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La question de la participation semble être inévitable aujourd’hui si l’on s’intéresse à l’urbanisme. Face à des problématiques urbaines pressantes - densification, sortir du tout voiture, développement durable - la nécessité de penser la ville autrement est devenue une évidence. Jan Gehl, Jane Jacobs et d’autres encore, nous font peu à peu intégré l’idée de répondre aux besoins des gens et pas uniquement à ceux de la voiture, des flux ou de la

croissance. Pour prendre en compte l’opinion collective, on parle actuellement de participation, et avec la concertation elles sont de plus en plus exigées dans le cadre de projets publics2. Mais si des échelles pour qualifier la participation existent dans les sciences sociales, celle-ci ne définit pas encore une méthode pour “faire la ville ensemble“. Il est nécessaire de se demander à chaque fois qui participe ? de quelle manière ? et dans quels buts ?

Qu’on parle de participation, d’urbanisme tactique, autogéré ou généreux, d’anti-urbanisme, de nouveaux communs, d’action collaborative, d’urbanités libres, d’acupuncture urbaine, de handmade-urbanism ou de renouveau vernaculaire, le contexte actuel de l’expérimentation projectuelle et tout-à-fait passionnant. D’autant que le flou entourant encore aujourd’hui ces démarches “participatives“ permet d’arriver avec des idées nouvelles à tester, et malgré tout

« d’avoir l’air pseudo-sérieux en faisant des tours en charrette ! » (Copil, MH, 2018)

Qu’une poignée de personnes puissent faire la ville en demandant l’expertise de personne qui ne s’y “intéresse pas“ me semble incongru. « Collective rather than individual right since changing the city inevitably depends upon the exercise of a collective power over the process of urbanization » (rohit Shinkre, in Paquot, 2014).

L’ urbanisme, de plus en plus pluridisciplinaire et qui nécessite de nombreuses expertises (politique, juridique, urbaniste, architecture, ingénieur mobilité, environnement, etc.) reconnaît à présent l’expertise citoyenne. L’expertise d’années d’expérience dans l’“habiter“. Pourtant si l’intention est juste, cette “expertise“non intentionnelle s’exprime différemment et doit s’articuler d’une manière différente. L’expertise professionnelle a les compétences techniques.

L’expertise citoyenne consiste à habiter, un savoir-faire quotidien qui modèle son environnement [2] Un exemple à Genève avec la LGZD : Art. 5A

Echelle de participation selon G. Jouffroy et échelle de participation citoyenne de Arnstein, 1969

selon les moyens à disposition. Il ne s’agit pas d’intégrer ces deux approches, mais plutôt de les articuler. C’est ce que je vais tenter de défi nir dans ma première partie sur l’urbanisme immatériel.

Si l’on peine à trouver de nouvelles propositions à la participation c’est peut-être qu’on ne se pose pas la bonne question, ou que celle-ci se formule encore de façon imprécise ? La formulation du terme participation, et son utilisation, me semble être porteur de l’idée que ce sont les professionnels/institutions du “faire la ville”, qui ayant déterminé le temps, l’espace du projet et son programme, invitent la population/les citoyens/habitants, à venir participer. (Sans m’attarder ici sur les raisons utopiques ou politiques, les biais ou les mécanismes de ces procédures, car ce qui m’intéresse c’est le concept de participation.) N’est-ce pas cette dynamique entre professionnel et usager qui devrait être inversée ? Car

« nous sommes arrivés à une situation étonnante : l’impérative participation des habitants à la fabrique de leur ville est actée, inscrite dans la loi ! Ne devrions-nous pas plutôt nous poser la question de savoir comment nous, architectes, pouvons participer à la vie de la société, comment nous, pouvons-nous mettre au service de nos citoyens. Et comment, avec nos propres outils, nous pouvons contribuer à une construction collective. » (Collectif Etc in Paquot, 2012) Je souhaite ici renverser ce mouvement et considérer la participation du professionnel dans le projet d’usagers. Il s’agirait de « Tenter une « participation des architectes au territoire », plutôt que d’une participation habitante classique, renversant le postulat habituel » (Hallauer, 2017). Ne pas inviter l’habitant autour de la table pour participer au “projet », mais le rejoindre sur le terrain pour participer à la ville.

« Si vous ne faites pas partie de la solution, vous faites partie du problème » (Elridge Cleaver)3

« La société industrielle est la seule qui s’eff orce de faire de chaque citoyen un élément qu’il faut abriter et qui est donc dispensé du devoir de cette activité communautaire et sociale que j’appelle l’art d’habiter » (Illich, 2005, p.758). La manière dont on envisage la participation dépend de ce que l’on considère comme urbanisme, le bâti ou l’habiter.

Devisme parle de « l’informalité de la vie urbaine, qui comporte bien plus de ressources que de problèmes » et de « l’improvisation comme d’un art d’usagers » (Devisme, 2013, p. 38).

La ville est un terreau fertile de questions posées et de réponses proposées, les théories sont nombreuses et les initiatives le sont tout autant, elles s’alimentent souvent l’une l’autre. De là, le rôle de l’aménageur ne devrait-il pas être celui d’observer, de relever et de donner plus d’”espace» à ce que la ville (les habitants) d’elle-même fournit ? Un urbanisme à l’écoute qui prend son temps ? Sans cela, plutôt que de porter préjudice à l’équilibre fragile des villes, Jaime Lerner enjoint à « ne rien faire de toute urgence » (Lerner, 2007).

L’ADN de la ville en ce qu’elle est, fut et sera, se trouve dans ses rues. Il faut aller à son écoute, pas besoin de proposer des projets, les rues en sont pleines, ce sont la manifestation de besoins réels. Oublions les grandes stratégies, la fabrique de la ville est un dispositif essentiellement vivant et ouvert où l’expert attentif doit agir comme un guide pour soutenir des pratiques entravées et révéler des potentiels. L’expertise citoyenne s’exprime par son agir, la “Mauvaise Herbe?“ a voulu faire de même.) Les habitants font la ville

[3] Lors d’une conférence-débat sur la questi on de l’hébergement d’urgence (Urbanités, SIA, 2015 ), deux intervenants avaient soulever cett e problémati que qui m’avait beaucoup intéressée. En bref, pour l’un, l’ampleur de la tâche s’accroissait avec le nombre de réfugié ainsi que les diffi cultés liées au manque de moyen, en ce cas fi nancier. Alors que dans une autre approche plus collaborati ve, chaque individu représentait un potenti el qui alimentait, d’une certaine manière, les moyens en termes de compétences, pouvant être mise à contributi on pour trouver et mett re en place des soluti ons. Je voulais relever ici que la manière dont on envisage la parti cipati on dépend de ce que l’on considère comme urbanisme, le bâti ou l’habiter ?

quotidiennement avec, malgré ou contre les stratégies urbaines planifiées, mais sans habitant, la ville n’est pas ville.

Ce que je souhaite présenter avec la thématique de l’urbanisme immatériel, c’est que ce sont ces habitants qui font la ville de manière spontanée, sa fonction première étant d’être leur lieu d’habitat. La ville doit être le produit de ce savoir-vivre et non des « nombreux constructeurs qui sont constamment en train d’en modifier la structure pour des raisons que leur sont propres » (Lynch, 2005, p.2) William H. Whyte relevait comment souvent les carences dans la planification de l’espace public sont rattrapées par les vendeurs et les acteurs de rues. L’expression de

l’expertise citoyenne a peut-être une temporalité différente de celle de la planification ? Il y a une interinfluence entre les modes de vie et leur cadre. « The question of what kind of city we want cannot be divorced from the question of what kind of people we want to be » (David Harvey, The right to the city). Et nous avons dangereusement délégué à des tiers la modélisation de nos espaces urbains qui nous conditionnent. (Hallauer, 2017, p.43) Peut-on encore la subvertir par notre manière de l’approprier ?

« Ce ne sont pas les murs qui font la cité, mais les hommes » Platon

Même si ce n’est pas le sujet de ce mémoire (et que je souhaite éviter le débat !), ce thème à bien évidemment une portée politique. D’abord parce qu’il est impossible de parler d’espace public sans parler de politique et puis parce qu’il est à la fois un « espace » politique et un objet ou un outil politique. Le risque étant, suivant une tendance actuelle, de faire des espaces publics

« apolitisés ». C’est du moins ainsi que je perçois par exemple les quartiers du Flon et du Rôtillon à Lausanne, qui illustrent selon moi cette tendance. Ces « espaces publics » se rapprochent pour moi davantage de dispositifs de contrôle, visuel et d’usage. Ils sont lisses, n’offrent aucune accroche à l’appropriation, mise à part l’occupation des terrasses ou des commerces on ne peut pas faire grand-chose d’autre. Je suis sûre que l’usure créera des opportunités de porosité et que le consommateur pourra y redevenir citoyen. Mais ce n’est pas ainsi que j’aime à vivre et à concevoir la ville. Alors quelles sont les conditions d’appropriation de notre environnement ? Quels espaces habitons-nous réellement en ville ? L’urbanisme peut nous déposséder de notre statut de citoyen contre celui de consommateur, mais peut-il nous déposséder également de notre “art d’habiter“ où est-ce à travers lui, passivement ou activement, que nous récupérons notre milieu ?

« Dans un contexte de déprise urbaine qui la voit apparaître, la déprise d’œuvre répond à la maîtrise d’œuvre, par la quête du recouvrement des savoirs qu’aura révélé le vernaculaire : faire, laisser faire, faire faire. Nourrie d’improvisation, de processus et d’expérience (Zask, 2011), cette attitude affirme finalement le rôle de vecteur rhétorique et mobilisateur que joue le vernaculaire dans la réinvention de pratiques urbaines » (Hallauer, 2017, p.3)

L’interaction entre bâti et habiter peut s’exprimer par l’échelle. Dans ses projets, Gehl mesure la ville selon l’échelle humaine sur le plan de perception sensoriel et de rythme de déplacement, et non selon l’échelle de la voiture. Elle peut s’exprimer par les modes de gestion.

« Il devrait y avoir des manières de considérer l’espace public comme un commun et qu’il puisse être approprié par des groupes de personnes » (Copil, MH , 2018). Ou dans les techniques utiliser, c’est le savoir non docte dont, pour Ivan Illich, nous avons été dépossédés, qui nous met en relation avec notre environnement. En le comprenant d’abord, et le “réparant“ ensuite.

En même temps que l’architecture vernaculaire, nous avons aussi perdu le rapport à la main (Sennett, 2010), cette évidence du faire et du fait qui nous rend les choses familières. Cette intuition forgée dans la pratique et qui est plus rapide et parfois plus efficace que la pensée. Cette compréhension crée un lien entre celui qui la laissé la “trace“ et celui qui la lie ; et qui peut donc

intervenir à son tour en ajoutant la sienne ? D’un point de vue de la pratique, il y a une relation entre la main et la pensée, où le geste précède et déclenche la réflexion. Le « Collectif, Etc » introduit le travail de la main comme une des trois constituantes de leur travail avec la pratique du bricolage4, qui pour eux engendre ces propres mécanismes de réflexion (Chiappero, 2017, p.68).

L’idée soutenue à travers l’urbanisme immatériel repose sur une inversion dans la

conception même de la notion de participation. On peut en effet remettre en question le terme de “participation“ comme le fait Joëlle Zask qui lui oppose/propose celui de “contribution“

(Hallauer 2017, p.311 et Chiappero, 2017, p.55), ou encore le collectif Etc. qui lui préfère celui d“’implication“ (ibidem p.53). Zask, il me semble, rapproche davantage la participation du

« commun » que de l’outil institutionnel, qu’elle imagine fluctuant. Pour elle il y a trois aspects en jeu « prendre part, apporter une part et recevoir une part » (Chiappero, 2017, p.265). Il y a une relation importante entre le projet urbain et l’habitant, l’adaptation se fait et doit se faire dans les deux sens, la contribution permet de créer des liens. Je relève ici l’importance des interactions qui revient dans tous ces questionnements sur le “ faire la ville ensemble“.

Quand l’attention finit par se focaliser sur les formes (à la mode) que prennent ces vecteurs d’interaction, il délaisse les participants au profit d’une autorité qui peut ainsi facilement assimiler ces « subversions ». (Douay, 2016, p.12) Le “quoi“ est donc moins important que le

“comment“, et c’est aux habitants de l’imaginer selon leurs besoins, leurs envies et leurs moyens.

Un habitat se doit d’être en mouvement, multiple et chaotique. Ce chaos qui n’est pas désordre mais créatif « the kind out of what life evolves » (rohit Shinkre, in Paquot, 2014). Car cette complexité, pourtant acceptée et largement développée en théorie semble pourtant niée dans la recherche de la solution technique.

Lucien Kroll nous dit que « l’architecte ne devrait pas chercher à inventer, mais seulement à être à l’écoute de la complexité ». J’ai souvent entendu comparer le travail de l’architecte urbaniste à celui du chef d’orchestre (Claude, 1989). Imaginons un orchestre alors, celui-ci n’a pas besoin d’un chef d’orchestre pour jouer. Les musiciens peuvent jouer de toute façon, alors que le chef d’orchestre, même en écoutant tout le monde, n’a pas les moyens de reproduire seul la musique. Par contre, il est à l’écoute, donne la voix, pacifie, organise et fait émerger l’harmonie de la cacophonie. C’est cette vision du rôle de l’urbaniste que je souhaite suivre et développer : un chef d’orchestre qui participe de la musique qui préexiste.

[4] Les deux autre sont la construction en résidence, qui impose un changement de posture, et la construction éphémère, pour les possibilités d’expérimentation qu’elle offre.