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Les éléments d’un conventionnalisme généralisé se trouvent présentés dans deux conférences rédigées vers la même époque : d’une part, dans une conférence intitulée « Sur les principes de la mécanique » prononcée à Paris en 1900 à l’occasion du premier Congrès International de Philosophie ; d’autre part, dans une allocution intitulée « Les relations entre la physique expé- rimentale et la physique mathématique », prononcée la même année devant le Congrès Inter- national de Physique de Paris.121 Ces deux textes furent repris sans grands changements dans

différents chapitres de La science et l’hypothèse : les chapitres VI et VII pour le premier, et les chapitres IX et X pour le second (voir à ce sujet le Tableau 5 page 226).122

Les chapitres VI et VII tentent de répondre à des questions qui rappellent inévitablement le problème des fondements de la géométrie : quel est le statut des principes de la mécanique classique ? Doit-on les considérer comme totalement a priori, ou bien s’agit-il d’énoncés empi- riques ? Prenons par exemple le principe d’inertie : celui-ci affirme qu’un corps qui n’est sou- mis à aucune force ne peut se déplacer qu’en suivant un mouvement rectiligne uniforme. Si cet énoncé avait la forme d’un jugement a priori, il serait impossible de comprendre pourquoi il fallut attendre les travaux de Galilée pour en trouver une formulation correcte ; les Grecs de l’Antiquité auraient pu le découvrir bien avant ; ils n’auraient ainsi pas soutenu que les corps ont une tendance naturelle au repos et que le plus noble des mouvements est le mouvement circulaire. Peut-on dire par conséquent que le principe d’inertie a une origine expérimentale ? Certainement pas, loin s’en faut :

Le principe d’inertie, qui n’est pas une vérité a priori, est-il donc un fait expérimental ? Mais a-t-on jamais expérimenté sur des corps soustraits à l’action de toute force, et si on l’a fait, comment a-t-on su que ces corps n’étaient soumis à aucune force ?123

La situation semble déboucher sur une impasse. Cependant, même si le principe d’inertie n’est pas vérifiable expérimentalement, il est possible de vérifier les conséquences d’un principe plus général qui l’englobe. Ce principe général stipule que l’accélération d’un corps ne dépend que de la position de ce corps, de celle de ses voisins et de leurs vitesses. Mais cette loi d’inertie généralisée n’est pas, elle non plus, complètement vérifiable expérimentalement.124 Le

principe d’inertie se trouve donc placé au-delà de la juridiction de l’expérience. Ce type d’analyse rappelle singulièrement l’argument des parallaxes : le principe d’inertie trouve bien son origine dans l’expérience, mais, en tant que généralisation d’une expérience, il est égale- ment doté d’un caractère a priori qui fait de lui une convention.125

Poincaré examine ensuite la loi de l’accélération et le principe du mouvement relatif ; dans les deux cas, il affirmera leur caractère conventionnel. En réalité, tout se passe comme si, en mé- canique, le scientifique se trouvait dans la même position que le géomètre. Il dispose de plu- sieurs principes possibles pour appréhender les phénomènes ; ceux-ci se valent tous et ne diffèrent que par leur degré de simplicité et de commodité.126 Les principes de la mécanique

sont des définitions posées librement par le physicien et destinées à rendre les théories plus simples et plus commodes. On pourrait par exemple adopter un autre principe d’inertie que celui proposé par Galilée ; les théories qui l’utiliseraient ne seraient pas forcément fausses mais leur complexité les rendrait vraisemblablement incommodes.

121 Respectivement [Poincaré 1901o] et [Poincaré 1900l].

122 Pour des raisons de simplicité les citations seront faites à partir de La science et l’hypothèse. 123 [Poincaré 1902q], page 113.

124 [Poincaré 1902q], page 117.

125 [Poincaré 1902q], page 117 : « En résumé, cette loi, vérifiée expérimentalement dans quelques cas particuliers, peut être

étendue sans crainte aux cas les plus généraux parce que nous savons que dans ces cas généraux l’expérience ne peut plus ni la confirmer, ni la contredire ».

126 [Poincaré 1902q], page 145 : « Mais toute proposition peut-être généralisée d’une infinité de manières. Parmi toutes les

généralisations possibles, il faut bien que nous choisissions et nous ne pouvons choisir que la plus simple. Nous sommes donc conduits à agir comme si une loi simple était, toutes choses égales d’ailleurs, plus probable qu’une loi compliquée ».

Les principes sont des conventions et des définitions déguisées. Ils sont cependant tirés des lois expérimentales, ces lois ont été pour ainsi dire érigées en principes auxquels notre es- prit attribue une valeur absolue.127

Les principes de la mécanique se présentent par conséquent sous un aspect ambivalent : d’une part, ce sont des vérités fondées sur l’expérience dont la validité ne peut être qu’approchée, puisqu’une vérification, quand elle possible, demeure toujours imparfaite ; d’autre part, ce sont des postulats susceptibles de s’appliquer à l’ensemble de l’univers et, donc, d’être consi- dérés comme rigoureusement vrais. Poincaré développe de ce fait des idées qui rappellent ses conceptions conventionnalistes pour la géométrie.128

Qu’on n’aille cependant pas croire que géométrie et physique se confondent. En effet, en géo- métrie, les expériences qui font adopter certaines conventions fondamentales ne portent pas sur des objets que le géomètre étudie ; c’est en grande partie la perception du corps et de ses relations avec la réalité qui nous fournit les axiomes géométriques les plus commodes. Il est question dans ce cas de physiologie et de biologie, pas de géométrie.129 En physique, au

contraire, « les conventions fondamentales de la mécanique et les expériences qui nous dé- montrent qu’elles sont commodes portent bien sur les mêmes objets ou sur des objets analo- gues ».130 Il serait par conséquent abusif de mettre exactement sur le même plan la géométrie et

la physique ; bien que ces deux disciplines se caractérisent par leur dimension convention- nelle, il en est une qui trouve son fondement dans les phénomènes physiologiques propres à une expérience primordiale de la réalité, et il en est une autre qui se résume à une généralisa- tion de résultats expérimentaux.

Le conventionnalisme généralisé de Poincaré implique que les différentes théories scientifi- ques sont intertraductibles entre elles : il n’existe pas une seule théorie adéquate pour rendre compte d’un phénomène observé, le physicien peut parfaitement proposer diverses explica- tions théoriques d’un même fait expérimental. Toutes ces explications ne se différencieront que par leur structure mathématique. On sait par exemple que Fresnel expliquait le phéno- mène de la lumière en invoquant des mouvements de l’éther. Cependant, on lui préféra la théorie de Maxwell. Cela ne veut pas dire pour autant que l’œuvre de Fresnel était vaine. Au contraire, bien qu’elle ne rende plus compte de la nature des phénomènes optiques, sa théorie permettait toujours de prévoir ces phénomènes.131 Cela veut-il dire que la théorie de Fresnel se

réduisait à son contenu empirique, et que son attirail théorique n’était rien d’autre qu’une fiction commode ou un instrument ? Certainement pas, et Poincaré entend montrer que les équations de cette théorie expriment des rapports et que si les « équations restent vraies, c’est que ces rapports conservent leur réalité ».132

Le dictionnaire géométrique de Poincaré n’est pas loin. La théorie de Fresnel ne décrivait pas uniquement les effets observables (empiriques) de la lumière mais également les rapports véritables entre les objets réels. Selon lui, il ne fait aucun doute que cette théorie permettait de

127 [Poincaré 1902q], page 153.

128 [Poincaré 1902q], page 151 : « Si ces postulats possèdent une généralité et une certitude qui faisaient défaut aux vérités

expérimentales d’où ils sont tirés, c’est qu’ils se réduisent en dernière analyse à une simple convention que nous avons le droit de faire, parce que nous sommes certains d’avance qu’aucune expérience ne viendra la contredire. Cette convention n’est pourtant pas absolument arbitraire ; elle ne sort pas de notre caprice ; nous l’adoptons parce certaines expériences nous ont montré qu’elle serait commode. On s’explique ainsi comment l’expérience a pu édifier les principes de la mécanique, et pourquoi cependant elle ne pourra les renverser ».

129 [Poincaré 1902q], page 152 : « Et même la principale raison pour laquelle notre géométrie nous semble commode, c’est que les

différentes parties de notre corps, notre œil, nos membres, jouissent précisément des propriétés des corps solides. À ce compte, nos expériences fondamentales sont avant tout des expériences de physiologie, qui portent, non sur l’espace qui est l’objet que doit étudier le géomètre, mais sur son corps, c’est–à–dire sur l’instrument dont il doit se servir pour cette étude ».

130 [Poincaré 1902q], page 152. 131 [Poincaré 1902q], page 173.

132 [Poincaré 1902q], page 174. Et il poursuit d’ailleurs par ces mots : « Elles nous apprennent, après comme avant, qu’il y a tel

rapport entre quelque chose et quelque autre chose ; seulement, ce quelque chose nous l’appelions autrefois mouvement, nous l’appelons maintenant courant électrique. Mais ces appellations n’étaient que des images substituées aux objets réels que la nature nous cachera éternellement. Les rapports véritables entre ces objets réels sont la seule réalité que nous puissions attein- dre ».

connaître la structure de la lumière, mais les équations qu’elle produisait étaient beaucoup moins simples que celles générées par la théorie de Maxwell.

En ce qui concerne la physique, Poincaré ne semble pas être instrumentaliste. Il adopte plutôt une position proche d’un réalisme structurel : les concepts théoriques ne sont pas de simples instruments de calcul ; leur caractère abstrait ne les empêche pas de s’appliquer au monde extérieur et d’en donner une description adéquate. Cependant, il n’existe pas de séparation nette entre, d’une part, l’ensemble des énoncés empiriques d’une théorie et, d’autre part, l’ensemble de ses énoncés théoriques. Au contraire, le contenu empirique d’une théorie physi- que est co-déterminé par l’ensemble de ses lois empiriques et la structure mathématique de tous ses énoncés. Les concepts théoriques ont donc un rôle à jouer au niveau empirique dans le sens où ils peuvent contribuer à la découverte de nouveaux résultats expérimentaux.

Cette idée ne peut se comprendre que si on considère le progrès scientifique comme cumulatif et continu (ce que fait Poincaré). Selon lui, la théorie de Fresnel n’a pas été réfutée par celle de Maxwell ; toutes deux prédisent des résultats observables et rendent compte de la structure de la lumière : leur différence essentielle réside dans leur structure mathématique. Poincaré écrira d’ailleurs à propos des théories de la physique moderne :

J’oserai dire que ces théories sont toutes vraies à la fois, non seulement parce qu’elles nous font prévoir les mêmes phénomènes, mais parce qu’elles mettent en évidence un rapport vrai, celui de l’absorption et de la dispersion anormale. Dans les prémisses de ces théories, ce qu’il y a de vrai, c’est ce qui est commun à tous les auteurs ; c’est l’affirmation de tel ou tel rapport entre certaines choses que les uns appellent d’un nom et les autres d’un autre.133

Par conséquent, que l’on explique le déplacement de la lumière selon le modèle de l’éther ou selon celui du courant électrique n’a pas d’importance : l’important, c’est que les différentes théories puissent apprendre quelque chose sur la structure de la lumière en tant que telle. Nous avons là une thèse épistémologique sur le processus de la connaissance scientifique. Cette thèse affirme que la réalité ne peut pas être entièrement connue au moyen d’un seul et unique système théorique. On ne progresse dans cette connaissance que grâce à la conjonction de diverses théories divergentes par leur structure mathématique (chacune apportant un éclai- rage nouveau sur un aspect du phénomène). Louis De Broglie ne se trompait d’ailleurs pas à ce sujet puisqu’il écrivait en 1951 :

[…] Il [Poincaré] avait une attitude un peu sceptique vis-à-vis des théories physiques, considérant qu’il existe en général une infinité de points de vue différents, d’images va- riées, qui sont logiquement équivalentes et entre lesquels le savant ne choisit que pour des raisons de commodité.134

B –

Le holisme épistémologique

On voit donc de quelle manière le conventionnalisme géométrique trouva un aboutissement dans un conventionnalisme généralisé, ainsi que dans une conception pluraliste des théories physiques. Ce pluralisme se trouve doté d’une particularité marquante : il présente de fortes similitudes avec la thèse du holisme épistémologique formulée par Duhem dans les années 1890. Un tel parallélisme mérite qu’on s’y attarde quelque peu.

Poincaré prononça, comme on l’a vu, une condamnation sans appel de l’empirisme géométri- que et affirma la dimension conventionnelle des propositions servant de fondement à la géo- métrie. Le point nodal de cette condamnation se trouve probablement dans l’argument des parallaxes qui postule qu’aucune géométrie ne saurait jamais être testée empiriquement (voit citation page 46). Traditionnellement, l’empirisme géométrique repose sur la croyance en la possibilité d’accéder, d’une manière ou d’une autre, à la connaissance de la nature réelle de l’espace physique et de sa géométrie véritable. Dans la conception poincaréienne, l’idée d’une pareille expérience cruciale pour la géométrie et l’espace physique est tout simplement in- concevable puisque les résultats pourraient toujours être annulés grâce à des ajustements

133 [Poincaré 1902q], page 175. 134 [De Broglie 1951], page 51.

théoriques ad hoc. Certes, il parle bien de la notion d’espace – espace représentatif, espace géométrique – mais jamais il ne semble vouloir traiter de l’espace physique. N’écrit-il pas, par exemple qu’aucune expérience ne saurait porter sur l’espace lui-même mais seulement sur les relations entre les corps ?135 À diverses occasions il aborde bien le problème de l’espace, mais il

n’est que rarement question de l’espace physique en tant que tel, si ce n’est sous la forme d’un énoncé négatif, dans le style de la proposition précédente.136 On se souvient d’ailleurs que

dans Les fondements de la géométrie Poincaré n’allait pas au-delà de la notion d’espace géomé- trique et qu’il le définissait comme une construction de l’esprit humain guidée par l’expérience. Par ailleurs, en ce qui concerne le nombre de dimensions de l’espace, il écrivait de manière très explicite dans La valeur de la science :

En résumé, l’expérience ne nous prouve pas que l’espace a trois dimensions ; elle nous prouve qu’il est commode de lui en attribuer trois, parce que c’est ainsi que le nombre de coups de pouce est réduit au minimum

Ajouterai-je que l’expérience ne nous ferait jamais toucher que l’espace représentatif qui est un continu physique, et non l’espace géométrique qui est un continu mathématique. Tout au plus pourrait-il nous apprendre qu’il est commode de donner à l’espace géométrique trois dimensions pour qu’il en ait autant que l’espace représentatif.137

Ces divers éléments constituent autant d’arguments pour affirmer que Poincaré considérait l’espace physique comme une entité théorique et que l’espace était pour lui un concept physi- quement non-interprété, voire non-interprétable.138

1 –L’expérience cruciale selon Duhem

En 1906, le physicien Pierre Duhem publiait La théorie physique, son objet, sa structure, ouvrage dans lequel il introduisait une thèse très célèbre sur la pertinence des expériences cruciales en physique. Cette thèse, qualifiée plus tard de holisme épistémologique, était appelée à exercer une influence considérable sur le développement de la philosophie des sciences et de la philo- sophie analytique du XXème siècle puisque Quine devait la généraliser, dans son article non

moins célèbre, « Two Dogmas of Empiricism ».

Dans son ouvrage, Duhem élabore une distinction entre deux types d’experimentum crucis. Un premier type, l’expérience cruciale au sens fort, consiste à énumérer toutes les hypothèses suscep- tibles d’être formulées pour rendre compte d’un phénomène particulier ; une fois cette énumération effectuée, il s’agit d’éliminer toutes les hypothèses, sauf une, à l’aide d’expériences empiriques diverses. L’hypothèse restante perd alors son statut d’hypothèse pour devenir une certitude.139

La portée de ce type d’expérience cruciale se trouve assez vite limitée, car il est difficile de parvenir à donner une liste complète de toutes les hypothèses susceptibles d’expliquer un

135 [Poincaré 1902q], page 101 : « Les expériences ne nous font connaître que les rapports des corps entre eux ; aucune d’elles ne

porte, ni ne peut porter, sur les rapports des corps avec l’espace ou sur les rapports mutuels des diverses parties de l’espace ».

136 Dans La science et l’hypothèse, Poincaré utilise le terme d’espace à plus de 130 reprises. Cependant, à aucun moment, il ne

semble vouloir faire référence à la notion d’espace physique.

137 [Poincaré 1905l], pages 93-94. Poincaré écrira également dans Science et méthode : « Ainsi la propriété caractéristique de

l’espace, celle d’avoir trois dimensions, n’est qu’une propriété de notre tableau de distribution, une propriété de l’intelligence humaine pour ainsi dire ». À tout cela s’ajoute l’apparente réticence de Poincaré à faire une distinction entre géométrie pure et géométrie (physiquement) interprétée, une distinction fondamentale lorsqu’on essaye de soutenir une position empiriste ; voir à ce sujet [Black 1942], page 338 : « In criticizing the conventionalist view of geometry, serious confusion will arise unless constant attention is paid to the distinction between ‘pure’ geometry (also referred to on occasion as ‘mathematical’, ‘abstract’, or ‘unin- terpreted’ geometry) and ‘physical’ geometry (also known as ‘applied’, ‘empirical’, or ‘interpreted’ geometry) ». Black ajoute dans une note (note 11) : « Poincaré himself makes no explicit use of the distinction, whose importance has become clearer since his own work. Its use would have clarified many of his points, notably in the discussions on ‘Space and Geometry’ and ‘Experi- ence and Geometry’ ».

138 Sur ce point nous partageons les conceptions de Jerzy Giedymin, qui écrivait dans son livre Science and Convention :

« […]Poincaré used the concept of space as a physically uninterpreted one. It is, therefore, uncertain if he would see the justifica- tion of geometric conventionalism in a statement about the structural properties of physical space ». [Giedymin 1982], page 13. Voir [Rollet 1993].

139 « Voulez-vous obtenir, d’un groupe de phénomènes, une explication théorique certaine et incontestable ? Énumérez toutes les

hypothèses qu’on peut faire pour rendre compte de ce groupe de phénomènes ; puis, par la contradiction expérimentale, élimi- nez-les toutes, sauf une ; cette dernière cessera d’être une hypothèse pour devenir une certitude ». [Duhem 1914 / 1981], page 286.

groupe de phénomènes.140 Face à ce problème, Duhem propose une version faible de

l’expérience cruciale, restreinte au cas où deux hypothèses seulement sont en présence.

Cherchez des conditions expérimentales telles que l’une des hypothèses annonce la produc- tion d’un phénomène et l’autre la production d’un phénomène tout différent ; réalisez ces conditions et observez ce qui se passe ; selon que vous observerez le premier des phénomè- nes prévu ou le second, vous condamnerez la seconde hypothèse ou la première ; celle qui ne sera pas condamnée sera désormais incontestable ; le débat sera tranché, une nouvelle vérité sera acquise à la Science. Telle est la preuve expérimentale que l’auteur du Novum Organum [il s’agit de Bacon] a nommé ‘fait de la croix’, en empruntant cette expression aux croix, qui au coin des routes, indiquent les divers chemins.141

L’expérience cruciale, au sens faible, énonce par conséquent la chose suivante : soit deux théo- ries en compétition T1 et T2. Une expérience E est cruciale entre T1 et T2, si T1 prédit que E don-

nera le résultat O et T2 prédit que E donnera le résultat non-O. Si on procède à l’expérience E,

et si O se produit, alors T2 est éliminé. Dans le cas inverse, si c’est non-O qui se produit c’est T1

qui est éliminé. Par conséquent, quelle que soit la configuration, une des deux théories sera éliminée par E (cela ne signifie pas pour autant que la théorie qui triomphe est nécessairement vraie, car il peut toujours exister une théorie T3 plus satisfaisante que T1 et T2).