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3.1 Interprétation simultanée : aspects cognitifs

La pratique de l'interprétation demande un effort cognitif important, comme en témoignent des interprètes expérimentés (communication orale) et, comme l'explique notamment Gile (1995), l'interprète en simultanée se trouve en permanence dans une situation de « corde tendue » entre les différentes activités de l'interprétation. Gile décrit ce processus comme une tension entre la capacité d'analyse requise (influencée par les caractéristiques du discours, la qualité des données d’entrée audio, etc.) et la capacité disponible (influencée par les conditions de l'interprète telles que la préparation, l'état physique, l'expérience, etc.). La capacité disponible est fixe à un moment donné, tandis que la capacité requise est variable. Les opérations de l'interprétation simultanée (IS), toujours d'après Gile, peuvent être décomposées comme suit :

IS = E (écoute) + P (production) + M (mémorisation) + C (coordination et gestion de l'effort entre E, P et M)

et, autant que possible, la condition suivante doit être remplie :

Capacité d'analyse requise < Capacité disponible

Illustration 3: hypothèses C1-C2 et critères d'évaluation des résultats

L'IS est donc une tâche faisant entrer en jeu plusieurs processus cognitifs et psycholinguistiques en même temps, et un mécanisme efficace de partage de l'attention entre ces processus est nécessaire (Gerver, 1975).

En outre, la mémoire peut être modélisée comme l'association d'une mémoire à court terme (et mémoire de travail pour le stockage temporaire des informations) et d'une mémoire à long terme. La mémoire à long terme est elle-même subdivisée en une mémoire explicite ou consciente (ce que l'on sait, ce que l'on a appris) et une mémoire implicite (comment faire ce que l'on sait faire, par exemple comment agencer les mots d'une phrase dans la langue maternelle ; Moser-Mercer et coll., 1997).

Certains éléments du discours peuvent poser problème, car ils augmentent la demande de capacité de traitement (tandis que la capacité disponible reste stable) ou sont non redondants, et entraîner des pertes d'information. Ce sont les déclencheurs de problèmes. Gile (1995) les subdivise en deux catégories :

- d'une part, les déclencheurs qui font augmenter la capacité d'analyse requise (D1) : c'est le cas des discours denses (hausse de capacité requise pour E et P), d'une mauvaise qualité de l'audio (hausse pour E), des concepts ou termes techniques (hausse pour E et P), des noms propres (hausse pour M et P), des fortes différences syntaxiques entres langues de départ et d'arrivée (hausse pour M) ;

- d'autre part, les déclencheurs susceptibles d'être perdus car il sont non redondants et n'ont pas de sens propre (D2) : chiffres/nombres, acronymes, noms de personnes/techniques, éléments courts.

La deuxième catégorie de déclencheurs (D2) est très fréquemment rencontrée dans les conférences médicales, ainsi que certains déclencheurs de la première catégorie intéressants pour le cas d'un discours médical (D1i), tels que les noms propres et de techniques (Ruiz Rosendo, 2009). Ces informations ne peuvent pas être récupérées en faisant appel à la mémoire à long terme (ce ne sont ni des informations apprises consciemment, ni des informations déductibles à partir de règles intériorisées) et sont perdues si elles n'ont pas été entendues ou retenues dans la mémoire de travail (Baddeley et Hitch, 1974 ; Pinochi, 2009). Or, ces informations sont aussi celles que les auditeurs considèrent comme les plus importantes (Meak, 1983). La détérioration potentielle de la qualité de l'interprétation ne passe donc pas inaperçue pour l'auditeur (Gile, 1995). On notera cependant que, dans le cadre de la préparation d'une conférence médicale, l'interprète peut apprendre consciemment certaines données chiffrées ou informations générales concernant des termes techniques (par exemple, l'ordre de grandeur des chiffres fournis par un appareil de mesure, les unités utilisées en ophtalmologie, etc.) (communication orale, Ruiz Rosendo).

Par ailleurs, pour la phase E (qui inclue la compréhension), des recherches semblent indiquer que

celle-ci se subdivise en plusieurs étapes, dont l'activation d'un lexique préenregistré (connaissances

lexicales préalables) et la sélection du terme le plus probable (Riccardi, 2000). La question de savoir si

le contexte aide ou non pour la sélection du terme correct n'est pas totalement tranchée. On peut cependant noter que, dans le cas d'un discours médical, l'activation du lexique préenregistré est probablement faible pour les éléments clés du discours : chiffres, données brutes ou termes techniques (Meak, 1983). En effet, ces éléments ne font pas partie du lexique habituel de l'interprète et sont, au mieux, rarement utilisés, donc difficiles à réactiver – selon le modèle gravitationnel de Gile (1995).

Par ailleurs, quelle que soit l'importance du contexte en général, la sélection du terme le plus probable est difficile pour les éléments tels que données, chiffres, termes techniques, qui doivent être entendus dans leur intégralité sans possibilité de reconstitution de l'information (Pinocchi, 2009). Enfin, un mécanisme dit « de suppression articulatoire » implique qu'entendre des mots ou des fragments cours de discours tout en parlant fait diminuer la mémorisation de ces mots ou fragments courts. En IS, la conséquence de ce mécanisme est la difficulté à retenir longtemps des informations sans contexte telles que chiffres, noms de techniques, dates (Christoffels, 2004). Du point de vue de la pratique réelle, enfin, la plupart des informations manquantes dans les IS concernent les discours très denses et les chiffres, noms, dates, données (Setton, 2001 ; Pinocchi, 2009). Tous ces éléments peuvent donc faire penser que la disponibilité du texte est une aide pour l'IS d'un discours médical (hypothèse B).

Il est intéressant de noter que la prononciation de la langue utilisée par l'orateur (natif ou non natif) est le plus souvent associée à un déclencheur (Sabatini, 2000), mais une étude (non reproduite) n'a pas permis de noter d'effet remarquable sur la difficulté de l'IS (Sandrelli et Jerez, 2007).

Anderson (1994) a suggéré que la difficulté principale de l'IS se situe à l'étape de reformulation, et non dans le changement de langue. Son étude démontrait en effet que le décalage observé était le même lorsque l'on demandait aux sujets de reformuler en simultanée dans la même langue que celle de départ ou d'interpréter vers une autre langue. Si cette affirmation est correcte et si, dans une IS d'une conférence médicale, les déclencheurs principaux sont les D1i et les D2, alors il est raisonnable de penser que la difficulté pour l'interprète sera fortement réduite s'il dispose de ces éléments sous forme écrite, étant donné que ces éléments ne nécessitent aucun changement de langue, quasiment aucune reformulation, mais sont parfois mal entendus (hypothèse B). On notera cependant que, si le terme lui-même ne nécessite pas ou peu de reformulation, la collocation au sein de laquelle il s'insère peut elle être différente dans les différentes langues.

3.2 Déclencheurs de problème et stratégies d'adaptation

Face aux déclencheurs de problèmes (ci-après, « déclencheurs »), l'interprète peut mettre en

œuvre des stratégies d'adaptation (coping strategies) (Gile, 1995). L'anticipation linguistique est

particulièrement utile et praticable pour des couples de langues à la syntaxe très différente ou pour des

discours oratoires ou rhétoriques. Elle permet de diminuer la demande d'attention pour E et P. Elle est

moins praticable pour un discours médical dont le cœur est constitué par des données brutes (chiffres,

unités, techniques). L'anticipation extralinguistique consiste quant à elle à connaître le contexte du

discours et à savoir où l'orateur cherche à amener son auditoire. Elle permet de diminuer la demande

pour E. D'autres stratégies possibles sont l'utilisation d'hyperonymes pour faire baisser la demande de M et P, mais cette stratégie est risquée dans le domaine médical (« vaisseau » ne peut pas forcément être utilisé à la place d' « artère » ou « veine », par exemple, si l'orateur décrit une opération chirurgicale), ou le transcodage et la naturalisation d'un terme technique, c'est-à-dire le fait de prononcer un terme de la langue source selon les règles phonétiques de la langue cible, stratégie pouvant être utile si le terme source est dans une langue facilement comprise par les auditeurs ou lorsque l'intercompréhension est possible entre spécialistes (Ruiz Rosendo, 2009).

Dans le cas d'une IS avec texte, la disponibilité d'une trace écrite du discours permet de réduire la demande pour M. De plus, avoir une trace écrite des déclencheurs D2 ou D1i permet de diminuer la demande pour M et P. De fait, Lamberger-Felber (2001) a pu démontrer une baisse des erreurs ou omissions de chiffres et noms propres lorsque 12 participants interprétaient un discours en ayant le manuscrit en cabine (par rapport à l'interprétation sans manuscrit). Cependant, le risque de calques ou d'interférence linguistique entre les langues source et cible augmente, et la reformulation peut être moins libre (Garwood, 2000 ; Gile, 1995). Une stratégie à mettre en œuvre en IS avec texte est la gestion de l'attention entre le texte et le discours réel de l'orateur. De plus, dans le cas d'une présentation d'un tableau statistique ou d'une vidéo, l'interprète doit être synchronisé avec l'orateur.

Dans cette situation, le texte constitue une aide pour les chiffres, dates, noms propres ou termes techniques mais, si le texte n'a pas été fourni à l'avance, l'interprète se retrouve en situation de faire à la fois de l'IS et de la traduction à vue, ce qui peut causer une division de l'attention (voir paragraphe ci-après) (Cammoun, 2009 ; Garzone et Viezzi, 2000). La division de l'attention accroît la demande de capacité de traitement de l'information et donc la difficulté de l'interprétation, d'autant plus si l'orateur ne suit pas parfaitement l'ordre du texte.

Cooper (1998) signale de son côté que la mémoire de travail est subdivisée en parties dédiées à l'analyse de différentes catégories d'entrées (visuelle ou orale, par exemple). Il serait donc possible, dans une certaine mesure, d'augmenter la capacité cognitive en activant simultanément plusieurs canaux sensoriels et d'améliorer les capacités de rétention d'informations lors de l'apprentissage. Cela laisse donc penser qu'interpréter un discours oral en présence d'un visuel augmenterait la capacité cognitive disponible pour l'interprète, réduisant en conséquence la difficulté perçue ou réelle.

Cependant, le même canal ne doit pas être stimulé de deux façons différentes (par exemple, un graphique et un texte), sinon un effet de division de l'attention est observé et la charge cognitive requise pour la rétention d'information augmente. Il était donc intéressant de vérifier si la présence de deux éléments visuels représentant les mêmes informations constitue une aide ou un déclencheur pour l'interprète (hypothèse C).

3.3 Spécificités d'une conférence médicale : informations essentielles et contexte de communication

Dans le présent mémoire, on s'intéressait au point de vue de l'interprète, mais on a vérifié le taux

d’erreurs ou d'omissions pour les aspects qui sont par ailleurs les plus importants pour l'utilisateur

final. En effet, il convient que les interprètes connaissent leurs difficultés sur les points les plus fondamentaux pour les auditeurs et développent des stratégies d'adaptation. Ces dernières permettraient de fournir aux auditeurs une interprétation de la qualité attendue et d'améliorer leur satisfaction professionnelle (Collado Ais, 1998). Les données brutes sont les plus importantes pour les utilisateurs finals de l'IS d'une conférence médicale (Meak, 1983 ; Collado Ais, 1998) et ce sont aussi celles qui sont le plus souvent manquantes dans une IS (Setton, 2001). Il est donc raisonnable de tester l'aide que représente la présence du texte pour ces éléments de discours (hypothèse B).

Le langage médical est caractérisé par plusieurs éléments. C'est une langue de spécialité apprise consciemment par ses locuteurs (un groupe restreint de spécialistes) et utilisée uniquement dans le cadre de la médecine. Cette langue est composée d'éléments intégrés dans le langage général (les règles de grammaire ou syntaxe ne changent pas, à l'exception de quelques termes changeant de genre grammatical – « un/une enzyme » – et de quelques structures syntaxiques propres à la phraséologie médicale – « une infection à virus Ebola »). Dans une certaine mesure, les spécialistes peuvent se comprendre sans parler la même langue (cas d’intercompréhension). La terminologie est spécifique, devrait être précise (un concept pour un terme) mais n'est souvent pas si rigoureuse, les adverbes ou adjectifs qualificatifs sont rares, tout comme les références culturelles, les sous-entendus ou les figures rhétoriques. Enfin les acronymes, sigles et éponymes sont légion (Ruiz Rosendo, 2009).

La communication entre spécialistes peut prendre plusieurs formes, écrites ou orales : les articles, les séminaires et ateliers, les formations, les conférences (allocutions) de colloques ou de congrès (Ruiz Rosendo, 2009). Le lexique utilisé dans les conférences est choisi avec précision et les interventions sont planifiées (les discours sont donc cohérents, souvent denses et il s'agit parfois de textes oralisés). La difficulté de ces interventions ne réside donc pas dans un manque de logique ou d'objectif de l'orateur (Ruiz Rosendo, 2009).

Les supports visuels disponibles pour l'interprète sont de deux types : les supports internes (en cabine) et les supports externes (appuis visuels présentés par l'orateur, par exemple une vidéo commentée ou une diapositive). Ces derniers peuvent être utiles pour l'interprète, pour deux raisons : d'une part, le discours de l'orateur est plus naturel lorsqu'il décrit le support, d'autre part, l'interprète peut s'appuyer sur l'information visuelle disponible (Ruiz Rosendo, 2009) (hypothèse A).

L'on pouvait cependant s'interroger sur les caractéristiques du support qui constituent une aide ou

au contraire une difficulté pour l'interprète. En effet, si l'on prend en compte le risque de l'effet de

division de l'attention, il est possible, par exemple, qu'une diapositive montrant un tableau de

statistiques constitue une aide pour l'interprète (qui lit les données en même temps que l'orateur), mais

que les mêmes informations présentées sous forme de diagramme constituent une difficulté (car

l'interprète doit analyser le diagramme et suivre l'orateur en même temps). De même, les images

devraient permettre d’aider à interpréter des descriptions (hypothèse A).

3.4 Simultanée avec texte : choix du texte et des déclencheurs

De nombreux supports peuvent être utilisés en IS avec texte : documents dactylographiés, de taille et police variables, manuscrits, diapositives, etc. (Carrion Valencia et Bismuth Niouky, 2001). Le support utilisé comme « texte » dans le présent mémoire était une présentation de diapositives (support fréquent en conférence) présentant des données statistiques (chiffres/unités) ou des description de photographies médicales. L'avantage de ces éléments était qu'ils fournissaient une possibilité d'analyse binaire (information correcte ou fausse/absente). Le choix de tester ces données était aussi appuyé par Meak (1983), qui présente les résultats d'une enquête auprès d'utilisateurs d'IS d'ou il émerge que les informations les plus importantes pour eux sont les chiffres et données brutes, la conclusion générale du discours, les exemples les plus importants, la lecture du titre et du contenu d'un tableau/graphique au même rythme que l'orateur, les informations techniques lors de la description d'une image ou vidéo, certaines abréviations.

3.5 Intérêt de la question d'étude

La présente étude devrait permettre de mieux cerner le lien entre présence du texte et qualité de

l'interprétation lors d'une IS de conférence médicale, notamment pour les déclencheurs que sont les

chiffres/unités et noms de techniques/noms propres. L'étude devrait par ailleurs permettre de vérifier

l'incidence du support proposé sur la perception de difficulté par les interprètes, selon sa disponibilité

et selon le type de support.

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