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Les contrôles sociaux informels: les piliers de la société haïtienne

1. La violence en Haïti

1.5 La faiblesse des contrôles sociaux : garante d’une forte criminalité

1.5.1 Les contrôles sociaux informels: les piliers de la société haïtienne

Dans les zones de non droit, comme les quartiers chauds d’Haïti, la capacité de la communauté d’exercer un contrôle social, de faire confiance aux voisins et de sanctionner les délinquants aide à maintenir un ordre social et un certain sentiment de sécurité (World Bank, 2006a). Paugam (2008) avance que le lien social permet « d’unir les individus et les groupes sociaux et de leur garantir par des règles communément partagées, une coexistence pacifique » (p.6). En présence de faibles liens sociaux, les situations conflictuelles deviennent de plus en plus fréquentes dans l’ensemble des sphères de la société. Ces conflits peuvent parfois être réglés par la violence. La famille, l’école et la religion jouent un rôle important dans le maintien de la cohésion sociale et doivent parfois compenser pour la faiblesse des institutions de l’État (Lundahl, 1989). Les lignes qui suivent dresseront un portrait de ces institutions et de leur rôle dans le contexte haïtien.

1.5.1.1 La famille : le village permettant de maintenir la cohésion sociale

En Haïti, le concept de la famille est plutôt large, mais le rôle qu’elle joue dans l’éducation des enfants est important (Bijoux, 1990; Cayemittes, 2013). Dauphin (2002) définit le mot famille comme étant un réseau incluant des membres de la famille (plus ou moins éloignés), mais aussi les voisins et les amis. Le voisinage (lakou en créole) regroupe ces familles élargies, qui partagent un terrain ou une cour. Selon Edmond, Randolph & Richard (2007), depuis la dernière décennie, les familles sont devenues de plus en plus indépendantes et il est possible de constater l’effritement de ce système social, qui est en partie le résultat de la situation précaire en Haïti. Kolbe (2013) explique qu’après le tremblement de terre, plusieurs familles ont dû être relocalisées dans d’autres quartiers, ce qui est venu briser les liens sociaux qui existaient entre les voisins et qui offraient une certaine protection contre le crime. En habitant dans un quartier spécifique, les habitants jouissaient d’une protection des représailles de gangs rivales (Kolbe, 2013). Toutefois, la destruction du territoire a fait disparaître les frontières physiques et symboliques et entraîné la formation de nouveaux groupes armés urbains.

Dans les zones urbaines du pays, les familles monoparentales dont la mère est à la tête ne sont pas rares (Cayemittes et al., 2013). Face à la situation de pauvreté, certaines mères doivent aller vendre des biens

au marché (parfois même leurs propres biens) ou encore échanger des services sexuels afin de subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille (Bell, 2001). Cette réalité les rend particulièrement vulnérables aux différentes formes de violence. À l’intérieur de la famille, la violence peut être un moyen d’exercer du pouvoir sur les autres (Édouard, 2013). Les résultats de l’enquête de Cayemittes et collègues (2013) révèlent que, lorsque toutes leurs relations conjugales étaient prises en compte, une femme sur quatre avait vécu de la violence physique et/ou sexuelle. Elles pouvaient avoir été bousculées (11,3%), frappées à coup de poing (7,5%) ou encore menacées avec une arme blanche ou une arme à feu (3,1%). Les formes de violence physique plus graves étaient donc plus rares, mais tout de même présentes.

Les enfants, quant à eux, sont exposés très tôt à la violence dans leur environnement familial (Édouard, 2013). Ils apprennent l’importance d’obéir aux ordres et de respecter l’autorité. Les mesures employées pour infliger des sanctions aux jeunes sont variées et la majorité des parents (80.9%) avaient recours à des sanctions physiques (ex. : gifles, fessées, coups de pieds, etc.) (Cayemittes, et al., 2013). Environ un enfant sur cinq (16.1%) avaient reçu un châtiment corporel très violent. Malgré les lois proscrivant les formes de violence envers les enfants (Le Moniteur, 2003). , 28% des parents sondés par Cayemittes et collègues (2013) croyaient que les châtiments physiques étaient nécessaires. Les enfants peuvent être comme une richesse, mais également la solution aux problèmes financiers des familles (Abrams, 2010). Certains d’entre eux, particulièrement les jeunes filles, devenaient des restaveks. Ils se voient confiées à des familles plus fortunées afin d’effectuer diverses tâches domestiques. Selon Pierre, Smucker et Tardieu (2009), le nombre de restaveks était estimé à plus de 200 000 et environ deux foyers sur trois employaient un enfant pour effectuer des tâches dans leur maison. Malgré les promesses faites à leurs parents biologiques, ils sont traités en esclaves, en plus d’être victimisés physiquement, psychologiquement et sexuellement (Abrams, 2010). De plus, il est rare qu’ils puissent fréquenter l’école, ce qui diminue leurs chances de sortir de la pauvreté (Cayemittes et al., 2013). Les jeunes filles, surtout celles qui ne fréquentent pas l’école, sont souvent victimes de violence (Kolbe et Hutson, 2006). Renton (2007) avance que la pénurie d’emplois, la pauvreté générale et le manque d’éducation concernant les relations entre les genres peuvent tous être des facteurs expliquant la violence en Haïti.

1.5.1.2 L’école : un lieu d’éducation et une porte de sortie face à la pauvreté

L’éducation peut aussi servir de contrôle social dans un environnement, mais l’accès est limité (Luzincourt et Gulbrandson, 2010). Le secteur de l’éducation s’est privatisé durant les deux dernières décennies. Ce changement est dû à la faiblesse institutionnelle de l’État et à l’incapacité d’offrir des services de base aux citoyens (World Bank, 2006b). Les lacunes au niveau de l’éducation ne proviendraient donc pas du manque d’intérêt, mais plutôt du manque de fonds.

Les institutions éducatives peuvent également être les cibles de la violence politique (Human Rights Watch, 2011). Durant la dictature des Duvalier, les membres du parti politique usaient de leur influence pour affaiblir l’influence que pouvaient avoir les professeurs universitaires et les étudiants qui dénonçaient les pratiques de ce régime (Luzincourt et Gulbrandson, 2010). Les écoles étaient contrôlées par l’État et la présence de policiers et de miliciens de l’armée du président, les Tontons Macoutes, était habituelle (Heinl et Heinl, 1978). Même durant les années 1990, le groupe Fanmi Lavalas d’Aristide, dont l’objectif était d’unir la communauté, a suivi les traces de ses prédécesseurs (Canadian Catholic Organization for Development and Peace, 2006, tel que cité dans World Bank, 2006a). Cette insécurité qui touche les intellectuels depuis des décennies les force à quitter le pays. Cet exode de cerveaux a contribué à endiguer le pays dans une pauvreté sociale, intellectuelle et économique (Beine, Docquier et Rappaport, 2008; Joseph, 2011).

Tel que mentionné précédemment, le faible niveau de fréquentation scolaire, le taux de chômage élevé qui s’ensuit et l’instabilité sont tous des facteurs qui peuvent contribuer à une montée de la violence (Jadotte, 2004). Les jeunes en situation de vulnérabilité et qui ne fréquentent pas l’école sont ciblés, tant par les groupes armés affiliés au gouvernement que par les membres des bases (Kolbe, 2013). Pour les jeunes hommes appartenant à des groupes criminels, il est peu envisageable de quitter le style de vie criminel afin d’obtenir une éducation, car celui-ci est beaucoup plus payant (International Monetary Fund, 2008). De plus, en adhérant aux groupes criminels à un jeune âge, plusieurs jouissent d’une immunité, et ce, grâce à leur affiliation au gouvernement. Luzincourt et Gulbrandson (2010) précisent toutefois que la pauvreté extrême et le manque d’éducation n’incitent pas nécessairement les individus à avoir recours à la violence, surtout lorsque les citoyens sont habitués à cette situation. Dans les moments difficiles, la religion offre aux haïtiens une structure, un but, de l’espoir et une consolation (Kirmayer, 2010). Le rôle de la religion et son lien avec la violence sera présenté ci-dessous.

1.5.1.3 La religion : un moyen d’exercer un pouvoir sur les autres

Une autre forme de contrôle social qui exerce une influence importante sur les comportements des haïtiens est la religion. Elle servirait en quelque sorte de boussole morale, guidant les agissements des citoyens. Selon Hurbon (2004), elle touche même la sphère politique, ainsi que celle de la santé. À titre d’exemple, François Duvalier percevait la religion catholique comme étant associée à ses détracteurs et croyait que la religion Vaudou faisait partie intégrante de la culture haïtienne (Universes in Universe, 2010). Cette association entre la dictature duvaliériste et ces pratiques religieuses expliquent en partie l’aversion des haïtiens face à cette religion et les meurtres de nombreux sorciers vers la fin des régimes duvaliéristes. Malgré le stigmate qui entoure la pratique du Vaudou, beaucoup d’haïtiens le pratiqueraient, même s’ils ne le déclarent pas ouvertement (Central Intelligence Agency, 2015). Mais depuis l’occupation américaine durant les années

1990, la religion catholique a pris une plus grande place, alors que le Vaudou a été démonisé. Néanmoins, la majorité des vodouisants s’identifient à la religion catholique (Métraux, 1958).

Najman (2008) précise que cette religion est plutôt diversifiée et qu’elle est exercée de manière plus ou moins intensive par les haïtiens. Alors que certaines personnes chantent ou dansent pour attirer la force transmise par les esprits à travers la musique, d’autres optent pour les pratiques de guérison et de prévention des maladies (Augustin, 1999). Les prêtres (oungan) et les prêtresses (manbo) sont ceux qui transmettent leurs connaissances au sujet du Vaudou (Farmer, 1988). Il existe également des professionnels, qui travaillent parallèlement avec les prêtres. Farmer (1988) explique que les magiciens sont visités par les haïtiens lorsqu’ils souhaitent jeter un sort ou une malédiction, ou encore attirer les esprits afin qu’ils puissent les aider à arriver à leurs fins, quelles qu’elles soient. Cependant, les sorciers et les personnes qui ont recours à leurs services font parfois l’objet d’ostracisme (Couchard, 1996).

En Haïti, la perception du Vaudou est autant positive que négative. Pour les haïtiens n’ayant pas accès au système de santé formel, tant à cause de leur localisation géographique que par faute de moyens financiers, il s’agit d’une manière d’obtenir des soins (Gopaul-McNicol, Benjamin-Dartigue et François, 1998; Vonarx, 2008). Par sa nature, cette pratique amène cependant un sentiment d’insécurité et n’incite pas les citoyens à se faire confiance (Desrosiers et St Fleurose, 2002). Bien qu’elle soit surtout associée aux individus les plus pauvres, les mieux nantis peuvent également y avoir recours lorsque des problèmes personnels d’envergure ou des crises sociales comme le séisme surviennent. Elle peut servir à expliquer les raisons et les circonstances entourant une situation éprouvante.

Édouard (2013) indique que les citoyens, particulièrement ceux des régions urbaines, ont plutôt recours aux services de structures étatiques. Ce constat peut être expliqué par la faiblesse des contrôles sociaux informels, ainsi que la perte de légitimité des instances médiatrices et des personnes agissant comme conseillers à la communauté (ICG, 2011a). Toutefois, il peut être frustrant de se tourner vers un système pénal peu adéquat. Les institutions pénales sont défaillantes et tant les accusés que les victimes sont déçus par les résultats (Fleury, 2007). Les lacunes rencontrées dans chacune des instances pénales, soit la police, le système de justice et le système carcéral, seront détaillées ci-dessous.