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Analyse : le mot prosodique

. Le mot prosodique

Si l’on résume, nous avons donc relevé en tout cinq phénomènes spécifiques à la frontière de composé. Ces processus mettent en évidence le caractère in- dépendant des préfixes et premiers éléments de composé au sein d’un domaine prosodique, le mot composé.

Tab. . : La frontière préfixe-radical : synthèse

Mot simple Mot composé Mot + Mot

+ #

. Séquences de C **-konsto- ̸= en-stε̄˜nai ̯ = ε̄˜n stráteu̯ma (Thuc.) . Assimilation ekʰtʰrós ̸= ek-tʰ- / ekʰ-tʰ- = ek tʰ- / ekʰ tʰ-

. Syllabation e.gr- ̸= eK.+R- = eK. # R-

. Élision pʰile-ete > pʰilē˜te ̸= ep’ + oi ̯kion = hérp’es tò deinón (Eur.)

. Accent dídɔ̄mi ̸= pará-dos ̸= tōˊto dós (Ar.)⁸²

Deux généralisations émergent. La première est que, pour la phonotactique, deux éléments de composé se comportent comme deux mots dans la phrase. Seul l’accent isole le mot composé comme un domaine distinct. La deuxième est que tous les phénomènes phonotactiques parlent en faveur d’une “frontière” phono- logique : il s’agit à chaque fois d’un processus lexical réduit, bloqué entre deux segments appartenant à des morphèmes différents. En d’autres termes, le com- posé est un objet hybride entre les deux niveaux traditionnellement reconnus par la phonologie : le niveau lexical, la phonologie du mot, et le niveau post-lexical, la phonologie de la phrase. Comment comprendre cette ambiguïté des préfixes ? Steriade ( : -) propose de rendre compte des spécificités de la frontière préfixe-radical en identifiant un domaine prosodique spécifique pour les éléments de composé : le “Mot” (M). L’ensemble formé par la jonction de plusieurs Mots forme l’unité “classique” de la phonologie lexicale, appelée “Word” (W). () dia-tríbɔ̄ “passer du temps avec”

. Analyse : le mot prosodique 

[W [M dia-] [M trib-ɔ̄] ] ]

Ce Mot est pour Steriade composé d’une séquence de syllabes, optionnelle- ment précédée d’une consonne extramétrique et suivie d’un s extramétrique (i.e. qui subsistent même s’ils ne sont pas incorporés dans les syllabes). Les contraintes sur les séquences de consonnes découlent de ce gabarit : dans ék-ptɔ̄sis, le p est la consonne extramétrique du Mot . Le domaine accentuel, en revanche, est le Word. Dans ce système, la phonologie post-lexicale n’a accès qu’au Word : au niveau de la phrase, les frontières préfixe-radical sont invisibles.

() [W diatribɔ̄ ]

L’effacement de la structure du composé au niveau post-lexical est cependant contre-intuitif : cela revient à dire que la phonotactique du composé et celle de la phrase ne sont identiques que par accident. L’élision par exemple doit s’appliquer dans deux contextes différents : entre deux “Mots” et entre deux “Words”. En d’autres termes, dédoubler le domaine prosodique du mot conduit à une certaine redondance : il faut également dédoubler les processus.

Il est toutefois possible de rendre compte du caractère hybride des composés sans ajouter un domaine prosodique exprès, et sans distinguer artificiellement la phonotactique du composé et celle des mots dans la phrase. Nous proposons de rendre compte de cette ambiguïté en faisant appel à la notion de “mot prosodique récursi” : l’ensemble radical + suffixes forme, en soi, un mot prosodique, et le mot composé est un mot prosodique contenant lui-même un mot prosodique. C’est, croyons-nous, à ce type de structure que Kiparsky (: ) fait allusion lorsqu’il parle de niveau “récursi”.

() [M P Préfixe [M P Radical + suffixes] ]

() Rad. + Suff.

Mot Prosodique Préf.

Mot Prosodique

Une structure comparable, à quelques distinctions près, est proposée pour l’italien et l’espagnol par Peperkamp (: chap. ) (pour les préfixes monosyl- labiques), et par Bermúdez-Otero et Luis () pour le portugais.

 Chapitre . La structure prosodique du mot grec

dans la phrase : on peut reformuler les processus phonotactiques post-lexicaux de telle sorte qu’ils opèrent à la frontière de mot prosodique. Ils s’appliquent donc aussi bien dans le composé qu’entre les mots de la phrase.

() Élision : une voyelle peut s’élider devant une autre voyelle à la frontière de mot prosodique.

() [M P epi [M P ekēna ] ] → epekēna

[M P gε̄ma ] [M P epε̄˜re ] → gε̄˜m’ epε̄˜re Ar. Nuées 

Le processus de resyllabation post-lexical peut être compris comme le main- tien des frontières syllabiques déterminées dans l’ensemble [rad. + suffixes], sauf en cas de violation de contraintes majeures sur la structure de la syllabe. La sylla- bation du mot simple, dans un modèle à strates, doit être assignée au niveau lexi- cal, et n’être éventuellement modifiée qu’au niveau post-lexical, selon les règles suivantes.

() Syllabation : la frontière syllabique doit être alignée avec la frontière de mot prosodique,

Sauf dans les cas suivants :

Attaqe : une syllabe doit avoir une attaque ;

C.C : les séquences sonorité plate (pt-,

mn-) doivent être syllabées en coda-attaque.

Le maintien des groupes consonantiques est une non-règle : au niveau du mot prosodique, les groupes de consonnes sont maintenus tels quels.

La règle de l’accent pose cependant des problèmes différents, puisqu’elle im- pose de distinguer entre les deux mots prosodiques imbriqués. Nous l’examinons plus en détail dans la section suivante.

. Analyse : le mot prosodique 

. Les composés et l’accent

Nous avons vu ci-dessus en section .que l’accent de composé obéit à la règle suivante : l’accent ne remonte pas au-delà de la dernière unité intonable du premier élément de composé. Telle que nous l’avons formulée, cette règle fait directement référence à la frontière morphologique (l’accent remonte aussi loin que possible, dans la limite d’une UPT avant la frontière préfixe-radical). Les deux théories de l’accent retenues par Kiparsky (), celle de Steriade () et de Sauzet (), peuvent, semble-t-il, être accomodées pour rendre compte de cette limitation.

Steriade ()

Le système de Steriade (), tout d’abord, se fonde sur une approche mé- trique classique. On peut reprendre rapidement son analyse, résumée et simpli- fiée par Kiparsky (: ).

() a. Une consonne finale est extramétrique b. Une syllabe finale légère est extramétrique

c. Un trochée syllabique σ́σ est construit à la frontière droite du mot. L’accent récessif tombe sur la tête du trochée, c’est-à-dire sur la syllabe de gauche. L’application de ces règles conduit aux accentuations suivantes (reprises à Kiparsky,: ).

() (án.tʰrɔ̄)pos an.(tʰrɔ̄ˊ.pɔ̄)n pε̄.(né.lop)s

Lorsque le mot n’a qu’une seule syllabe, le trochée ne peut pas être formé ; c’est un pied tronqué qui reçoit l’accent.

() (dós)

Ces règles conduisent à placer un accent récessif sur les mots du type parádos : on obtient **(pá.ra)dos. Pour éviter ce problème, on peut simplement rajouter une clause aux contraintes de syllabation :

() Condition : le radical doit être engagé dans un pied.⁸³

⁸³ Cette suggestion figure chez Sauzet (: ), qui l’exclut en ces termes : “[d]ans l’ap- proche de Steriade, on pourrait, en admettant aussi l’application cyclique, considérer que

 Chapitre . La structure prosodique du mot grec

Cette condition pénalise **(pá.ra)dos : le radical -do- n’est pas intégré dans la structure syllabique, mais considéré extramétrique par la règle()b. ci-dessus. Si l’on stipule que le radical doit être engagé dans un pied, on obtient le bon résultat : le trochée est construit en intégrant -dos, et sa tête est bien la dernière syllabe du préfixe : pa.(rá.do)s.

Cette approche se distingue de la suivante par deux propriétés saillantes. D’abord, la condition que nous proposons fait directement référence à la frontière morphologique ; ce trait est contraire à l’hypothèse de la modularité de la gram- maire, selon laquelle la phonologie ne voit pas la morphologie, et traite les sé- quences de morphèmes comme un seul domaine phonologiquement homogène. Ensuite, indépendamment de la condition() le mot composé est accentué comme un seul domaine : la structure métrique ne coïncide pas avec la struc- ture morphologique, puisque le pied qui détermine la syllabe proéminente est constitué d’une syllabe dans le préfixe et d’une syllabe dans le radical.

Sauet ()

La deuxième théorie de l’accent grec retenue par Kiparsky () est celle de Sauzet (), amendée par Golston (). Elle tient compte de l’accent de composé et l’explique directement. Cette approche dière de la première en ce qu’elle exploite le caractère tonal de l’accent grec, dans le cadre de la théorie autosegmentale. L’accentuation procède en deux temps :

() a. Élection de la syllabe métriquement proéminente : un trochée syl- labique est construit à la frontière droite du mot (la dernière syl- labe n’est pas extramétrique). Forment un trochée syllabique les séquences de syllabes suivantes :

•deux syllabes légères σ̆σ̆,

•une syllabe lourde suivie d’une syllabe légère σ̄σ̆, •ou une syllabe lourde σ̄⁸⁴;

b. La syllabe proéminente reçoit une mélodie tonale haut-bas : HB*. La différence majeure entre ce système et le précédent est l’idée de la mélo- die tonale. Paradoxalement, la métrique ne permet pas de déterminer la syllabe

la syllabe unique de la racine ne saurait être extramétrique (…). Mais cette syllabe devrait du coup former un pied et donc recevoir l’accent. Il faudrait donc renoncer à la cyclicité et spécifier qu’une syllabe radicale est exempte d’extramétricité (…). Mais cela ne peut être ex- primé par une accentuation exceptionnelle puisque (…) les morphèmes accentués doivent, pour Steriade, non seulement ne pas être sujets à l’extramétricité, mais encore être tête d’un pied”.

. Analyse : le mot prosodique 

qui reçoit l’accent (le ton haut), mais celle qui suit la syllabe intonée : la syllabe métriquement proéminente reçoit le ton bas de la mélodie HB*, et c’est la syl- labe précédente qui reçoit le ton haut. On peut illustrer cette approche avec la dérivation du mot hamártε̄ma “erreur”.⁸⁵

() . Sélection de la syllabe proéminente ha.mar.(tε̄.ma)

. Assignation de la mélodie HB* à cette syllabe ha mar tε ma H B

. Le ton haut est associé à la syllabe précédente ha mar tε ma H B

[hamártε̄ma]

On peut comparer la structure métrique obtenue avec celle en(). () án.(tʰrɔ̄po)s

an.tʰrɔ̄ˊ.(pɔ̄)n pε̄.né.(lop)s

Ce système pose problème pour les mots oxytons : si l’accent est une mélodie HB, les mots grecs ne devraient pas pouvoir finir sur un ton haut. Nous revenons brièvement sur ce point ci-après.

Sauzet () envisage explicitement le cas de l’accent de composé. L’accent est dans un premier temps placé sur le radical seul. Lors de l’ajout du préfixe, dans un second cycle, la dernière syllabe du préfixe s’offre au ton haut. Le résultat est que l’accent porte au plus loin sur la dernière syllabe du préfixe.

⁸⁵ Il faut distinguer le système de Sauzet avec sa mélodie HB de l’idée de “propriété accen- tuelle des morphèmes” de Garde (). En grec, certains suffixes portent l’accent (par exemple -isk-), tandis que d’autres déterminent la place de l’accent, sans le porter eux- mêmes (par exemple, les vocatifs ont l’accent récessi). Cette idée s’applique donc aux mots du grec dans lesquels l’accent est déterminé lexicalement. Le système de Sauzet, au contraire, est conçu pour expliquer l’accent récessif, et ne dépend de la présence d’aucun morphème. Sa place est calculée sans information aucune sur le contenu morphologique du mot.

 Chapitre . La structure prosodique du mot grec () . Cycle  H B dos . Cycle  H B dos pa ra

En l’absence de préfixe, le ton haut se lie au radical, et le ton bas est éliminé.

() . Cycle  H B dos . Cycle  H B dos H dos

Cette approche se distingue de la précédente par le fait que la place de l’ac- cent n’est pas recalculée lors de la concaténation du préfixe : le ton haut flottant est simplement assigné à la syllabe la plus proche. Par conséquent, la structure métrique du mot simple et du composé est la même : le niveau prosodique du pied coïncide avec le niveau du mot prosodique. L’approche cyclique adoptée par Sauzet correspond également à celle que nous avons choisi de suivre ici.

L’idée d’un accent représenté par une mélodie HB*, et pas seulement par un ton H, correspond à ce que suggèrent nos sources. Devine et Stephens (: - ) montrent ainsi que la hauteur de la syllabe qui précède le ton n’est pas la même que la hauteur de celle qui suit le ton : on constate, dans les papyrus mu- sicaux, un schéma moyen-haut-bas.

Nous avons mentionné ci-dessus que l’idée d’une mélodie HB est mise en difficulté par les mots oxytons. Même dans ce contexte cependant, il est possible de retrouver le contour tonal. En grec, tout mot oxyton voit son ton haut abaissé (plutôt qu’effacé, pour Devine et Stephens,: -) devant un autre mot intoné : le phénomène est appelé la barytonèse.

() ἀεὶ πρώτιστος Ar. Ach.  aēˋ prɔ̄ˊtistos

Devine et Stephens (: -) suggèrent que cet abaissement a lieu afin d’éviter que la chute post-tonique (le ton bas) ne soit réalisée sur le mot suivant, brouillant ainsi la frontière de mot, normalement marquée par un ton bas. La barytonèse serait un compromis pour ne pas perdre tout à fait l’accent, tout en commençant le mot suivant sur un ton moyen plutôt que sur un ton bas. Les mots

. Analyse : le mot prosodique 

oxytons seraient donc exceptionnellement des mots dans lesquels le ton haut est attaché à la dernière syllabe et le ton bas est flottant. Un point qui corroborre cette analyse est que la barytonèse ne se produit pas devant les enclitiques. () ἀγαθός τις agatʰós tis

Dans les partitions, l’enclitique reçoit le ton bas postérieur au ton haut en fin de mot : le contour tonal est préservé à la frontière entre deux mots lexicaux, mais pas au sein du groupe formé par un mot et un clitique. L’analyse de Sauzet () est donc plus proche des réalités phonétiques que l’on essaye de reconstruire en grec.

Les deux théories de l’accent grec retenues par Kiparsky () semblent donc également capables de rendre compte de l’accent de composé ; la deuxième est toutefois plus proche des options théoriques que nous avons retenues, et des indices que nous possédons sur la réalisation de l’accent grec.

. Conclusion

Les données de phonotactique et de prosodie que nous avons relevées peuvent donc être formalisées sous la forme d’un mot prosodique récursif. Cette structure permet de comprendre à la fois comment le mot composé forme un domaine ac- centuel, et comment la phonologie de la phrase distingue la frontière de composé comme elle distingue les frontières de mot. Elle est compatible avec un traitement de l’accent comme une mélodie HB*, ce qui est conforme à la reconstruction pro- posée de l’accent grec.

La structure prosodique que nous proposons pour le grec dière donc de celle de Kiparsky () dans le placement des préfixes et premiers éléments de com- posés : ils ne relèvent pas du même niveau prosodique, mais du niveau supérieur. Ils ne s’attachent donc pas directement au radical, mais au mot prosodique formé par le radical et les suffixes.

() Niveau  Rad. + Suffixes 

 Chapitre . La structure prosodique du mot grec