• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 2. Enseignement bilingue et immersion réciproque

3.1 Contexte sociolinguistique en Suisse

La Suisse est un pays multilingue avec quatre langues nationales et trois langues officielles, ce qui est lié à des éléments non seulement politiques (bases légales reconnaissant plusieurs langues), mais aussi démographiques (présence de quatre communautés linguistiques traditionnelles) et sociaux (contacts entre différentes communautés).

Moretti et Moser (2018) rappellent l’organisation juridique et politique suisse qui implique trois niveaux : fédéral, cantonal et communal. Les articles 4 et 70 de la Constitution fédérale précisent que les quatre langues nationales sont l’allemand, le français, l’italien et le romanche alors que seules les trois premières sont considérées comme des langues officielles. Le romanche est considéré comme langue officielle uniquement lorsque la communication est exclusivement adressée à la communauté linguistique romanchophone. Si le pays est souvent considéré comme multilingue, seul quatre cantons sont officiellement bilingues ou plurilingues (Berne, Fribourg, Valais et Grisons). Par ailleurs, très peu de communes sont officiellement bi- ou plurilingues (Office fédéral de la statistique, 2017). Ceci met en évidence le principe de

territorialité linguistique (PTL)23 fortement marqué en Suisse par opposition à d’autres pays comme le Canada (sauf pour la province du Québec) qui applique le principe de la personnalité, ou le Luxembourg qui ne distingue ses langues officielles que sur des critères administratifs et judiciaires (Moretti & Moser, 2018 ; Stojanovic, 2010). Le principe de territorialité linguistique provient historiquement de l’idée que, dans un territoire donné, une seule langue ne devrait être parlée (territorial unilingualism, cf. notamment Laponce, 1987). Cette idée est généralement justifiée par la nécessité de donner à chaque groupe langagier un territoire dans lequel seule cette langue est parlée (concept de choix linguistique) et parfois par la volonté de sauvegarder des langues menacées par la mobilité élevée (Van Parijs, 2000). Ce principe a naturellement fait l’objet de critiques, en particulier sur la question de la protection des langues minoritaires (De Schutter, 2008) et de nouveaux écrits plaident en faveur d’une approche plus dynamique du principe de territorialité, à l’instar du canton des Grisons (Stojanovic, 2010).

En termes démographiques, trois éléments marquent le plurilinguisme suisse durant la deuxième moitié du 20e siècle. Tout d’abord, la population connait une augmentation importante : elle double presque en passant d’environ 4’715’000 habitants en 1950 à près de 8’420’000 en 2016 (Office fédéral de la statistique, 2016, 2019a). Une des raisons principales de cette augmentation est l’arrivée en Suisse de personnes migrantes, notamment en provenance d’Italie d’abord, puis en provenance d’Espagne et du Portugal et, plus tard, en provenance de l’ex-Yougoslavie et du Sri Lanka. Les personnes migrantes développent souvent une langue propre à leur situation et emploient des éléments de plusieurs langues, ce qui permet des échanges professionnels simples. Ce phénomène est notamment désigné par le terme de « langue simplifiée des travailleurs » ou Arbeiterpidgin (Werlen, 2018 :36), mais doit être interprété avec précaution pour éviter une représentation trop simplifiée de la langue des personnes migrantes. Mais ces aspects viennent dans tous les cas compléter le multilinguisme de la Suisse. En 2002, l’accord sur la libre circulation des personnes (permettant à tout

23 Sanguin (1978) fait la distinction entre le plurilinguisme de juxtaposition (domaines linguistiques situés proches les uns des autres mais sans interactions, mélanges et interpénétrations) et le plurilinguisme de superposition (présence de plusieurs langues sur un territoire, avec des contacts et interactions entre celles-ci). Sanguin (1978) souligne que la Suisse ne peut pas être considérée comme un pays polyglotte, car les quatre langues nationales ne sont que rarement mélangées ou superposées.

Selon lui, le plurilinguisme de juxtapposition correspond à la situation sociolinguistique en Suisse, à l’exception du canton des Grisons pour lequel le terme de plurilinguisme de superposition peut être

citoyen de l’Union européenne de travailler dans un lieu choisi) renforce la mobilité et les contacts entre les langues et leurs communautés. Par ailleurs, les évolutions économiques et sociales liées à l’industrialisation ont déterminé une adaptation au niveau de la langue, donnant dans le même temps une plus grande place aux dialectes (également dans leurs formes écrites) et au plurilinguisme (avec l’utilisation d’anglicismes et de mots provenant d’autres langues).

Concernant l’utilisation des langues, les recensements fédéraux offrent quelques pistes, mais peinent à donner une vision précise des usages langagiers des habitants de la Suisse. En effet, les recensements de la population ne présentent jusqu’en 1990 qu’une seule question concernant la langue maternelle (cf. considérations et précautions quant à cette notion au sous-chapitre 1.1 de ce travail) des individus à laquelle il n’est possible de donner qu’une seule réponse (une seule langue). Ceci avait pour conséquence une visibilité très limitée du plurilinguisme suisse, puisque les individus plurilingues devaient alors choisir quelle était leur unique langue maternelle. D’ailleurs, en 1990, le terme ambigu de langue maternelle a été remplacé par le terme moins connoté de langue principale (qui peut encore représenter des difficultés pour les individus plurilingues, cf. Lüdi, 2003). Plusieurs questions concernant l’usage des langues sont désormais posées et il est alors possible de donner plusieurs réponses aux questions concernent les langues, comme en atteste l’item suivant : « Quelle/s langue/s parlez-vous habituellement à la maison/avec les proches ? » (Moretti & Moser, 2018 :12).

Depuis l’an 2000, le recensement s’est transformé en une enquête par échantillonnage afin de réduire les coûts (malgré une perte considérable de données) et surtout afin de mener cette enquête chaque année, contrairement au recensement initial qui était effectué tous les dix ans. Pandolfi, Casoni et Bruno (2016) présentent une analyse des recensements fédéraux de 2010-2012 et relèvent que 97% de la population indique utiliser une langue nationale comme langue principale et 21% déclarent une langue non nationale comme langue principale (comme plusieurs réponses sont possibles, les taux peuvent dépasser 100%). La question de l’anglais n’est pas directement abordée dans les recensements, mais la croissance de l’intérêt pour cette langue depuis les années 1990 et les discussions autour de l’enseignement des langues étrangères à l’école primaire dans le canton de Zurich montrent l’importance de cette langue en Suisse (Gygax, 2006). Certaines et certains auteurs parlent même de l’anglais comme de la cinquième langue nationale de la Suisse (Watts & Murray, 2001).

Christopher (2018) présente les chiffres d’un relevé structurel de l’Office fédéral de la statistique de 2010 et 2012 qui montre que 84,4% de la population suisse âgée de plus de 15 ans indique parler une seule langue principale (définie dans le questionnaire comme la langue qu’un individu maitrise le mieux et dans laquelle il pense24). Ce phénomène est plus marqué dans les régions germanophones (85%) et italophones (82%) que dans les régions francophones (79%) et romanchophones (71%). Par contre, ce relevé montre qu’au niveau du travail, environ 40% de la population suisse âgée de plus de 15 ans utilise régulièrement plusieurs langues. Dans le questionnaire, les individus sont invités à indiquer le nombre de langues qu’ils utilisent dans leur quotidien professionnel. La moyenne nationale du nombre de langues parlées est supérieure à 1 avec des indicateurs tels que 1.22 pour l’agriculture, 1.76 pour le monde de l’enseignement, de la culture et de la science et 2.03 dans les domaines du management, de l’administration, des banques ou des assurances (Christopher, 2018).

Mises en relations, ces deux études montrent qu’une partie de la population suisse utilise fréquemment plusieurs langues, mais ne se considère pas forcément comme plurilingue, ce qui pose la question de l’origine et de la définition du plurilinguisme en Suisse. Grin, Vallancourt et Sfreddo (2009) se sont intéressés à l’utilisation et à l’apport des langues dans les entreprises suisses. Ils concluent que le plurilinguisme est un élément clé pour la plupart des domaines de l’économie en Suisse, en particulier pour les secteurs des ventes et des achats. L’application d’un modèle quantitatif permet également aux auteurs de chiffrer l’apport du plurilinguisme au PIB suisse à 10%. Ils concluent que :

[…] la demande de collaborateurs plurilingues est deux fois moins sensible aux variations de salaire que celle de collaborateurs unilingues ; en simplifiant, on peut dire que les plurilingues sont deux fois plus indispensables aux entreprises […].

Grin, Vallancourt & Sfreddo (2009 :6)

Ces travaux sont probablement les premiers en Suisse qui permettent de chiffrer la plus-value du plurilinguisme sur le plan économique national.

Werlen (2018) présente l’évolution de la situation sociolinguistique de la Suisse alémanique depuis la création du pays en 1291. Si les trois cantons fondateurs, ainsi

24 Ce type de question est problématique puisqu’il induit une hiérarchie/concurrence entre les langues et ne prévoit pas de profils plurilingues, en tenant compte du principe de complémentarité (cf. Grosjean, 2016, cous-chapitre 1.2). De plus, la question de la maitrise de la langue (déjà évoquée au chapitre 1) pose des problèmes de définition (qu’est-ce que la maitrise d’une langue ?) et de mesure. Les questions

que les villes de Zürich, Lucerne et Berne qui ont suivi, étaient germanophones, nous ne connaissons pas les différences linguistiques qui existaient à cette période. En revanche, on sait que la ville de Fribourg a changé sa langue officielle (de l’allemand au français) lors de son entrée dans la Confédération au 15e siècle et que l’allemand standard était utilisé pour les écrits officiels. Selon Haas (2000), certaines traces écrites des dialectes apparaissent à partir du 16e siècle. Durant le 19e siècle, une partie de la bourgeoisie utilisait l’allemand standard, ce qui avait comme implication de scinder la Suisse entre les personnes qui parlaient et écrivaient l’allemand standard, et les personnes parlant leur dialecte. De nombreux ouvrages documentent les différences dialectales en Suisse (cf. notamment Christen, 1998 ; Christen, Glaser & Friedli, 2010 ou Hotzenköcherle, 1961) et mettent en avant une large différence nord-sud (schneje vs schnije ou gäärn vs gääre25) ainsi qu’une différence est-ouest plus difficile à expliquer (fliege vs flüüge26). Il semble délicat d’interpréter ces variations puisque les dialectes ne sont pas uniformes (il existe par exemple plusieurs variétés de dialecte bernois) et constamment en mouvement. Ajoutons encore que les dialectes suisses alémaniques, peut-être par opposition aux dialectes allemands, ne fonctionnent pas comme des sociolectes et sont présents dans toutes les couches sociales de la population. Ces éléments renforcent encore une fois l’idée complexe d’une Suisse multilingue, composée de nombreux territoires majoritairement monolingues qui, quant à eux, sont peuplés d’individus plurilingues (mais qui se considèrent souvent comme des individus monolingues, comme nous l’avons vu un peu plus tôt). Ferguson (1959) présente le terme de diglossie (qui sera repris et détaillé à la section 3.3.3), pour parler de l’utilisation de deux variétés d’une langue dans une société en fonction de différents contextes sociaux. Il cite notamment la Suisse comme un exemple dans lequel l’allemand standard est utilisé pour les situations écrites et officielles, et le dialecte pour les interactions orales du quotidien, bien que beaucoup d’individus parlant un ou plusieurs dialectes du suisse-allemand insisteront sur le fait que la situation est plus complexe que cela. Fishman (1967) la met en contraste avec la notion de bilinguisme dans laquelle deux langues sont présentes chez un individu, alors que la diglossie prévoit l’utilisation de deux langues dans une société. Nous pouvons alors retrouver

25 Le verbe « neiger » peut se traduire de différentes manières selon la région, notamment « schneje » ou « schnije ». Il en est de même du terme « volontiers » qui peut, entre autres, apparaitre sous a forme

« gäärn » ou « gääre ».

quatre variantes de ce modèle allant de l’absence de diglossie et de bilinguisme à des situations de diglossie et de bilinguisme (cf. figure 15).

Figure 15: Variantes possibles de bilinguisme et/ou diglossie issus de Fishman (1971)

Le quadrant du bas à droite implique l’absence de diglossie et de bilinguisme au niveau individuel, ce qui correspond à une société comportant une seule variété de langue et dans laquelle seule cette variété est parlée. Le cas opposé (quadrant du haut à gauche) implique l’utilisation de deux variétés de langues pour des fonctions distinctes dans une société et un bilinguisme individuel répandu dans ces deux variétés de langue. Les deux autres cas de figure impliquent soit une région monolingue avec la présence de deux variétés de cette langue (en bas à gauche), soit une région bilingue, sans la présence de variétés pour l’une ou l’autre de ces langues (en haut à droite). En Suisse, Werlen (1998) propose de ne pas parler de diglossie, considérant l’allemand standard et le dialecte comme des langues différentes. Cette vision n’est pas partagée par tous les scientifiques, comme nous le verrons un peu plus loin (section 3.3.3). Il indique aussi que les modèles présentés plus haut mettent de côté l’aspect sociolinguistique, notamment puisqu’ils se basent sur l’idée que tout individu maitrise les deux variétés de la langue. Nous verrons un peu plus loin (section 3.3.3)27 comment se traduit ce terme de diglossie dans le contexte de Biel/Bienne.

Pour conclure, nous relevons que la Suisse est un terrain riche en termes de variétés linguistiques et de contacts entre les langues. Non seulement plusieurs langues

27 Pour ce travail, nous considérons le suisse-allemand (et ses nombreuses déclinaisons) comme une variété de l’allemand standard pour des raisons linguistiques (standardisation de l’allemand au 17e siècle), politiques (distanciation de l’Allemagne) et sociales (identification aux dialectes, cf. notamment

bénéficient de statuts officiels, mais en plus, de nombreuses langues issues des populations migrantes sont présentes à tous les niveaux de la société. Ainsi, les pratiques langagières sont en constante évolution. Ceci implique que, comme Werlen (2018) le suggère, le domaine de la sociolinguistique doit être réactif et dynamique dans un paysage linguistique suisse qui sera encore amené à évoluer et à être questionné dans les prochaines années, notamment avec une augmentation du nombre d’enfants allophones à l’école obligatoire (cf. Dessemontet, 2015).