

Enfin, les étymons proposés par la grammaire comparée indo-européenne offrent une perspective sur l’évolution historique de la langue. La reconstruction interne au grec, fondée sur la comparaison entre les différents dialectes, permet de faire l’hypothèse d’une chronologie relative. Nous nous sommes appuyée en particulier sur le Dictionnaire étymologique de la langue grecque de Chantraine (DELG).

⁵ Cette interpolation apparaît dans le Parisinus gr. , avec le texte de l’épitome qui est parfois attribué à Arcadius d’Antioche (ᵉ s. ap. J.-C.), parfois à Théodosius d’Alexan- drie (ca. ). Nous désignons cet épitome ci-après [Arcadius], abrégé [Arc.], en suivant la convention de Probert () ; nous nous référons à l’édition de Schmidt (). Le deuxième épitome est attribué à Jean Philopon (ᵉ s.). Cf. Dickey (: ), Probert ().