• Aucun résultat trouvé

Je regardais P.[oincaré] ce grand homme et le voyant, lui illustre marcher son vieux gant à la main, avec des messieurs amis, – je pensais à ce petit cercle où il se meut et le grand cercle où il est connu, opposant son être et sa gloire.

Paul Valéry, à propos de Poincaré.1

Tout au long de sa carrière, Paul Valéry entretint de multiples rapports avec la communauté artistique et littéraire : ami d’artistes comme Degas, Ravel, Rodin ou Honegger, proche de Mallarmé, influencé par Huysmans, on le vit souvent évoluer dans l’entourage d’André Bre- ton, Rainer Maria Rilke ou Stefan Zweig. Intéressé par ailleurs par l’épistémologie, la psycho- logie et la philosophie du langage, il fut en relation avec des scientifiques reconnus : Paul Langevin, Jean Perrin, Louis De Broglie ou Émile Borel. Bien plus que ses textes publiés, ses Cahiers, longtemps tenus secrets, témoignent de la diversité de ses thèmes de prédilection : psychologie, langage et création poétique, temps, destin des civilisations, histoire de l’art, calcul, géométrie, techniques, etc.

Par conséquent, il n’est pas étonnant de voir apparaître le nom de Poincaré dans la citation introduisant ce chapitre. L’opposition que construit Valéry entre deux cercles pose le pro- blème des relations entre l’être et le paraître, un problème universel qui ponctue l’ensemble des relations interpersonnelles, et auquel tout historien se trouve inévitablement confronté. Autant que faire se peut, la démarche historique consiste à aborder les personnages et les événements du passé de la manière la plus objective possible. De fait, confronté à des sources variées, nombreuses, souvent contradictoires et dont la valeur de vérité est parfois difficile à apprécier, l’historien se trouve dans l’obligation d’aborder son objet d’étude avec la plus grande circonspection, à formuler des hypothèses et à opérer des reconstructions plus ou moins ambitieuses.2 Bien que l’objectivité totale n’existe pas dans le domaine historique, sa

visée constitue une sorte d’idéal régulateur qui rythme le travail de reconstruction. Les pièges à éviter sont nombreux : lecture partielle (volontaire ou involontaire), malhonnêteté intellec- tuelle, discours idéologique ou hagiographie, révisionnisme, tous ces mots désignent plus ou moins directement une pratique de l’histoire qui mélange apparence et réalité.

1 Voir le volume III des Cahiers de Paul Valéry, publiés chez Gallimard (NRF) [Valéry 1987 / 1990], page 604. Valéry était

véritablement fasciné par le personnage de Poincaré, allant même jusqu’à déclarer : « Les hommes vivants et notoires que j’admire personnellement sont MM. H. Poincaré, Lord Kelvin, S. Mallarmé, J.-K. Huysmans et Degas et peut-être M. Cecil Rho- des. Cela fait 6 noms ». Dans une lettre à André Gide, il écrira également : « Le portrait est un genre que j’ai voulu aborder. J’avais dans la tête pour La Nouvelle Revue, une suite avec des noms assez drôles (Degas, Poincaré, etc.). Mais il y a des difficultés. Je sais que Mauclair va écrire sur Degas, et de plus, que cela ennuie Degas. Poincaré est difficile à faire sans le connaître. Il m’intéresse beaucoup car il ne fait guère plus que des articles de psychologie en mathématicien. C’est de mon goût tout à fait. J’ai toujours eu ça en tête depuis mon nouveau Testament. (L’Évangile nous y mène, dit Euclide !) Seulement, Lui, fait cela en grand bonhomme qu’il est, avec le génie logique le plus séduisant, et il traite des points particuliers. Et moi, pauvre infirme et ignare, j’y ai au contraire le b-a ba mathématique et voudrais m’attacher à la réalité de la pensée. J’ai souvent pensé que le connaître me serait précieux, qu’une conversation mensuelle avec lui me ferait faire de grands progrès – et peut-être ne lui serait pas tout à fait inutile – mais serait-elle libre ? Et puis nous n’avons rien de commun. Et je n’oserais jamais lui faire d’objections. Alors ? ». Lettre de Valéry à Gide datée du 11 janvier 1896 [Gide / Valéry 1955], page 256. Pour plus de détails sur les relations entre Poincaré et Valéry, voir l’article quelque peu obscur d’André Bellivier « Henri Poincaré et Paul Valéry autour de 1895 » [Bellivier 1957].

2 Vaste gageure qui laissait l’humoriste Ambrose Bierce sceptique puisqu’il écrivait dans son Dictionnaire du diable que

l’histoire n’est que le « compte rendu hautement douteux d’événements historique hautement futiles, causés par des chefs d’une haute scélératesse et des soldats particulièrement stupides ». Dans le texte original : « An account mostly false, of events mostly unimportant, which are brought about by rulers mostly knaves, and soldiers mostly fools ».

En interprétant les propos de Valéry, on peut arriver au résultat suivant : le cercle restreint dans lequel Poincaré se meut, celui de sa famille, de ses amis et de ses collègues, est le cercle où son être, sa personnalité, sa vérité, se dévoilent sans artifices. À l’inverse, le cercle plus large au sein duquel Poincaré est un personnage illustre est celui des apparences et il peut donner une fausse image de son être véritable. La gloire, le succès auprès du grand public, constituent une sorte de miroir déformant ; la connaissance d’un auteur par la fréquentation de ses œuvres ne saurait jamais remplacer une connaissance directe.

Élu très jeune (à 33 ans) à l’Académie des Sciences, lauréat (le 20 janvier 1889) du Grand Prix du roi de Suède (pour sa contribution importante à l’étude du problème des trois corps), sa carrière ne fut qu’une suite incessante de succès qui lui valurent la reconnaissance de ses pai- res, tant en France qu’à l’étranger. Cependant, contrairement à bien des scientifiques, Poincaré fut de ces savants qui réussirent un doublé peu évident : voir ses travaux acceptés et ovation- nés par l’ensemble de la communauté scientifique tout en suscitant l’enthousiasme du grand public… Un tel succès tient peut-être à la multiplication de ses centres d’intérêt. Scientifiques et « gens du monde » n’acclamaient pas forcément le même Poincaré. Pour les premiers, il était le découvreur des fonctions fuchsiennes, l’auteur d’un traité essentiel Les méthodes nouvel- les de la Mécanique céleste, l’auteur de la « Dynamique de l’électron ». Pour les seconds, Poinca- ré était non seulement un mathématicien de renom, mais également un philosophe pénétrant dont les réflexions originales lui avaient permis, à l’instar de Marcelin Berthelot, d’entrer dans le cercle très fermé de l’Académie française (le 5 mars 1908).

Si la renommée de Poincaré-scientifique est aisément compréhensible, celle de Poincaré- philosophe ne laisse pas de surprendre. De 1902 à sa mort, au sein de la Bibliothèque de Philo- sophie Scientifique de la Librairie Flammarion, Poincaré publia en effet trois livres qui contri- buèrent à assurer sa renommée auprès du grand public : La science et l’hypothèse (1902), La valeur de la science (1905) et Science et méthode (1908). En 1913, ses héritiers devaient finalement composer, à partir d’articles divers, un dernier volume posthume intitulé Dernières pensées. Le succès de ces ouvrages fut retentissant (et durable), les tirages atteignirent des chiffres énor- mes : en 1925, son livre La science et l’hypothèse avait déjà été tiré à 40000 exemplaires, La valeur de la science en était à son 32ème mille, Science et méthode à son 22ème mille et Dernières pensées à

son 16ème mille.3 Dès 1912, les trois premiers ouvrages avaient fait l’objet de traductions dans la

plupart des langues européennes et bénéficiaient ainsi d’une large diffusion dans le monde entier ; ainsi, en 1910, La science et l’hypothèse était déjà traduit en allemand, anglais, espagnol, hongrois, japonais et suédois, et La valeur de la science en allemand, anglais et espagnol.4

Comment expliquer un tel parcours ? Comment rendre compte de cette période de quinze ans (globalement de 1887 à 1902) au cours de laquelle le personnage de Poincaré prit une impor- tance publique considérable, au point de devenir un acteur à part entière de la scène philoso- phique, un intellectuel patenté et (parfois) engagé sur le plan politique ? Par quelle savante alchimie ce personnage passa-t-il de la sphère privée de la recherche scientifique vers la sphère publique, philosophique et littéraire ? Comment écrire l’équation de ses relations avec l’être et le paraître ?

Pour répondre à ces questions il nous semble essentiel, en premier lieu, de suivre presque pas à pas ce cheminement qui part du Bulletin des sciences mathématiques pour aboutir, via la Revue générale des sciences pures et appliquées et la Revue de métaphysique et de morale, à la publication de La science et l’hypothèse en 1902. Nous avons tenté de montrer dans les chapitres précédents que la philosophie de Poincaré ne se laisse pas réduire à son contenu mathématique et scientifique

3 Les chiffres proviennent d’un placard publicitaire inséré sur la couverture de l’édition 1925 de La valeur de la science. Dans un

article de 1908, Gustave Le Bon écrivait : « Je crois qu’on aurait étonné bien des gens et M. Poincaré lui-même en leur disant que la vente de chacun de ces livres dépasserait en trois ou quatre ans 15000 exemplaires », [Le Bon 1908e], page 13. Notons que La science et l’hypothèse et La valeur de la science sont encore publiés aujourd’hui, dans la collection Champs – Flammarion (les éditions datent respectivement de 1968 et 1970). Dernières pensées fut réédité par la Librairie Hermann en 1963. Science et méthode vient d’être réédité par les Archives Poincaré, dans un numéro spécial de Philosophia scientiæ.

4 Pour plus de détails sur les traductions des ouvrages de Poincaré, on consultera l’annexe intitulée « État des traductions des

(même si celui-ci est de première importance), qu’elle met en œuvre les concepts traditionnels de la philosophie et qu’elle semble s’être constituée en partie autour des conceptions qui circu- laient au sein du cercle de Boutroux. Analyser l’ascension de Poincaré au sein du gotha philo- sophique de la troisième république devrait permettre de ‘rééquilibrer la balance’, face à un discours qui, trop souvent, laisse de côté l’aspect philosophique et culturel de son œuvre, pour ne s’intéresser qu’à sa dimension technique : l’étude de ses relations avec ses contemporains (philosophes, écrivains ou hommes politiques) sont bien évidemment susceptibles d’apporter de précieux renseignements biographiques. Mais, ces informations, en retour, permettent de comprendre par quel processus complexe la philosophie de Poincaré fut amené à se diffuser dans tous les milieux et à s’imposer comme un moment de la pensée française (voir Paul Valé- ry, Maurice Barrès ou Marie Bonaparte s’intéresser à ses écrits a une signification qui dépasse le cadre de la simple anecdote) ; elles contribuent à une meilleure connaissance des contenus philosophiques, comme on le verra dans la section consacrée aux relations entre Poincaré et Gustave Le Bon. Au-delà de ce rééquilibrage nécessaire entre l’aspect technique et l’aspect proprement philosophique de l’œuvre de Poincaré, c’est la nature même de son activité philo- sophique (son style, ses relations avec les philosophes et avec le projet éternitaire de la philo- sophie, ses pratiques éditoriales) qu’il s’agira de définir.

L’entrée de Poincaré en philosophie se produit à un moment où la communauté philosophi- que française se trouve en proie à de profonds bouleversements : la professionnalisation de la philosophie, l’éclatement de son champ disciplinaire (naissance des sciences sociales, de la psychologie, essor de l’épistémologie), l’augmentation de sa diffusion par la création des bi- bliothèques ‘grand public’ (notamment chez Alcan et Flammarion) constituent autant de fac- teurs de changement à prendre en compte si on veut comprendre de quelle manière le person- nage de Poincaré s’inséra dans ce milieu. Ce point sera abordé dans une première partie. Une seconde partie tentera de retracer le parcours qui conduisit Poincaré des mathématiques à la philosophie ; elle s’attardera tout particulièrement sur deux personnages importants (François Évellin et Auguste Calinon) et sur la fondation de la Revue de métaphysique et de morale, grand organe de diffusion du ‘poincarisme’. Enfin, dans une troisième partie, nous tenterons de retracer l’étape la plus importante du parcours philosophique de Poincaré, à savoir sa collabo- ration à la Bibliothèque de Philosophie Scientifique de Gustave Le Bon. Par le biais de cette collection, dont il contribua à assurer le succès, Poincaré parvint à élargir la diffusion de ses idées auprès d’un lectorat plus large que celui des revues spécialisés (philosophiques ou scien- tifiques) ; il put étendre son capital d’autorité d’une sphère quasiment privée vers une sphère publique et mondaine. Cette transition, qui trouva son apothéose au moment de son élection à l’Académie française, se fit au prix de quelques concessions et de quelques ambiguïtés. Nous tenterons de les mettre à jour et de les analyser.

I –L’éclatement du champ philosophique

De tout temps, les fins de siècle ont été redoutées. Nostalgie du passé, condamnation du pré- sent et de sa décadence, montée de l’irrationalisme et prédiction de catastrophes planétaires sont quelques-uns des symptômes de cette crainte incoercible de l’avenir. Créateur de la psy- chologie des foules, Gustave Le Bon diagnostiqua cette maladie ‘fin de siècle’ :

L’époque actuelle constitue un des moments critiques où la pensée humaine est en voie de transformation. Le premier est la destruction des croyances religieuses, politiques et socia- les d’où dérivent tous les éléments de notre civilisation. Le second, la création d’existences et de pensées entièrement nouvelles, engendrées par les découvertes nouvelles des sciences et de l’industrie. les idées du passé, bien qu’ébranlées, étant très puissantes encore, et celles qui doivent les remplacer n’étant qu’en voie de formation, l’âge moderne représente une période de transition et d’anarchie.5

Penseur très marqué à droite (ses idées sociales influencèrent certains théoriciens de l’extrême droite et du nazisme), Le Bon ne pouvait que déplorer l’existence de ce conflit entre valeurs du passé et valeurs nouvelles. Si le terme d’anarchie est peut-être excessif, son constat n’en est pas moins proche de la réalité. L’exemple de la philosophie peut en fournir une illustration.

A –Professeurs et philosophes

On a souvent mis l’accent sur le caractère peu novateur de la philosophie française du XIXème

siècle : les errances éclectiques d’un Victor Cousin, le spiritualisme universitaire d’un Janet ou d’un Caro, le néokantisme d’un Renouvier ou d’un Boutroux constituent les indices d’une sorte de sclérose de l’activité philosophique durant cette période. Louis Althusser, parmi d’autres, évoqua ainsi « la pitoyable histoire de la philosophie française dans les cent trente années qui suivirent la Révolution de 1789, son entêtement spiritualiste non seulement conser- vateur mais réactionnaire, son incroyable inculture et ignorance ».6 Malgré leur violence, les

propos d’Althusser font mouche : alors que des penseurs comme Hegel, Husserl ou Heidegger (les trois H, comme on les appelle souvent) ont fait école et continuent d’exercer une influence philosophique déterminante, bien des philosophes français du XIXème siècle sont aujourd’hui

oubliés. Qui étudie encore, en effet, les œuvres de Victor Cousin, Laromiguière ou Royer- Collard ? Qui se réclame encore des travaux d’un Fustel de Coulanges, d’un Lachelier ou d’un Brunschvicg ? Qui oserait caractériser la philosophie de la troisième République comme celle de la génération des trois B (Boutroux, Bergson, Blondel) ?7

Ce constat moderne mérite cependant d’être nuancé. D’une part, en effet, certains personnages de la communauté philosophique française de la fin du siècle jouissent encore aujourd’hui d’une relative renommée : Alain, Jules Lagneau, Élie Halévy ou Xavier Léon.8 D’autre part,

pour les contemporains de la troisième République, la philosophie française semble avoir été plutôt perçue comme une philosophie vivante et créative, sur le point d’entrer dans un vérita- ble âge d’or. De 1870 au début de la première guerre mondiale, le champ philosophique se modifia et se recomposa profondément : l’activité philosophique, autrefois réservée à quel- ques personnages isolés, devint publique, se transforma en activité universitaire et s’inscrivit de plus en plus dans le cadre de l’organisation scolaire du savoir (préparation du baccalauréat et de l’agrégation). Par ailleurs, durant cette période, les professeurs de philosophie entendi- rent mettre fin à la domination d’une philosophie d’État (héritée de Victor Cousin) et com- mencèrent à revendiquer leur autonomie propre, au même titre que les artistes et les écri- vains.9 Enfin, le public philosophique de l’époque avait ses modèles, ses maîtres à penser. Ils

se nommaient Boutroux, Alain ou Bergson et leurs conférences publiques attiraient les foules ; les philosophes bénéficiaient d’une reconnaissance sociale forte et jouissaient d’un grand pres- tige.10

Comme le remarque Jean-Louis Fabiani, 1900 constitue à la fois un âge noir et un âge d’or. Âge noir parce que la philosophie de cette époque semble ne pas devoir faire vraiment école. Âge d’or parce que les bouleversements administratifs, disciplinaires et idéologiques qui af- fectent le champ philosophique témoignent d’une vivacité certaine et préparent la naissance des courants philosophiques contemporains. Cependant, comment expliquer un tel écart entre

6 Louis Althusser, Pour Marx, Paris, Maspero, 1965, page 16. Cité d’après [Fabiani 1988], page 7.

7 Jean-Louis Fabiani remarque ainsi dans l’introduction de son livre, Les philosophes de la République : « Dans la ‘suite des nobles

esprits, les héros de la raison pensante’, dont Hegel parlait pour définir l’objet de l’histoire de la philosophie, les universitaires français du tournant du siècle semblent occuper une place fort modeste. […] On pourrait dire, dans cette perspective, que les philosophes français de la troisième République ne sont au mieux que de petits maîtres, plus proches de régents de collège que de héros de la raison : imaginerait-on une génération des trois B (Boutroux, Bergson, Blondel) ? ». [Fabiani 1988], page 7.

8 Témoin de ce regain d’intérêt, la thèse d’André Canivez, Jules Lagneau, professeur et philosophe – Essai sur la condition de profes-

seur de philosophie jusqu’à la fin du XIXème siècle [Canivez 1965], ou le numéro spécial de la Revue de métaphysique et de morale en 1993

commémorant le centenaire de son existence, qui contient de nombreux articles sur Élie Halévy et Xavier Léon.

9 Et cette revendication est d’autant plus dans l’air du temps que la troisième République se construit autour de l’idée d’une

libéralisation idéologique.

le discrédit qui frappe aujourd’hui la philosophie française du XIXème siècle et la représenta-

tion que s’en faisaient ses acteurs ? Comment expliquer la relative pauvreté créative de cette philosophie et l’oubli dans lequel elle a si rapidement sombré ? Fabiani propose une explica- tion : il voit dans la transformation de la définition sociale de l’activité professorale (caractéris- tique de la fin du XIXème siècle) une des sources possibles de ces tensions et il tente de mettre

cette redéfinition en relation avec les bouleversements touchant le champ intellectuel (au sens large du terme). Souvent réduits à un rôle de transmetteurs du savoir, les professeurs de philo- sophie prennent conscience au tournant du siècle qu’ils peuvent jouer un rôle au niveau de la production même des savoirs ; ils se rendent compte qu’il leur est possible de construire un projet créateur, privilège auparavant réservé à d’autres agents.11 Cependant, malgré ce courant

libérateur, l’enseignement universitaire continue à se focaliser sur l’enseignement secondaire (la majeure partie des licenciés deviennent professeurs dans le secondaire). Fabiani remarque ainsi que « l’univers philosophique est entièrement organisé autour de la classe de philoso- phie, qui trouve sa place lors de la dernière année d’études secondaires », et qu’une des fonc- tions principales de l’enseignement supérieur (qui accuse un certain retard sur les autres pays européens vers 1900) est de pourvoir les postes vacants dans les collèges et les lycées.

En d’autres termes, selon Fabiani, ce mélange de répulsion et de fascination pour la philoso- phie de la troisième République proviendrait de la tension entre deux définitions possibles de l’activité philosophique : d’un côté, le pédagogue, qui applique les programmes officiels, de l’autre, le créateur.

La philosophie est le couronnement des études secondaires. Derrière cette revendication toujours réaffirmée il y a beaucoup plus qu’un lieu commun pour discours de distribution